5.3.2.1. Le haut plateau du Pilat

Le tableau du mode de vie et des caractéristiques socio-économiques du haut plateau du Pilat dressé dans le chapitre précédent (cf. 5.2.2. Le bilinguisme généralisé sur haut plateau du Pilat avant 1914) a montré que, jusqu’à la veille de la première Guerre Mondiale, le patois était encore la langue pratiquée presque exclusivement par la majorité de la population. Les enquêtes auprès des personnes très âgées habitant dans cette région révèlent également que la majorité d’entre elles a été élevée dans un environnement patoisant ou, minoritairement, bilingue. Une grande partie de ces témoins affirme également qu’elle a appris le français à l’école.

La première Guerre Mondiale semble, dans cette région, être la première étape du renversement linguistique. De nombreux témoins ont affirmé que c’est à ce moment-là qu’une partie de la population a abandonné la transmission du patois et s’est mise à parler français aux enfants. En effet, dans certaines familles, les parents qui parlaient patois aux enfants nés avant la guerre de 1914-1918 ont commencé à parler français avec ceux nés pendant et après la guerre. Dans ces familles, le patois restait toutefois la langue utilisée entre les parents et les enfants les plus grands, mais tous parlaient français aux plus jeunes. L’âge des enfants et leur ordre dans la fratrie sont des critères qui ne souffrent pas d’exceptions : au vu, à la fois, de la composition actuelle de la population patoisante, et des compétences des différents types de locuteurs - qui révèlent un nombre plus faible de femmes dialectophones que d’hommes mais aussi des compétences, en moyenne, moindres chez les femmes (sauf dans la population très âgée) - on aurait pu imaginer que l’abandon de la langue régionale aurait d’abord concerné la population enfantine féminine91 (dans une société rurale traditionnelle comme celle-ci, les différences d’éducation entre garçons et filles étaient assez accusées). Il n’en est rien : je ne connais pas d’exemple où l’on aurait parlé français à une jeune fille et patois à son frère plus jeune, durant leur enfance en tout cas. L’inverse (c’est-à-dire la transmission du français aux garçons et du patois aux filles), plus improbable d’après les caractéristiques actuelles des patoisants de la région du Pilat, n’est d’ailleurs pas vrai non plus. La césure entre transmission du patois et transmission du français, quand elle intervenait au milieu d’une fratrie, était apparemment irrémédiable.

Je n’ai pas pu recueillir de témoignages de parents : ceux qui ont changé de stratégie linguistique envers leurs enfants, durant la première Guerre Mondiale, sont aujourd’hui tous décédés. Je n'ai pas pu rencontrer, dans aucune des parties de la région du Pilat, de personnes ayant élevé leurs enfants en patois. S'il y en a encore, ils sont aujourd'hui très rares. Au début de mes premières enquêtes dans la région du haut plateau, des personnes appartenant à cette catégorie étaient encore vivantes mais elles étaient très âgées. Mes travaux portaient alors uniquement sur l'aspect linguistique du patois (cf. Bert 1991) et les témoins étaient, à cette époque, plus nombreux : j'avais donc écarté les témoins très âgés (le plus vieux et le principal témoin du village de Marlhes (n° 23) était tout de même né en 1913 et il a parlé français à ses enfants, à l'instigation de sa femme comme ce fut souvent le cas). Cette absence d’informations concernant les acteurs même du changement oblige, pour essayer de comprendre leurs motivations, à se référer aux témoignages de leurs enfants.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que les aînés, nés avant la première Guerre Mondiale, s’attribuent souvent un rôle dans le renversement linguistique : certains prétendent avoir poussé leurs parents à parler français à leurs frères et soeurs plus jeunes. Il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure la pression des enfants les plus âgés a pu conduire au changement d’attitude de leurs parents. Mais dans quelques cas, aux dires il est vrai d’une seule des deux parties (le témoignage des enfants), cette pression a au moins facilité le changement de la langue transmise.

La raison principale invoquée par les enfants aînés était, d’après leurs témoignages actuels, la plus grande réussite à l’école que la connaissance du français pouvait engendrer. Pour les témoins dont le patois était la langue maternelle unique, le choc qu’ils ont éprouvé au début de leur scolarisation, qui se déroulait dans une langue qui leur était inconnue, a sans doute été un autre facteur qui les a incités à convaincre leurs parents de parler français aux plus jeunes enfants (certains témoins disent plus volontiers qu’ils ont encouragé leurs parents à ne pas parler patois aux enfants les plus jeunes, ce qui ne signifie pas exactement la même chose, bien que le résultat soit le même). Même s’ils ne rencontraient pas, passé le premier cap de l’entrée à l’école, de difficultés trop importantes dans leur scolarité, certains enfants monolingues dans leur prime enfance ont peut-être voulu éviter à leurs cadets l’expérience douloureuse qu’ils avaient eux-mêmes connue. Toutefois, aucun témoignage ne reflète un conflit entre la pratique des parents et celles des enfants aînés : je n'ai pas relevé d'exemple précis de situation où des enfants élevés en patois auraient parlé français à leurs frères ou soeurs plus jeunes, alors que, dans le même temps, les parents se seraient adressés aux plus petits presque exclusivement en patois. Ce type de situation a toutefois pu exister, au moins sporadiquement.

