4.3. Evaluation de la proportion de dialectophones dans la région du Pilat

La mise en corrélation des variables sociologiques et géographiques avec la population dialectophone permet de commencer à ébaucher le tableau de la situation linguistique qui règne dans la région du Pilat. Un premier aspect de cette situation, important pour essayer de préciser l’état actuel de la communauté linguistique dialectophone - même si nous verrons qu’il n’est pas suffisant - peut maintenant être appréhendé : le nombre de patoisants. La proportion de bilingues français / patois (quel que soit le niveau de leurs compétences) par rapport à l’ensemble de la population de la région du Pilat ne peut toutefois pas être comptabilisé très exactement : les données statistiques (pyramide des âges, taux de personnes d’origine étrangère à la région, répartition des différentes catégories professionnelles, répartition des sexes...) sur ce domaine dont les limites ont été tracées d’après des critères linguistiques, n’existent pas. Ce type de données n’est disponible, ou n'est assez facile à recueillir, que pour des domaines d’enquête relativement petits (un village par exemple), ou très homogènes (ce qui n’est pas le cas de la région du Pilat), ou qui correspondent à une entité administrative (comme un département)61. Des enquêtes spécifiques seraient nécessaires pour obtenir les données sociologiques correspondant à d’autres types d’espaces géographiques. Une telle enquête était inenvisageable dans la région du Pilat : seul le recueil d’informations statistiquement fiables, c'est-à-dire à partir d'un échantillon représentatif de la population, sur les caractéristiques des communes qui composent notre région auraient eu un sens. Des données portant sur l’ensemble du domaine n’auraient pas permis de saisir l’influence de paramètres locaux ou la variation du nombre de dialectophones entre les différentes parties qui composent notre région.

Même si les particularités sociologiques exactes de la région du Pilat ne sont pas connues, les principales caractéristiques des différents locuteurs permettent d’évaluer, par communes plutôt qu’à l’échelle de l’ensemble du domaine, la proportion des patoisants. Cette proportion dépend, pour l’essentiel, du degré de proximité avec une zone francisée de longue date (Annonay, Saint-Etienne, vallée du Rhône) et de l’évolution de l’importance de ces contacts : longtemps restés faibles entre Saint-Etienne (n° 1) et les communes du haut plateau, ils étaient plus anciens et plus nombreux entre les villages du plateau intermédiaire et Annonay, les villages de la vallée du Rhône - ou du moins un partie de leurs population - étant francisés très tôt. Le pourcentage d’agriculteurs, et plus généralement de personnes dont l’activité professionnelle était liée à l’agriculture, est également un facteur important. La proportion de la population d’origine autochtone est également un paramètre dont on a vu qu’il ne jouait pas seulement sur la proportion de patoisants parmi les habitants d’une commune, mais aussi sur le nombre absolu de ces locuteurs. L’effectif des patoisants dépend également de la force du sentiment d'identité locale à l’intérieur d’un village. Au niveau de la commune, on peut également relever l’écart souvent assez net qui peut exister entre le coeur du village et les hameaux ou les fermes isolées. Enfin, à une échelle au contraire plus large, le nombre de patoisants semble être plus important au sud de la région du Pilat.

