5.2.3. Les derniers témoins du bilinguisme généralisé

Parmi les locuteurs traditionnels, la plupart âgés de plus de 70 ans, certains se souviennent qu’ils ne parlaient que patois à leur entrée à l’école. Pour cette couche de la population, les vérifications sont difficiles, faute de témoins. Ces souvenirs sont-ils dignes de foi ? Leur ignorance du français au moment de l’entrée à l’école a constitué un choc dont ils se souviennent très bien. Pour ceux qui ont affirmé, lors des enquêtes, qu'ils étaient des dialectophones exclusifs quand ils ont rejoint les bancs de l'école, l'expérience a été souvent vécue comme un traumatisme. Nombreux sont les témoins qui ont abordé d'eux-mêmes ce cap manifestement difficile quand nous avons commencé à évoquer la ou les langue(s) qu'ils parlaient étant enfants. Ils décrivaient, avec beaucoup d'émotion, les difficultés d'adaptation, les sentiments de honte et d'humiliation qu'ils avaient éprouvés, les punitions qu'ils avaient subies à l'école83.

Quelques témoins ont réussi, bien qu’ils aient été des patoisants exclusifs dans leur enfance, et malgré des années scolaires très courtes, à obtenir leur certificat d’études. Cette "victoire" est considérée comme un défi ("Ça m’a pas empêché d'avoir mon certificat d'études !", "Pourtant, j’ai quand même eu mon certificat...") et elle semble être, selon eux, un démenti à l’opinion qui prévalait alors - et dont beaucoup ne se sont pourtant pas départis - selon laquelle le monolinguisme en patois était un obstacle à l’apprentissage du français et à la réussite scolaire. Même parmi ceux qui, par la suite, conservèrent l'usage du patois - ceux-là même qui y restent très attachés - certains considèrent que leur monolinguisme initial a été un handicap à l’école et une source de souffrances. Un sentiment ambigu à l'égard de leurs parents transparaît dans leurs discours. Les reproches sont parfois explicites : quelques-uns ont même déclaré leur en vouloir de ne pas leur avoir épargné cette épreuve, ce qui aurait été possible puisque leurs parents étaient déjà presque tous bilingues (même si les compétences en français de la génération de leurs parents pouvaient être partielles84). Et presque tous se gardèrent de reproduire ce qu'ils considèrent encore aujourd'hui être une "erreur" dans leur éducation.

Les reproches sont le plus souvent le fait des femmes. Ils n'ont pratiquement jamais été prononcés devant le microphone. Fréquemment, je les ai entendus alors que j'interrogeais leurs maris : depuis le fourneau, ou levant les yeux au-dessus de leur tricot, elles ne pouvaient s'empêcher de désapprouver la situation que décrivaient leurs maris, situation où l'on parlait patois aux enfants. Les patoisants qui semblent avoir été le plus affectés par leur monoliguisme en patois au moment de leur entrée à l’école, ou qui en parlent plus volontiers, sont souvent des personnes qui ont montré des réticences à participer aux enquêtes linguistiques, prétendant ne pas bien parler patois et ne plus l’utiliser. Il s’agit aussi souvent de personnes ayant acquis un faible niveau scolaire. Nous reviendrons sur l’impact du "choc scolaire" sur l’image du patois et sa pratique ultérieure. Une attitude fréquente peut toutefois être relevée dès maintenant : alors que j’étais à la recherche des témoins les plus compétents possibles pour recueillir les données linguistiques concernant la région du Pilat, nombre de personnes âgées, invoquant leur grand âge, m’ont fait part d’une appréhension particulière à participer aux enquêtes. Ces locuteurs, dont le patois a été la langue maternelle, parfois en coexistence avec le français, qui en tout cas l’ont parlé couramment durant leur enfance, avaient peur, en se remettant à parler patois, "d’y perdre [leur] français". Cette crainte, évoquée surtout par des personnes qui ne pratiquaient plus le patois, mais aussi, ce qui peut sembler contradictoire, par quelques personnes qui le parlaient encore parfois, était liée à la peur de "retomber en enfance". Cela peut toutefois dénoter également l’idée, fortement ancrée chez certains locuteurs, selon laquelle on ne peut bien parler qu’une seule langue, qu’il ne faut donc pas parler patois pour bien pouvoir s’exprimer en français, et même qu’il faut l’oublier.