En effet, la politique linguistique instaurée par les parents était un principe éducatif dont l’application effective pouvait n’être que partielle. Ainsi, il est parfois arrivé, pendant cette période de transition qui durera bien au delà de la fin de la première Guerre Mondiale, que les deux langues soient parlées simultanément entre les mêmes interlocuteurs. L'utilisation du patois était surtout, on l'a vu, le maintien d'une sorte "d'habitude", un "non-choix", une absence de stratégie linguistique. Il ne pouvait pas s'agir, en tout cas, d'une préoccupation de préservation de la langue régionale : elle était alors encore florissante, sa disparition ne s'annonçait pas, et il n'est pas certain qu'une telle issue aurait soulevé beaucoup d'émotion (sauf, peut-être, auprès de la génération des grands-parents). Par contre, parler français aux enfants semble, à cette époque, être le résultat d'une démarche consciente : le français est alors encore peu utilisé et élever les enfants dans cette langue ne peut qu'être le fruit d'une stratégie éducative. Des indices montrent que cette démarche était parfois peu naturelle à ceux qui tentaient de la pratiquer, et que ce principe éducatif nouveau souffrait de quelques écarts : beaucoup de témoins se souviennent avec amusement que les bonnes résolutions pouvaient voler en éclat dans certaines circonstances. Ainsi, le patois revenait spontanément aux lèvres des parents quand, par exemple, ils devaient gronder leurs enfants.

Comme le renversement linguistique qui débute lors de la première Guerre Mondiale ne fait encore que s’amorcer, il ne touche alors qu’une partie de la communauté. La décision d’enseigner aux enfants une autre langue que celle habituellement transmise reste familiale ; elle n’est pas partagée par l’ensemble des habitants de cette région du haut plateau. L’attitude de certains grands-parents, vivant pourtant au domicile de parents novateurs, mais n’acceptant pas cette stratégie linguistique et refusant d’y souscrire, montre bien que ces premiers cas d’abandon de la langue ancestrale restent isolés. Quelles sont les premières familles "touchées", pour reprendre l’illustration métaphorique, par N. Dorian, du tip et de sa propagation, quand elle compare le basculement linguistique qui affecte une communauté au virus de la rougeole qui avait fini par contaminer, après une longue période d’incubation, tous les indiens d’Amérique du Nord (Dorian 1986b, p. 82) ? En l’absence d’enquêtes exhaustives, il est difficile d’être très affirmatif. Certaines tendances semblent toutefois se dessiner. Les familles travaillant dans la passementerie s’avèrent souvent les plus novatrices. D’autre part, les familles les plus aisées font également partie des initiateurs du changement. La proximité avec le bourg est également un facteur propice au changement de comportement linguistique envers les enfants : le coeur du village est un "foyer de propagation", pour poursuivre la métaphore de N. Dorian, ou du moins un lieu d’où se répand le changement qui fera peu à peu tache d’huile.

Dans certains cas, la réussite antérieure au certificat d’études du père de famille a apparemment favorisé le renversement linguistique : cette réussite peut être l’indice d’une valorisation personnelle ou familiale de l’école, qui jouera ensuite un rôle dans la politique éducative du père de famille à l’égard de ses enfants, mais aussi un gage de sécurité linguistique par rapport au français, que ce type de personne se serait senti capable, plus aisément que d'autres, de transmettre correctement à ces enfants.