Le taux de bilinguisme est un des facteurs servant à définir une situation diglossique. La population bilingue français / patois représente aujourd'hui une minorité dans la région du Pilat62. Dans les régions les plus francisées, l'effectif de cette population est même très faible : nous avons vu qu'il ne reste, à Serrières (n° 22), qu'un seul patoisant, et les personnes capables de comprendre le patois sont au plus quelques dizaines (sur une population de 1200 habitants environ). La situation de Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8) est assez semblable : je n'ai pas trouvé de bon locuteur dans cette localité. Limony (n° 18) et Champagne (n° 31) présentent une situation comparable à celle de Serrières : il ne subsistait, au moment des enquêtes, qu'à peine une dizaine de locuteurs relativement compétents, et leur moyenne d'âge élevée laisse présager qu'ils sont aujourd'hui très peu nombreux. Dans les parties du domaine où le patois est relativement vivant, l'effectif total des patoisants est moins faible mais il s'avère cependant peu important. Les locuteurs se recrutent presque exclusivement chez les personnes âgées de plus de 40 ans, et une partie de cette population seulement est concernée, puisqu'elle est composée essentiellement de personnes originaires de la région, parmi lesquelles plus d’hommes que de femmes, surtout d'agriculteurs... De plus, si l'on considère les personnes capables de s'exprimer en patois, l'effectif est encore plus restreint : l'âge minimum de cette sous-partie des patoisants est de 60 ans environ. Dans un article publié en 1988, G. Tuaillon avançait le chiffre de 5 000 locuteurs du francoprovençal dans le département de la Loire (Tuaillon 1988a, p. 204). Il ne comptabilise, dans cette évaluation, que les dialectophones possédant une (bonne) compétence active du francoprovençal. Si l’on devait risquer un chiffre pour la sous partie de la région francoprovençale du Pilat située à l’extrémité sud la Loire, on pourrait, avec une marge d’imprécision très importante, évaluer les "bons" patoisants à quelques centaines au plus. Pour l'ensemble de la région du Pilat, le nombre total doit être inférieur à 3000 (moins de 5% des habitants, en ne prenant pas en compte la population des villes d'Annonay et de Saint-Etienne).

La figure 1. permet de visualiser sous forme schématique la proportion des locuteurs traditionnels dans les trois sous-parties de la région du Pilat, ainsi que l'âge de ces patoisants. Les pourcentages indiqués sont les résultats d'une "évaluation à coefficient d'erreur élevé" pour reprendre l'expression de G. Tuaillon à propos du nombre de personnes parlant francoprovençal (Tuaillon 1988a, p. 204). En raison de l'âge moyen des patoisants, ces pourcentages sont amenés à décroître rapidement.

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Ces estimations de la proportion maximum de locuteurs bilingues montrent que, dans la situation diglossique que connaît la région du Pilat, la langue dominée est aujourd’hui dans une position très précaire. Mais une telle proportion n’est qu’un aspect dans la description d’une situation diglossique : une proportion faible de locuteurs d'une langue minoritaire dans une communauté donnée peut être compensée par l’âge de ces locuteurs. Or la composition de cette population indique, notamment, que la transmission de la langue locale semble totalement interrompue.

Certaines des caractéristiques des locuteurs dialectophones et de leur répartition dans le domaine étudié ne sont pas spécifiques à la région du Pilat. La proportion de locuteurs des langues régionales en France est presque toujours plus importante dans les tranches d’âge les plus élevées63. Les situations où la majorité des enfants non encore scolarisés sont unilingues dans une langue régionale sont de plus en plus rares. Elles sont encore signalées, par exemple, par B. Pottier en 1968 à propos des langues bretonne, alsacienne ou basque (Pottier 1968, p. 1152), ou par G. Taverdet en 1973 en Bresse et dans le Morvan (dialecte d’oïl, Taverdet 1973, p. 321-322), mais une enquête de l’Institut National d’Etudes Démographiques portant sur l’usage des diverses langues parlées en France (Populations et Sociétés, "L’unification linguistique de la France", 1993) montrait qu’en 1993 ces situations d'unilinguisme en langue régionale des jeunes enfants devaient être très limitées, puisque seulement 0,5% des parents64 parlaient habituellement un des dialectes gallo-romans à leurs enfants (pour les langues non romanes, le chiffre atteignait 4%). La courbe du nombre de locuteurs d’une langue régionale croît donc presque toujours avec l’âge en France métropolitaine. Toutefois, des irrégularités dans cette augmentation apparaissent pour le basque ou le breton65, et sans doute l’occitan : l’enseignement d’une langue régionale conduit parfois à un schéma moins classique. On peut observer une augmentation, souvent limitée, auprès des générations qui ont profité de cet enseignement, puis un creux auprès des générations intermédiaires, et enfin un hausse importante pour les plus anciennes générations, qui correspond à la situation habituellement décrite. La région du Pilat ne connaît pas cette courbe atypique du nombre de locuteurs en fonction de l'âge : la transmission maternelle est interrompue et la transmission scolaire est, nous le verrons, pratiquement inexistante.