Cette crainte n’a toutefois jamais été, à elle seule, le motif d’un refus (les personnes qui n’ont pas désiré participer aux enquêtes invoquaient le plus souvent le manque de temps ou de compétences). Pour ceux qui acceptaient, l’appréhension pouvait exister au tout début de nos rencontres, mais elle disparaissait systématiquement ensuite. Si les enquêtes ont conduit certains témoins à reparler patois ou à le parler plus souvent, ils ne m’ont jamais dit que cela s’était passé au détriment de leurs compétences en français ! Il est vrai que les témoins qui ont eu cette démarche étaient sans doute ceux qui souffraient le moins d’insécurité linguistique vis-à-vis du français.

Pour les personnes qui se décrivent comme uniquement patoisantes à l'entrée à l'école, le degré de connaissance, ou de méconnaissance, du français reste toutefois inconnu : était-il absolu comme certains témoins semblent le suggérer ? Deux catégories pratiquement discrètes peuvent être dégagées à partir des témoignages des locuteurs âgés : une partie des locuteurs prétend qu’elle ne connaissait que le patois lors de l'entrée à l'école, l’autre qu’elle parlait déjà français. Très peu nombreuses sont les personnes qui disent qu’elles parlaient un peu français. Faut-il considérer que les compétences linguistiques de ces témoins étaient aussi tranchées ? Les caractéristiques sociologiques de la population de la région du haut plateau au début du XXe siècle peuvent en partie expliquer les réponses des locuteurs, ainsi que leur âge à cette époque : les enfants vivaient alors dans la maison familiale, et, si certains l'avaient déjà quittée pour un certains laps de temps, il s'agissait le plus souvent d'enfants de paysans, dont les parents parlaient patois, qui allaient travailler dans une autre ferme, milieu patoisant lui aussi, où ces enfants remplissaient le rôle de berger85. A l’époque de l’enfance des témoins âgés, les familles où le patois était la seule langue pratiquée dans le cercle familial étaient les plus nombreuses. Il existait aussi déjà, même dans les parties les plus reculées de la région du Pilat (c'est-à-dire les plus éloignées des zones de francisation, ou les moins sujettes à leur influence), quelques familles où le français était la langue unique de la famille.

Mais, entre ces deux modèles linguistiques opposés, certains enfants du début du siècle vivaient dans des familles où les deux langues étaient parlées. Quand on s'adressait à eux dans une seule des deux langues, c'était le plus souvent en français (un français qui, semble-t-il, a dû être fortement teinté de dialectalismes dans certains cas) : les personnes qui ont connu un tel environnement linguistique se décrivent en général comme francophones lors de leur entrée à l'école. Quand on s'adressait à eux dans les deux langues, ils considèrent également qu'ils étaient capables de parler français lors de ce cap important de leur enfance. Dans ce contexte où les deux langues étaient pratiquées à la maison, le français était souvent la langue dans laquelle s'adressaient à eux leurs parents et leurs frères et soeurs plus âgés, les grands-parents continuant à parler patois même avec les enfants.

L'opinion des locuteurs sur la langue qu'ils parlaient avant d'aller à l'école dépend peut-être aussi, en partie, de la façon dont ils ont vécu leurs premières journées de classe. Un enfant connaissant relativement bien le français a pu être très sensible à des observations à propos de l'usage qu'il aurait pu faire en classe de quelques dialectalismes, et se considérer alors comme non francophone, tandis qu'un enfant presque exclusivement dialectophone n'aurait pas été particulièrement perturbé par des remarques pourtant plus nombreuses : il aurait pu de ce fait estimer que les quelques notions de français qu'il possédait étaient suffisantes pour qu'il puisse se classer parmi les francophones. L'attitude des instituteurs peut également avoir joué un rôle, selon qu'ils ont été plus ou moins sévères. Le fait qu'à même niveau de compétences, deux personnes puissent se décrire soit comme francophone soit comme patoisante pourrait expliquer des incohérences parfois relevées entre les opinions d'un témoin et le témoignage de ses proches86. Si les témoins déclarent rarement qu'ils connaissaient un peu le français, c'est peut-être aussi parce que, contrairement au patois, le français, langue écrite, est censé suivre une norme très stricte. Pour certains témoins, si quelqu'un était capable de respecter cette norme, il pouvait être considéré comme francophone, mais si il n'y parvenait pas, il ne pouvait être que patoisant87.

