5.1. Une évolution qui doit être reconstituée

Au cours des entretiens semi-dirigés, le recueil des caractéristiques sociologiques des différents témoins n'a pas posé de problèmes importants. Mais tenter, avec un témoin, de retracer les étapes de son acquisition du patois et du français a été plus difficile. Plusieurs facteurs expliquent ces difficultés, et les précautions qu'il faut prendre avant d'entériner les réponses des témoins. La mémoire est un premier facteur susceptible d'entraver la reconstitution de l'acquisition des deux langues. L'image qu'un locuteur se fait de la langue régionale peut également influer sur ses réponses, ou même sur l'idée qu'il se fait de l'acquisition de cette langue. Le problème de la reconstitution de l'acquisition d'une langue est encore accentué quand cette acquisition n'est que partielle et/ou que l’usage du patois a été abandonné. Beaucoup de locuteurs cernent mal l'étendue de leurs compétences, ou s'imaginent même parfois être totalement incompétents : comment, dans ces conditions, retracer l'acquisition de compétences que l'on ne connaît pas ? L'écart plus ou moins important entre les modalités de l'acquisition du patois et le souvenir que le patoisant en a peut s'expliquer de différentes manières que nous évoquerons quand nous tenterons d'analyser la conscience linguistique des patoisants. Mais, dans ce chapitre qui cherche à mettre en relief les relations entre les niveaux de compétences des différentes catégories de locuteurs et les diverses modalités d'acquisition du patois, nous nous baserons sur la reconstitution que nous avons faite de l'acquisition de la langue régionale par les locuteurs.

Plusieurs éléments peuvent corriger la partialité des réponses données par le témoin : au cours de l'entretien, nous avons demandé aux témoins quelles étaient les langues qu'ils parlaient durant leur enfance et à leur entrée à l'école. De plus, nous avons aussi demandé à chacun des locuteurs quelles langues les membres de leur famille utilisaient entre eux et avec le témoin (cf. en annexe la Grille de l'enquête sociolinguistique). Il faut toutefois considérer ces témoignages du passé avec prudence : certaines réponses aux questions portant sur l'usage actuel du patois ont parfois été démenties par l'observation. Là encore, l'image de la langue peut fausser l'impression des témoins, et des études ont de toute façon montré qu'un locuteur n'est pas toujours conscient de la langue qu'il parle ou des changements de langue qu'il peut faire au cours d'une conversation (cf. par exemple Lüdi 1990, p. 326). Un autre moyen a été utilisé pour tenter de minimiser la subjectivité des réponses des témoins. Nous avons fait appel, le plus souvent possible, au témoignage des proches, soit au cours d'entretiens séparés, soit au cours d'un même entretien quand l'assemblée réunissait plusieurs membres d'une même famille. Pour les tranches d'âges les plus élevées, les réponses d'un témoin ont pu être comparées avec celles de leurs frères et soeurs ou de leurs enfants. A l'inverse, pour les plus jeunes témoins, nous avons essayé de recueillir le témoignage des parents d'un témoin en même temps que celui des frères et soeurs. Ces données doivent également être examinées avec précaution, mais les témoignages croisés permettent de minimiser la marge d’erreur dans l’interprétation des données. Ces données sur l’usage respectif du français et du patois nous renseignent sur le degré d’exposition des différents locuteurs à la langue vernaculaire, et donc sur les conditions de l’apprentissage, complet ou partiel, de cette langue.

Les témoins ont également très souvent indiqué les motifs qui, selon eux, expliquaient les attitudes de chacun et les changements intervenus au cours du XXe siècle dans l’usage de la langue régionale. Souvent, ils établissaient également d’eux-mêmes des corrélations entre ces changements de pratiques linguistiques et certains des bouleversements socio-économiques qui ont affecté le mode de vie traditionnel des habitants de la région du Pilat. Ces informations peuvent, elles aussi, être suspectes, partielles ou contradictoires. Toutefois, les témoins sont parfois relativement unanimes à propos de certains phénomènes essentiels et de la date à laquelle ils sont intervenus. Pour retracer l’évolution de la situation linguistique de la région du Pilat au cours du XXe siècle, nous mettrons en relation les témoignages des témoins avec les changements culturels et socio-économiques susceptibles d’expliquer les modifications d’habitudes linguistiques des locuteurs. Cette reconstitution de l’évolution linguistique qu’a connu la région du Pilat devrait pouvoir expliquer les caractéristiques sociologiques des patoisants de notre région.