On observe, dans la région du Pilat, un certain écart entre le nombre de locuteurs et le nombre de locutrices du patois. Quel a été, en France, le comportement respectif des hommes et des femmes face à la francisation ? A première vue, la consultation des diverses sources possibles d'information sur ce sujet montrent des résultats contradictoires : tantôt les femmes semblent être plus fréquemment locutrices des diverses langues régionales, tantôt les hommes sont les plus nombreux à parler une des langues locales. Mais en prenant en compte la date des observations et la tranche d’âge où les femmes sont les plus nombreuses -en général les générations les plus âgées- on s’aperçoit que les situations où les femmes parlent plus la langue locale que les hommes remontent aux époques, dont les dates diffèrent selon les régions, où l’accès au français était inégalitaire entre les hommes et les femmes (les garçons étaient plus fréquemment scolarisés, moins sédentaires, quittaient leur village pour effectuer le service national...). Il semble que, dès que les femmes ont pu apprendre la langue nationale, elles aient, plus que les hommes, abandonné la langue régionale et propagé, auprès de leurs enfants, le français. Cette tendance, qui paraît assez générale (voir par exemple Pottier 1968, p. 1152-1153), a été signalée dans les régions proches de la région du Pilat (cf. Vurpas 1988, p. 208 ; Hadjadj 1983 ; Bouvier 1973, p. 234, note 11...)66.

La plupart des facteurs géographiques qui influent sur la vitalité du patois dans notre domaine sont également relevés très souvent dans les diverses études dialectologiques. La diffusion progressive du français, à partir de Paris, s'est en général faite par l'intermédiaire des villes de taille importantes et le long des grandes voies de communication (cf. Pottier 1968, p. 1149, qui cite, parmi d'autres régions "rapidement francisées", "les villes de la vallée du Rhône"67 ; les chercheurs ayant travaillé sur les régions voisines signalent tous le rôle de ces deux paramètres, dont l'importance dépend de la géographie du domaine étudié). La région du Pilat a subi ces deux influences, par l'intermédiaire de Saint-Etienne et d'Annonay, d'une part, et par la vallée du Rhône d'autre part. La vitalité plus forte des dialectes dans les localités peu importantes, et le conservatisme des régions montagneuses ou à l'habitat dispersé68 sont également des traits communs aux diverses langues régionales de France. Un afflux massif de population exerce très souvent un rôle négatif sur la vitalité d'une langue régionale, que cet apport de population soit définitif ou qu'il ne concerne que les périodes de vacances. L'essentiel des locuteurs des langues régionales appartient donc à la population rurale, ce qui explique le choix, préférentiel ou imposé par les faits, de témoins issus surtout du monde agricole, pour les enquêtes dialectologiques les plus récentes tout au moins.

Ces différents paramètres communs à de nombreuses régions françaises dessinent des tendances générales. Mais une enquête de terrain approfondie permet d'apprécier le rôle respectif de ces paramètres, et met en exergue l’importance de certains facteurs locaux. Dans la région du Pilat, ces facteurs (comme le simple rôle d’une personne dans un village par exemple) exercent le plus souvent une influence négative sur la vitalité de la langue dominée, révélant la fragilité de la position des parlers locaux.

L'étude des caractéristiques sociologiques des différents locuteurs nous a permis de préciser la proportion de la population bilingue français / patois par rapport à l'ensemble de la population de la région du Pilat. Mais elle apporte également des indications sur l'évolution, au cours du XXe siècle, de la communauté linguistique en patois. Ainsi, l'âge des très bons locuteurs peut nous renseigner sur l'époque à laquelle le patois était encore la langue quotidienne de la majorité des habitants des différentes parties de la région du Pilat. L’écart de compétences entre hommes et femmes dans certaines tranches d'âge, par exemple, ou la meilleure maîtrise du patois par les hommes célibataires et/ou par les agriculteurs, pourraient d'ores et déjà permettre de formuler des hypothèses sur les attitudes respectives vis-à-vis du patois, sur son usage et sur les étapes et les causes de son déclin. Mais les entretiens menés auprès des habitants de la région du Pilat nous ont fourni des indications plus précises pour tenter de comprendre le processus qui a entraîné le déclin de la langue régionale. Les questions concernant l'histoire linguistique des témoins vont permettre de retracer les différentes étapes de cet abandon de la langue vernaculaire.