Ces quelques tendances générales peuvent, surtout en tout début du renversement linguistique, souffrir d'exceptions, soit dans le sens d'un conservatisme étonnant dans une famille qui correspondait à plusieurs critères relevés ci-dessus, soit, au contraire, dans le sens d'un comportement novateur dans une famille qui ne ressemblait pas à celles qui ont, le plus souvent, insufflé le changement. De nombreux paramètres interdépendants ont joué un rôle déclencheur, et il est difficile, quelque quatre-vingts ans plus tard, d'en dresser la liste exhaustive et d'établir l'importance respective de chacun (cf. P. Nauton par exemple, qui note la difficulté à dénouer les "facteurs psychologiques" personnels ; ALMC, t. 4, p. 46). La composition de la famille a sans doute exercé une certaine influence : ainsi, dans une famille peu nombreuse où les enfants étaient d'âges rapprochés, la pression en faveur du changement de langue des enfants aînés jouait sans doute peu. De même, mais les données sont trop ténues pour l'affirmer catégoriquement, la présence des grands-parents, ou de l'un d'eux, dans une famille a pu entraver ou retarder le renversement linguistique. Le rôle des femmes, facteur qui pourrait peut être expliquer la date inattendue du début du basculement, ne peut être confirmé mais il doit être envisagé.

En effet, certains auteurs ayant décrit avec plus ou moins de détails l'abandon de la langue vernaculaire et le passage à la transmission du français comme langue maternelle citent souvent le retour d'une guerre, le plus souvent celle de 1914-1918, mais parfois, dans certaines régions, celle de 1939-1945, comme une étape importante du renversement linguistique. Les hommes, ayant mesuré au cours des guerres, l'importance de la connaissance du français pour éviter les problèmes d'intercompréhension, ont apparemment souvent impulsé le changement à leur retour. Ainsi, dans son exposé de la situation linguistique du Massif Central, P. Nauton indique : "Beaucoup de témoins, anciens combattants de la Première Guerre, m'ont dit que pour avoir souffert du manque d'instruction, faute d'une fréquentation scolaire assidue à leur époque, ils avaient fait tous les efforts et les sacrifices pour que leurs enfants s'instruisent au maximum, et beaucoup ont renoncé à leur parler patois dans leur enfance" (ALMC, t. 4, p. 46).

Dans la région du haut plateau du Pilat, le changement de la langue transmise aux enfants débute apparemment pendant la première Guerre Mondiale. Cette date est-elle si assurée, ou s'agit-il d'une sorte "d'illusion d'optique" ? Il est vrai que cette période correspond à peu près à la jeunesse des plus anciens témoins, et que les témoignages directs sur la période qui précède directement la première Guerre Mondiale sont peu nombreux. Toutefois, les enquêtes dans la région du Pilat ayant commencé autour des années 1985 sur le haut plateau, certains des témoins les plus âgés des premières enquêtes, décédés aujourd’hui, étaient nés avant le début du XXe siècle. Leurs témoignages concordent avec ceux de leurs cadets nés quelques années plus tard, qui se décrivent en majorité comme patoisants exclusifs dans la prime enfance. Avant 1914, quelques familles avaient néanmoins déjà entamé le processus de renversement linguistique, mais elles étaient peu nombreuses et peu caractéristiques de l’ensemble de la population, presque exclusivement paysanne, de la région du haut plateau du Pilat. Pour citer quelques-uns de ces cas "atypiques", on peut mentionner une famille paysanne de Tarentaise (n° 10 ; témoin B.), mais dont l’épouse était originaire de Saint-Etienne (n° 1), une autre résidant à Jonzieux (n° 19), qui était propriétaire d’un atelier de tissage employant quelques ouvriers, ou une famille d’un hameau de Saint-Genest-Malifaux (n° 13), composée d’une femme veuve et de ses cinq enfants : pour nourrir sa famille, la mère gardait des enfants de Saint-Etienne. Quelques riches familles, propriétaires de très grosses fermes où travaillaient plusieurs dizaines d’ouvriers agricoles, et qui, parfois, commençaient à diversifier leurs activités vers l’agro-alimentaire ou le tissage, étaient francisées depuis longtemps. Mais ces notables avaient peu de contacts avec le reste de la population.

