Dans la région du Pilat, aucune des personnes que j'ai interrogées, même les plus âgées, ne m'a dit avoir personnellement connu un adulte totalement incapable de comprendre le français. Les témoins de la région du plateau intermédiaire et de la vallée du Rhône ont également prétendu ne pas avoir connu de personnes unilingues en patois mais m'ont affirmé qu'il avait dû en exister "dans la montagne" à l'époque de leur enfance (cette impression, inexacte donc, révèle le manque de connaissance de la pratique linguistique d’une région pourtant voisine, mais aussi le regard critique de la vallée, industrialisée, sur les hauteurs plus rurales). Dans la partie la plus conservatrice du Pilat, on m'a par contre indiqué le nom de quelques personnes qui, à l'époque de l'enfance des plus anciens témoins, avaient la réputation d'être très malhabiles en français et de ne l'utiliser qu'en de rares occasions. Si je suggérais à un témoin le nom d'une telle personne indiqué par un autre témoin, mon nouvel interlocuteur confirmait en général l'indication du premier. Ces quelques patoisants, clairement identifiés, étaient surtout des hommes, pour la plupart âgés et en général célibataires, habitant souvent des fermes isolées et fréquemment décrits comme "sauvages", un peu frustres.
Toutefois, à Limony (n° 18), village situé au bord du Rhône à l’extrémité nord de l’Ardèche, un témoin, aujourd’hui âgé de 94 ans (témoin A.a., cf. en annexe le Table des principaux témoins), m’a parlé d’une "grand-mère" (mais qui n’avait pas de lien de parenté avec lui), morte en 1918, qui n’aurait compris que le patois. Je ne sais rien de cette femme, peut-être originaire d’une autre région. A son décès, ce témoin avait 11 ans, et il est possible qu’il fonde son jugement uniquement sur le fait de ne l’avoir entendu parler que patois : les occasions de connaître ses compétences passives ou actives en français lui ont peut-être manqué et la tradition familiale a pu caricaturer ce "personnage". Mais on ne peut repousser totalement ce témoignage (pourtant atypique puisqu’il concerne, exceptionnellement, une femme qui habitait dans un village de la vallée) : les cas particuliers, contredisant de grandes tendances, peuvent évidemment exister.
L’expérience m’a montré qu’il n’était pas facile, à travers les témoignages des témoins, de distinguer les patoisants capables de ne s’exprimer correctement qu’en patois des personnes éventuellement capables de parler français mais qui ne l’utilisent (ou l’utilisaient) presque jamais. Auprès des plus anciens témoins, bons patoisants, cette dernière catégorie de locuteurs (ceux capables de parler français mais ne le faisant presque jamais) a pu passer pour exclusivement patoisants (en production active) puisque, lors de leurs rencontres, le patois pouvait être la seule langue utilisée. Jusqu’à il y a peu de temps, il existait encore des habitants de la région du Pilat n’utilisant pratiquement que le patois même s’ils étaient tout de même capables de s’exprimer en français. Ils partageaient des caractéristiques sociologiques similaires : il s’agissait essentiellement d’hommes, anciens paysans ou ouvriers agricoles, célibataires et au mode de vie assez conservateur ou archaïque. Leurs contacts avec le village étaient peu fréquents. Un "vieux garçon" qui semble avoir appartenu à ce type de locuteurs est décédé à Marlhes (n° 23) en 1994. Je n’ai jamais rencontré des personnes de cette sorte (il en existe encore quelques-uns, même dans la vallée du Rhône69) : assez méfiants envers le monde extérieur, ils acceptent mal la rencontre avec un enquêteur et sont souvent, malgré leurs compétences linguistiques réelles, de piètres informateurs. Il n’a donc pas été possible de tester leurs compétences en français. Aucun des témoins que j’ai pu rencontrer n’éprouvait de difficultés à comprendre le français ou à le parler : ils pouvaient éventuellement parsemer leurs conversations de nombreux régionalismes du français, mais ils n’avaient jamais recours au patois face à un éventuel dilemme concernant le français.
Pour la période qui précède l'enfance des témoins les plus âgés, les indications des témoins sont plus floues, les différents témoignages ne se confirmant pas les uns les autres. La tradition familiale rapportait parfois le cas d'une personne qui ne parlait que le patois, mais elle comprenait toujours, aux dires de mes témoins, au moins quelques mots de français (ces "figures" peut-être mythiques n’appartenaient jamais à la propre famille du témoin interrogé). A l'inverse, mais sur le haut plateau seulement, les personnes unilingues en français étaient rares à cette époque. Toute personne résidant habituellement dans un des villages de la partie la plus élevée de la région du Pilat ne pouvait pas ne pas posséder un minimum de compétences au moins passives du patois : c'était alors la langue quotidienne de la grande majorité des habitants de ces villages. Dans cette région, les témoins les plus âgés sont les derniers témoins de cette époque où presque toute la population était bilingue. Seules peut-être quelques personnes âgées, mais surtout les jeunes enfants pas encore en âge d’aller à l’école, ne connaissaient que le patois.