Notes
61.

Même pour des domaines d’enquêtes qui correspondraient à des entités administratives, certaines informations importantes pour une description précise pourraient ne pas être facilement accessibles, comme, par exemple, la proportion de la population née dans la région même et l’origine de celle qui y a immigré, ainsi que la date de cette immigration.

62.

Bien que la région du Pilat soit une région essentiellement rurale qui a connu un certain exode de ses habitants, sa population actuelle n’est pas, en moyenne, très âgée : la présence, dans le domaine, d’une ville comme Annonay, pôle important d’activité, et la proximité de la ville de Saint-Etienne et de la vallée du Rhône, fortement urbanisée et industrialisée, a permis à beaucoup d’habitants de la région du Pilat de trouver des emplois sans devoir abandonner leur région.

63.

Cf. par exemple Walter 1988, p. 118. Pour des situations proches de la région du Pilat, voir par exemple Fréchet - Martin 1998, p. 6 (Ain), Vurpas 1988, p. 208 (Beaujolais), Hadjadj 1983 (à propos de deux villages à la limite de l’Auvergne et du Forez), Gonon 1973 (village de Poncins, Forez), Nauton 1957-63 (vol. 4, p. 44-47) et 1974, p. 17-18 (Haute-Loire), Fréchet - Martin 1993, p. 4 (Velay) ou Bouvier 1973 et 1976, p. 17 (Drôme). Voir aussi la description des témoins de l'ALLy dans le volume 4, pour tout l'ouest du francoprovençal et le nord du vivaro-alpin. Pour des localités situées dans notre domaine, cf. Marius Champailler, paysan de Pélussin : ce patoisant évaluait, en 1984, à une vingtaine le nombre "de patoisants ou, plus exactement, de personnes pouvant tenir une conversation en patois" à Pélussin ; "La plupart [avait] atteint ou dépassé soixante-dix ans" (Champailler, p. 235). Dans le Dictionnaire du français régional du Pilat, J.-B. Martin indique "Il n’y a que très peu de patoisants âgés de moins de soixante-dix ans" (Martin 1989, p. 7).

64.

L'échantillon concerne des "couples ou personnes seules ayant des enfants scolarisés de 2 à 25 ans, que ces enfants vivent ou non dans le ménage" (Populations et Sociétés, p. 4).

65.

Voir par exemple Robin 1999 pour le breton, ou Bachoc 1999 pour le basque.

66.

Voir aussi, pour l'est du francoprovençal (Valais, Suisse), R. C. Schüle 1971, p. 197-199.

67.

Toutefois, B. Pottier relève que l’Alsace constitue une exception, puisqu’à Strasbourg, le bilinguisme était, en 1968, très répandu (Pottier 1968, p. 1149). Mais les travaux de M.-N. Denis et C. Veltman montrent qu’une vingtaine d’années plus tard, le dialecte alsacien tend à se maintenir mieux dans les régions les plus rurales (Denis - Veltman 1989).

68.

A propos de la francisation plus tardive des hameaux par rapport au bourg, voir par exemple Martin 1973 pour l’agglomération d’Yssingeaux (Haute-Loire). En consultant la "table des localités, des enquêteurs et des témoins" de l’ALLy (t. 4, p. 5-82), on trouve également souvent des mentions comme celle-ci : "Patois... mieux conservé dans les hameaux" (point n° 13 : Isserpent (Allier), mais aussi point n° 14 : Châtel-Montagne (Allier), point n° 42 : Courzieu (Rhône), point n° 57 : Saint-Anthême (Puy-de-Dôme)...).