Les parents des locuteurs âgés étaient, pour la plupart, bilingues. Ils ont sans doute, dans une proportion encore plus grande que leurs enfants, appris le français à l'école. Ont-ils moins souffert de leurs lacunes en français lors de leur entrée à l'école, puisqu'ils n'ont pas renoncé à parler patois à leurs enfants ? Leurs compétences en français étaient peut-être trop limitées pour qu'ils puissent le faire. Les conditions de leur apprentissage du français ne nous sont pas connues. Même si pratiquement tous sont allés à l'école, celle-ci n'était pas encore obligatoire, ou venait juste de le devenir, et l'usage du patois était encore très répandu. Les instituteurs n'avaient peut-être pas encore l'ambition d'éradiquer le patois, se contentant seulement d'enseigner quelques notions de français à une population qui risquait, leur semblait-il, de s'en servir peu. Les conditions sociolinguistiques n'étaient sans doute pas encore réunies pour conduire la génération des parents des plus anciens témoins à parler en français à leurs enfants.

Les difficultés rencontrées à l'école par les personnes ne connaissant que le patois ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer le renversement linguistique qui affectera cette région, conduisant à un changement de la langue utilisée pour parler aux enfants, et une interruption de la transmission de la langue régionale. Avant de décrire la situation linguistique dans les deux autres parties du Pilat, le plateau intermédiaire et la vallée du Rhône, nous allons nous arrêter sur l’étape importante qu’a été le passage du bilinguisme vers le monolinguisme dans la langue dominante.

Notes
83.

En comparant les témoignages des témoins scolarisés à cette époque avec ceux des personnes qui étaient enfants entre les deux guerres, il ressort que les instituteurs étaient beaucoup plus sévères au début du XXe siècle qu'ensuite. Mais cette sévérité ne s'exerçait pas seulement envers ceux qui usait du patois en classe : les manques d'attention, tout comportement "fautif"... étaient sanctionnés, un dialectalisme indu comme le reste, mais apparemment pas plus.

84.

La scolarité de la génération d'avant 1900 a été encore plus brève que celle de nos témoins les plus âgés, leurs enfants. Quel était le niveau de leur compétence en français ? On peut penser que la période assez courte d’apprentissage du français à l’école n’avait pas encore été renforcée par un usage très fréquent. Des témoins âgés ont témoigné de l’embarras de leurs parents dans certaines circonstances, ce qui semble indiquer que, dans cette génération, certains n’étaient pas encore très à l’aise avec le français. La situation n'était toutefois pas comparable à celle qui existait dans le Massif Central "dans la première moitié du XIXe siècle, où l’on employait un jargon mi-français, mi-patois", selon P. Nauton qui ajoute "mais c’était dans le milieu urbain où le français était surtout diffusé oralement" (ALMC t. 4, p. 48).

85.

La langue de la famille pouvait toutefois ne pas être la seule entendue par les enfants de moins de 6/7 ans (âge de l’entrée à l’école). Mais, dans les hameaux tout au moins, les camarades qu’ils rencontraient le plus fréquemment (lors des jeux ou de la garde des troupeaux) étaient souvent dialectophones eux aussi.

86.

Le fait de se représenter soit comme francophone soit comme dialectophone peut influer sur le souvenir que l'on a des langues parlées à la maison : si un témoin estime qu'il était patoisant lors de son entrée à l'école, il sera conduit à penser qu'on lui parlait (surtout) patois, et inversement. Rappelons qu'un locuteur bilingue n'est pas toujours conscient de son usage contemporain des deux langues (ou plus) qu’il connaît. Nous verrons aussi que, ultérieurement au moins, il a pu exister un écart entre la langue que l'on décidait de parler, choix explicite, réfléchi, "officiel", et la langue réellement pratiquée.

87.

Je n'ai pas demandé à mes témoins ce qu'ils entendaient par "savoir parler français" mais je leur ai posé la question à propos du patois, et une réponse très fréquente était : "ne pas utiliser de mots français". Même si leur vision d'une bonne maîtrise du français n’était peut-être pas alors exactement symétriquement inverse, cela peut laisser supposer que, pour certains au moins, il fallait savoir éviter tout mot patois pour (bien) parler français.