Certains des chercheurs qui ont décrit l'évolution de la pratique linguistique d’une communauté villageoise ou régionale appartenaient à la communauté qu’ils étudiaient, et ils ont parfois été les observateurs directs des mutations sociologiques et linguistiques qui affectèrent cette communauté (Gonon 1973, Nauton 1948...) ou ont au moins connu la période où la communauté abandonna la transmission de la langue vernaculaire (cf. Martin 1997a, p. 6). Pour quelqu’un qui débuta ses enquêtes au milieu des années 1980 et qui ne connaissait que les derniers reflets du mode de vie traditionnel (les derniers attelages de vaches liées, la fin du battage au fléau...), les modalités de la mutation de la société rurale restaient en grande partie inconnues. Même les jeunes agriculteurs d’aujourd’hui ignorent le mode de vie qui avait cours au début du XXe siècle et qui fut pourtant celui de leurs grands-parents ou arrières grands-parents. De nombreux ouvrages ou romans détaillent, souvent avec nostalgie, les changements intervenus dans la société rurale traditionnelle, des études dialectologiques fournissent des indications sur l’évolution d’un village ou d’une région étudiés mais les diverses situations qu’ils décrivent ne sont pas comparables : leurs caractéristiques initiales étaient différentes, elles n’ont pas connu les mêmes transformations, et les mutations communes ne sont pas intervenues aux même dates. Pourtant, pour retracer le déclin de la langue régionale, il fallait, si possible, décrire l’époque où le patois était encore la seule langue connue, ou au moins pratiquée, par la majorité des habitants, puis tenter de comprendre quels furent les éléments déterminants qui provoquèrent la substitution du patois par le français.

Au cours des enquêtes, les récits des témoins les plus âgés m’ont peu à peu donné une image assez précise des conditions de vie de cette époque. Dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, j’ai utilisé, pour établir la monographie du patois de Marlhes (n° 23), le questionnaire de l’ALLy. Une partie des notions qui figurent dans ce questionnaire établi dans les années 1940 m’était inconnue (il a même été difficile, voire parfois impossible, pour mes témoins, de retrouver des noms d’objets relevant du domaine de la fabrication du pain ou du déroulement de la büa, la lessive traditionnelle faite avec des cendres). Les témoins, en même temps qu’ils me fournissaient les informations linguistiques, m’expliquaient telle ou telle technique ou coutume, l’époque de sa pratique et la date de son abandon, me décrivaient un objet qui n’avait plus cours, ou même me le faisaient voir et m’en montraient le fonctionnement. Grâce à cette connaissance acquise peu à peu par leurs soins, j’ai pu saisir l’évolution du mode de vie des témoins et dater certains changements importants (parfois, l’implantation, dans une partie de la région du Pilat, d’une technique ou d’un objet apparemment insignifiant a pu provoquer un changement très important : ainsi, l’installation de clôtures électriques a pratiquement mis fin, dans les années soixante pour le haut plateau du Pilat, à l’habitude de confier aux enfants le soin de garder le troupeau de la ferme familiale ou de les placer "à maître" comme bergers : la surveillance des animaux domestiques n'était plus nécessaire et l’ensemble des enfants put profiter d’une année scolaire complète). L'ouvrage collectif publié en 1986 par F. Charpigny, A.-M. Grenouiller et J.-B. Martin, composé à partir des témoignages d’un paysan de Pélussin (n° 4) né en 1903, m’a également apporté des informations précieuses sur l’évolution de la société rurale dans cette partie de la région du Pilat qui m’est moins familière (Champailler).