5.3. Le "renversement" linguistique

5.3.1. Le tip selon N. Dorian

En 1986, dans un article intitulé "Abrupt Transmission Failure in Obsolescing Languages: How Sudden the "Tip" to the Dominant Language in Communities and Families ?", N. Dorian relève le nombre important de langues qui semblent, de nos jours, être menacées de disparition rapide et brutale après ce qui paraît être une longue période de maintien88. L’auteur n’écarte toutefois pas totalement l’éventualité selon laquelle nous serions tout simplement mieux informés qu’auparavant des cas de disparitions de langues. Le phénomène semble, en tout cas, être aujourd'hui commun à de nombreuses régions du monde (Dorian 1986b, p. 72) et s’explique en partie par des bouleversements qui affectent, de nos jours, même les communautés les plus isolées : de nombreux auteurs citent par exemple le développement des moyens de transports, l’influence de l’écrit, de la radio et de la télévision... A ces changements culturels s’ajoute l’idéologie dominante de l’Etat-Nation : "Anyone who has worked with even a single threatened language can attest to the force of negative policies (or even only negative attitudes) spreading out from a central government and discouraging, or perhaps penalizing, speakers of languages or dialects other than the officially state-promoted language" (Dorian 1986b, p. 73). Pourtant, alors que la majorité des langues minoritaires semble devoir disparaître, certaines langues, face pourtant à des pressions apparemment relativement similaires, parviennent à survivre, en se cantonnant à la sphère privée, et en devenant, éventuellement, un "in-group marker", un marqueur d'appartenance sociale, ethnique ou régionale.

N. Dorian propose de nommer tip, que l’on pourrait traduire par "basculement", le moment où une communauté abandonne brutalement sa langue maternelle pour parler la langue dominante : "This phenomenon [the tip] can be conceived metaphorically as a gradual accretion of negative feeling toward the subordinate group and its language, often accompagnied by legal as well as social pressure, until a critical moment arrives and the subordinate group appears abruptly to abandon its original mother tongue and switch over to exclusive use of the dominant language" (Dorian 1986b, p. 75).

En fait, le basculement qui s’opère peut être envisagé à deux échelles différentes : au niveau de la communauté ou à l’échelle de la famille. Pour illustrer ce phénomène, N. Dorian présente deux cas d’interruption de la transmission d’une langue minoritaire. Le premier concerne une famille anglaise de sept enfants, dans laquelle les parents et les enfants les plus âgés sont bilingues, parlant anglais et un dialecte gaélique d'Ecosse, alors que les trois plus jeunes parlent anglais et possèdent seulement des compétences lacunaires dans la langue maternelle des parents, la variété du gaélique. L'autre famille, qui fait partie de la communauté de langue allemande de Pennsylvanie, est composée des parents, bilingues en anglais et dans un dialecte allemand, comme le sont les neuf premiers enfants, alors que les trois derniers ne maîtrisent que la pratique de l'anglais.

Plusieurs aspects de la comparaison linguistique entre ces deux familles, mais également d'autres situations prises en compte par N. Dorian dans l'article de 1986, peuvent nous être utiles pour retracer le renversement linguistique qui a affecté la communauté linguistique bilingue français / patois dans la région du Pilat (Dorian 1986b).

Le changement de pratique linguistique à l'égard des enfants peut être délibéré ou au contraire inconscient, même s'il intervient non pas entre deux générations (des parents élevant leurs enfants dans la langue dominante alors que la langue minoritaire est leur langue maternelle), mais à l'intérieur même de la fratrie, les parents parlant alors aux aînés dans la langue régionale, mais aux plus jeunes dans la langue dominante89. Le comportement linguistique de la fratrie elle-même peut également être intéressant à décrire : dans le cas de la famille américaine décrit par N. Dorian, les enfants aînés semblent avoir adopté la pratique linguistique de leurs parents à l'égard des enfants les plus jeunes - ces derniers ne pouvant, de toute façon, s'exprimer que dans la langue dominante, l'anglais, seule langue dont ils puissent maîtriser la pratique active. D'autres cas de figures sont toutefois possibles : Fasold cite, par exemple, le cas de certains jeunes locuteurs Tiwa qui utilisent entre eux la langue ancestrale mais s'adressent à leurs parents en anglais (Fasold 1984). Si le renversement est dû à une démarche concertée des parents, quelles sont les raisons qu’ils invoquent pour expliquer cette nouvelle stratégie linguistique ? Fréquemment, comme le notent plusieurs chercheurs cités par N. Dorian, c’est le succès à l’école et une ambition de promotion sociale pour leurs enfants qui conduisent les parents à interrompre la transmission de la langue ancestrale90.

