4.2.2. Paramètres locaux

La situation du haut plateau de la région du Pilat montre que la proximité avec une ville ne suffit pas, à elle seule, à prédire le nombre des différents locuteurs. La situation linguistique du village de Planfoy (n° 6) ou de celui de Tarentaise (n° 10) s’apparente à celle qui existe dans le village de Marlhes (n° 23) : la région formée par la plupart de ces localités est celle où la vitalité du patois est la plus grande. Pourtant, quelques communes qui sont relativement éloignées de Saint-Etienne (n° 1) connaissent une situation plus dégradée.

Le Bessat (n° 11) est, de longue date, un village où les Stéphanois aiment se rendre pour profiter des charmes de la campagne : cette tendance s’est encore accrue avec l’aide du Parc Naturel Régional du Pilat qui a facilité le développement du tourisme (randonnées, ski, VTT). Le Bessat a beaucoup perdu de son caractère rural et la localité est devenue un village tourné vers le tourisme. Dans un premier temps, je n’ai pas réussi à trouver de témoins pour l’enquête linguistique au Bessat (bien qu’il existe encore quelques bons patoisants), et c’est le seul village où l’on m’a suggéré qu’il faudrait peut-être rétribuer les locuteurs57. Au pied du Bessat, à moins de trois kilomètres, le village de Tarentaise (n° 10) essaie lui aussi de profiter des mannes du tourisme, mais la sociologie du village a été moins modifiée. Je n’ai eu aucun mal à trouver des témoins : le maire a même accepté de nous prêter régulièrement une salle de réunion, ce qui peut être un indice de l’intérêt qu’une commune peut trouver à ce genre d’activité.

Les conditions d’enquêtes ont été identiques à Planfoy (n° 6 ; l’enquête linguistique s’est déroulée à la mairie avec quatre témoins en général), alors qu’à Saint-Genest-Malifaux (n° 13), gros bourg plus éloigné de Saint-Etienne (n° 1) que le village de Planfoy (n° 6), les deux jeunes secrétaires de mairie, dont l’une était pourtant originaire de la commune, m’ont affirmé que le patois n’était plus parlé depuis longtemps et que je ne pourrai pas trouver de témoins. Les indications des témoins des villages voisins et des membres de ma famille m’ont permis de réunir à plusieurs reprises quelques témoins au domicile de l’un d’eux, et j’ai rencontré plusieurs fois une femme âgée qui appartient à ma famille éloignée. D’autres personnes encore auraient pu être de bonnes informatrices pour l’enquête linguistique. Pourtant, sans avoir pu être exhaustif, j’ai l’assurance que le nombre de locuteurs dans cette commune est assez faible, non seulement en proportion de l’effectif total de la commune58, mais également en nombre absolu. Ce nombre est, par exemple, nettement plus faible qu’à Marlhes (n° 23), village dont l’effectif de la population autochtone est pourtant inférieur à celui de Saint-Genest-Malifaux. Cet écart s’explique en partie par la proportion autrefois élevée d’ateliers de tissage, par le statut administratif de Saint-Genest, chef-lieu de canton, par l’existence d’une école secondaire qui attirait les enfants des communes des environs, par les relations plus étroites que le bourg entretenait avec Saint-Etienne (n° 1).

A ces explications concrètes s’ajoute un facteur difficilement quantifiable, a priori peu scientifique, bien qu’il puisse découler des arguments précédents : la "mentalité locale", terme que je dois à mes témoins. Certains habitants de la commune, surtout ceux d’origine paysanne, décrivent Saint-Genest-Malifaux comme une ville fière, hautaine, prétentieuse, "qui veut imiter la ville", et j’ai systématiquement entendu ces qualificatifs dans tous les villages voisins : cette réputation est d’ailleurs très ancienne. Bien que délicat, ce concept de "mentalité locale" semble jouer un véritable rôle : une de ces manifestations les plus notables est l’interdit absolu de prononcer un seul mot de patois dans un lieu public, rue ou place du village, café, que beaucoup de locuteurs s’imposent de peur de se sentir ridicule, de paraître "arriéré". Nulle part ailleurs je n’ai rencontré, à un degré aussi poussé et d’une manière aussi explicite, une telle auto-censure dans l’usage du patois. La situation linguistique de Saint-Genest-Malifaux (n° 13), pourrait être rapprochée, malgré la différence d’échelle, de celle d’Annonay ou même de Saint-Etienne : cette localité ne peut toutefois pas être considérée comme totalement francisée, et elle n’a pas exercé de rôle francisateur sur les communes voisines59 : le jugement négatif des habitants des communes voisines ne montre pas beaucoup de bienveillance à son endroit.