Les témoignages recueillis ne permettent pas de dater la fin de la période d'unilinguisme généralisé puisque les parents des témoins les plus âgés, qui auraient aujourd'hui entre 120 et 140 ans, n'ont apparemment connu que peu de patoisants exclusifs. Ces témoignages ne nous permettent pas non plus de savoir si la francisation n'a d'abord concerné que les hommes, où si les femmes y ont eu accès en même temps que les hommes : les enquêtes ne montrent pas d'écart significatif entre hommes et femmes dans les tranches d'âge les plus élevées, et les informations recueillies à propos des personnes peu compétentes en français montrent qu'il s'agissait surtout d'hommes. Le français était donc au moins compris par la majorité de la population du haut plateau dès la seconde moitié du XIXe siècle. Cette francisation, même encore assez relative, est précoce par rapport à d'autres régions plus méridionales (voir Nauton 1948 et 1957-63, Martin 1973...).
Elle peut peut-être s'expliquer par le nombre d'écoles relativement important : les béates, de la congrégation vellave des Demoiselles de l'instruction, étaient présentes dans certains des hameaux les plus peuplés et assuraient un enseignement primaire, et de nombreuses écoles privées, primaires ou secondaires (Serrières (n° 22), Pélussin (n° 4), Marlhes (n° 23)...), ont été ouvertes par l’ordre des frères maristes, fondé par un prêtre de Marlhes au moment de la Révolution70. De plus, même dans la région du haut plateau, l'activité textile est assez ancienne. Si, dans une des "usines" de tissage de Saint-Genest-Malifaux (n° 13), le contre-maître s'adressait encore aux ouvrières en patois dans les années 1900, la présence de ce type d'activités pré-industrielles suppose des contacts en français entre la campagne et Saint-Etienne. Une autre activité entraînait des contacts entre le monde rural et la ville : des enfants de Saint-Etienne étaient "placés" dans des familles du haut plateau. Les plus jeunes apprenaient le patois chez leur nourrice71, mais certains des enfants arrivés plus âgés dans la région, parfois issus de familles bourgeoises, ne connaissaient que le français. La présence d'enfants non dialectophones, à leur arrivée dans la région tout au moins car ils pouvaient acquérir ensuite des compétences plus ou moins grandes en patois, imposait donc un minimum d'usage du français.
Le patois était toutefois encore la langue du quotidien. Pour la majorité de la population du haut plateau, composée essentiellement de petits paysans relativement pauvres, les occasions de parler français étaient rares. La connaissance du français n'apparaissait pas forcément absolument nécessaire, et ne justifiait en tout cas pas encore, dans l'esprit de la majorité des habitants, l'abandon du patois.
A Peyraud, petit village entre Serrières (n° 22) et Champagne (n° 31), deux frères célibataires, anciens paysans et qui ont toujours habité ensemble, relèvent également de cette catégorie de locuteurs. Ils utilisent uniquement le patois entre eux, mais parlent le plus souvent français hors de chez eux (par manque d’interlocuteurs dialectophones potentiels).
L’influence de ce prêtre et de son action sont restés très importants dans la région du haut plateau : jusqu’après la seconde Guerre Mondiale, les établissements scolaires publics n’ont occupé qu’une place marginale dans cette partie de la région du Pilat, scolarisant très peu d’enfants (à Marlhes, il n’y a jamais eu d’école publique par exemple). Quelques écoles publiques ont été ouvertes dans certains villages, mais les instituteurs restaient peu de temps et les classes fermaient au bout de quelques années.
Ainsi, par exemple, de 1842 à 1845, le poète stéphanois Jacques Vacher fut placé, dès sa naissance jusqu'à deux ans, en nourrice à Jonzieux (n° 19), puis, jusqu'à trois ans, à Saint-Genest-Malifaux (n° 13). Il prétend qu'à son retour à Saint-Etienne, il pouvait "jaser dans [son] patois de Saint-Genest-Malifaux" (Vacher, p. 34). Mais la plupart des enfants en bas âge gardés en nourrice étaient des enfants des environs, en particulier ceux des passementiers, qui étaient encore dialectophones.