Mais le tip, le basculement linguistique, peut survenir à l'intérieur de la fratrie sans que les parents, ni même les enfants aînés, n'aient cessé de s'adresser aux plus jeunes dans la langue minoritaire. C'est ainsi le cas dans la famille écossaise parlant un dialecte gaélique étudiée par N. Dorian : la langue minoritaire reste la langue pratiquée par les enfants les plus grands et par les parents, ces derniers l’utilisant même pour s'adresser aux trois plus jeunes enfants (le comportement linguistique des aînés envers les plus jeunes n'est pas indiqué). Pourtant, ces trois enfants utilisent surtout l'anglais dans leurs interactions, et ne sont pas parvenus, malgré l'exposition très importante au dialecte gaélique dans le cadre familial, à développer une compétence active intacte dans la langue de leurs parents et de leurs frères et soeurs plus âgés (d'après les tests linguistiques menés par N. Dorian, le plus jeune des enfants possédant même une compétence active très faible). L'origine du renversement linguistique ne réside donc pas, dans un cas comme celui-ci, dans un changement conscient ou inconscient des parents, encore moins dans une démarche concertée de leur part, mais plutôt dans un "consensus" entre les enfants du même âge dans la communauté : "It was as if a consensus had tacitly been reached among the children - and that was that" (Dorian 1986b, p. 79). N. Dorian estime même qu'un effort concerté des parents pour essayer de permettre aux enfants les plus jeunes d'acquérir une compétence active relativement bonne dans la langue minoritaire aurait été vain, tant le "climat" entre les plus jeunes était devenu défavorable : les conditions sociolinguistiques semblent rendre le renversement, non provoqué par les parents, inéluctable. N. Dorian relève toutefois que certaines conditions particulières (âge des parents, niveau social, nombre d’enfants...) peuvent aider à maintenir un peu plus longtemps un bilinguisme équilibré (c’est-à-dire une compétence active entière dans les deux langues).

Même si le changement de comportement linguistique des parents auprès de leurs enfants n'est pas délibéré, ou si le renversement ne provient pas d'un changement de pratique linguistique dans la famille, les parents, les enfants aînés élevés dans la langue maternelle des parents et en maîtrisant l'usage, et même, éventuellement, les enfants les plus jeunes, peuvent être conscients du changement intervenu et de l'écart qu’il induit entre les compétences dans la langue ancestrale des enfants les plus âgés et celles des enfants les plus jeunes, comme cela semble être le cas dans les deux familles étudiées par N. Dorian. La césure intervenue entre la transmission "réussie" d’une langue minoritaire et le changement d’usage qui conduit la communauté linguistique, ou une partie de cette communauté, à utiliser massivement la langue dominante, y compris dans l’éducation des enfants, doit donc pouvoir être datée, soit à l’intérieur de la cellule familiale, soit même dans la communauté, quand le comportement de ses membres change en même temps. Ainsi, dans la communauté gaélique étudiée sur une longue période par N. Dorian, le basculement, à l’intérieur d’une des communautés villageoises, a touché brutalement une génération d’enfants : ils utilisèrent régulièrement l’anglais dans la cour de récréation, alors que les enfants d’un an plus âgés seulement parlaient surtout gaélique entre eux.