D’autres exceptions à la tendance qui voudrait que plus on s’éloigne d’une zone francisée, plus le patois soit vivant, peuvent également s’expliquer par d’autres spécificités locales. A Vinzieux (n° 17), mon seul témoin était un ancien paysan célibataire de 69 ans. Il semblait être le dernier du village à pouvoir encore s’exprimer en patois. Encore n’était-il qu’un locuteur tardif, ayant appris le patois après la petite enfance. Sa grand-mère qui habitait avec lui et ses parents, était originaire de Lyon. Elle avait une très piètre image du patois, et elle refusait que ses parents et ses grands-parents maternels s’expriment en patois à la maison. Le témoin n’a pas entendu parler patois pendant ses premières années, et il n’a commencé à le parler qu’à l’adolescence. Le faible nombre de locuteurs dans cette commune pourtant assez éloignée d’Annonay et de la vallée du Rhône (le patois est beaucoup plus vivant dans des villages voisins pourtant plus proches de ces zones francisées, comme Peaugres (n° 28), Brossainc (n° 16), Félines (n° 21)...) paraît pouvoir s’expliquer par le rôle d’une religieuse qui a enseigné dans cette commune pendant de longues années avant et après la seconde Guerre Mondiale. Ce personnage important du village possédait un caractère très autoritaire dont la réputation s’est étendue bien au delà des frontières de la commune (à Serrières (n° 22), par exemple, on m'a parlé de son "mauvais caractère"). Elle menait une guerre sans merci contre le patois, non seulement à l’intérieur des murs de l’école mais également dans le village, et elle a terrorisé des générations d’enfants et même de parents.

A l’inverse, mais dans une moindre mesure semble-t-il, un fort sentiment de cohésion entre les villageois, des liens sociaux et amicaux puissants entre les habitants favorisent un maintien du patois, ou au moins un plus fort intérêt pour la langue vernaculaire. C’est le cas de villages comme Andance (n° 35), Peaugres (n° 28), Marlhes (n° 23), La Versanne (n° 20) ou Jonzieux (n° 19) par exemple. Les localités où les enquêtes se sont déroulées dans un lieu public appartiennent souvent à cette catégorie de communauté : les témoins ne redoutaient pas que l’on puisse savoir qu’ils parlaient patois et les autorités locales se montraient coopératives et apportaient leur soutien.

Notes
57.

J.-Cl. Bouvier, dans "Les paysans drômois devant les parlers locaux", évoque l’enquête que C. Martel a effectuée à Saint-Tropez pour l’Atlas Linguistique de Provence : dans cette commune pourtant submergée par le tourisme durant les mois d’été, "le parler local et aussi les coutumes locales y étaient encore très vivants, plus vivants même que dans d’autres localités de la côte au nom moins prestigieux", ce maintien s’expliquant par une volonté de préserver l’identité locale face à "l’ouragan touristique de l’été" (Bouvier 1973, p. 233). Au contraire, la commune du Bessat (n° 11), toute proportion gardée, semble succomber sans combattre.

58.

Saint-Genest-Malifaux était, il y a quelques années, l’agglomération du département de la Loire qui avait connu le taux le plus élevé d’implantation de maisons individuelles sur son territoire.

59.

Saint-Genest-Malifaux a toutefois exercé une influence françisante sur certains habitants des villages voisins, comme par exemple les personnes qui devaient s’y rendre souvent, ou surtout auprès les enfants scolarisés à l’école secondaire.