La notion de tip, de "basculement linguistique", que N. Dorian avait déjà définie en 1981 dans Language death : The life cycle of a Scottish Gaelic dialect, à partir de la communauté gaélique qu’elle étudiait, et dont elle compare les caractéristiques avec d’autres situations dans l’article de 1986 (Dorian 1986b) peut nous fournir un cadre utile pour décrire le renversement linguistique qui s’est produit dans la région du Pilat.

Le déclin de la langue ancestrale dans notre domaine provient-il d’un abandon de la transmission de la langue régionale, ou est-il le résultat d’une pression sociolinguistique extérieure à la famille si puissante que les parents ne purent pas transmettre intacte leur langue maternelle ? Si c’est la pratique linguistique des parents à l’égard des enfants qui a conduit au déclin du patois par l’abandon de la transmission, ce changement de comportement a-t-il été un changement inconscient ou est-il le fruit d’une stratégie éducative délibérée, concertée ? Dans ce dernier cas, quelles sont les raisons invoquées pour l’expliquer ou le justifier ? Dans son article de 1986, N. Dorian montre que les membres des communautés qu’elle étudie (ou au moins les membres de la famille, pour le cas de l’allemand en Pennsylvanie) sont conscients du changement en train d’intervenir, ce qui est un moyen de le dater (Dorian 1986b). L’autre façon de dater le renversement consiste à tester les différents types de locuteurs pour situer, le long de l’échelle des âges, le moment où le niveau de compétences subit une diminution notable et brutale.

Nous verrons si ces deux procédés de datation du renversement linguistique peuvent être utilisés dans la région du Pilat, car, contrairement aux situations décrites par N. Dorian, où le tip était en cours, le renversement entre les langues est ancien dans la région du Pilat. Essayer de le dater oblige également à tenter de découvrir si la communauté a eu un comportement homogène, ou si le changement de langue s’est produit à dates différentes selon les familles.

Notes
88.

Dans cet article, N. Dorian regroupe sous le terme "language death" aussi bien des langues qui risquent de disparaître complètement (langue Zapotec au Mexique), que des dialectes ou variantes régionales en déclin de langues qui ne présentent pas de signe d’affaiblissement de leur vitalité ("Cajun French in Louisiana", "French Canadian in Maine"... ; le "Scottish Gaelic in Cape Breton" étant un cas intermédiaire car les dialectes de la famille gaélique sont en position de langue minorée) ou bien encore la disparition de langues dans des communautés immigrées, même si ces langues survivent très bien dans leurs communautés d’origine ("Pennsylvania Dutch", "Spanish in New Mexico"...). Les travaux de N. Schilling-Estes et W. Wolfram portant sur des dialectes régionaux de l'anglais aux Etats-Unis, qui peuvent être considérés comme menacés de disparition, (dialectes au sens anglo-saxon du terme : dialect "variété régionale d'une langue") s'inscrivent explicitement dans le champ de recherche de la mort des langues ("language death") (Schilling-Estes - Wolfram 1999). A notre connaissance, les recherches portant sur le français régional dans le monde francophone ne sont jamais abordées sous cet angle.

89.

Il pourrait également exister des situations dans lesquelles le changement de comportement linguistique ne surviendrait pas à un moment précis, distinguant les enfants aînés des plus jeunes, mais serait conditionné par le sexe des enfants. Nous devrons tenter de vérifier si la différence constatée entre les compétences en patois des hommes et celles des femmes dans la région du Pilat peut résulter d'un comportement différent des parents lors de l'enfance des témoins., comme ça a parfois été le cas en Valais, Suisse romande (cf. R.-C. Schüle 1971, p. 199).

90.

Denison 1971, p. 166-167 ; Dorian 1981, p. 104 ; Huffiness 1980, p. 52 ; Pulte 1973, p. 426 ; Timm 1980, p. 30. A travers la diversité géographique des situations étudiées (Etats-Unis, Grande-Bretagne...) et les différents types de langues menacées (langues autochtones, langues immigrées ou dialectes de langues par ailleurs florissantes), des traits communs, qui ont également été relevés en France, existent manifestement.