D’après les indications des témoins de cette époque, à propos de leur histoire linguistique personnelle comme à propos de l’évolution linguistique de leur région, le renversement semble bien débuter au cours de la première Guerre Mondiale. S’ils sont unanimes pour dater le début de ce renversement, les raisons qu’ils invoquent le plus souvent n’expliquent pas pourquoi cette "révolution" est intervenue à cette date, et non pas un peu plus tôt ou plus tard. Dans la plupart des cas, les témoins de cette époque ne voient pas de raisons particulières à la date du début du renversement linguistique : d'après eux, il est survenu naturellement, spontanément (et pour certains, et surtout certaines, bien assez tardivement). Quelques-uns expliquent que les nouvelles de la guerre, qui occupait tous les esprits, étaient en français, ce qui en aurait montré l'importance de la langue nationale (mais les nouvelles du front étaient sans doute commentées en patois). On a vu que les personnes qui prétendent avoir persuadé leurs parents de parler français aux frères et soeurs plus jeunes avançaient en général la réussite scolaire pour expliquer leur attitude. C’est aussi le motif essentiel qu’ils prêtent à leurs parents. Lié à cette ambition scolaire, le désir de promotion sociale est une autre raison invoquée. En négatif, l’image de plus en plus péjorative du patois a certainement joué un rôle important. L’action francisante des bourgs le révèle : le centre du village commence, pour certains, à tenir lieu de modèle. Mais, comme une digue attaquée peu à peu par les assauts des vagues qui sapent silencieusement ses fondations, cède brutalement, les coups portés au patois par l’avancée du français, soutenue par les profondes modifications socio-économiques et culturelles, atteignent un point tel que le basculement linguistique survient. L’importance de plus en plus grande donnée à "l’instruction", dont l’unique médium est le français, s’explique en partie par la conscience que l’avenir professionnel des enfants ne se déroulera pas forcément dans la région. Il n’est déjà plus suffisant, dans l’esprit de quelques-uns, d’enseigner par l’exemple les connaissances nécessaires au métier de paysan aux enfants. La mécanisation des travaux agricoles, encore très timide, s’annonce : pour cultiver une même parcelle, il faudra moins de bras. Les écrits mettant en garde les enfants du pays contre les attraits de la ville montrent que cette dernière attire de plus en plus. Les contacts avec Saint-Etienne s’accroissent.

La guerre vient fragiliser un peu plus cette société rurale traditionnelle. Beaucoup d’hommes sont partis, et les informations qui concernent directement leur sort sont en français, comme les lettres venues du front92 : la communauté doit s’ouvrir vers des horizons qu’elle pouvait encore ignorer auparavant. Mais on peut s’interroger sur le rôle innovant des femmes à cette époque précise. En moyenne, elles avaient été, plus que les hommes, exposées au français, mais également plus en butte aux sarcasmes liés à l'utilisation du patois, et, comme le dénotent leurs témoignages actuels, elles y étaient plus sensibles. D’autre part, on sait que les femmes sont souvent les principales actrices de la politique scolaire de leurs enfants. Ont-elles "profité" de l’absence des hommes pour commencer à parler français aux enfants ? La comparaison entre les familles où la mère était restée seule pendant une partie de la guerre et celles où les deux parents étaient présents ne permet pas de l’affirmer, les témoignages n'étant pas suffisamment nombreux, mais cette hypothèse ne peut être écartée. Ensuite, comme P. Nauton le relevait à propos de la situation linguistique dans le Massif Central, la première Guerre Mondiale ayant été, pour les hommes, une occasion de mesurer l’intérêt d’une bonne connaissance du français, le renversement linguistique va s'accélérer après la guerre.

Quel était l’usage linguistique des enfants élevés en français lors de cette première étape du processus de renversement linguistique ? D’après leurs témoignages actuels, on attendait souvent d’eux qu’ils parlent français. S’alignant sur la pratique des instituteurs, mais avec moins de rigueur et de sévérité, les parents et les frères et soeurs plus âgés leur imposèrent l’usage du français. Les affirmations des témoins élevés en patois et celles de leurs puînés élevés en français montrent que les enfants les plus petits étaient quelquefois repris quand ils s’exprimaient en patois. L’ampleur de cette "surveillance linguistique" n’est pas aisée à déterminer, et elle était certainement différente selon les familles. Mais ces "infractions" à la règle édictée au sein de la famille apportent en tout cas la preuve que les enfants possédaient une compétence au moins relativement bonne du patois, puisqu’ils étaient capables de l’utiliser malgré l’interdit. Interdit assez relatif d’ailleurs, puisque, dans certaines familles, tous les enfants pouvaient parler patois avec les grands-parents qui vivaient avec eux, même les plus jeunes à qui le reste de la famille s’adressait en français. Utilisée malgré tout régulièrement avec certaines personnes, la langue régionale pouvait en outre être parfois parlée par les enfants élevés en français avec leurs parents et leurs aînés, dans certaines circonstances où le patois semblait s’imposer. Il s’agit principalement des travaux agricoles et du soin au bétail. Tout un vocabulaire spécifique était lié au domaine agricole, vocabulaire qui n’avait qu’un équivalent partiel en français (le français régional garde la trace de ce lexique spécialisé qui désigne des réalités non dénommées en français standard, ou qui ne peuvent l'être que par une périphrase93, ou bien encore qui relève, en français, d’un vocabulaire technique inconnu des locuteurs de la région94).

A la même époque (pendant la première Guerre Mondiale et durant les années suivantes), beaucoup de familles continuent à utiliser le patois avec leurs enfants, et la langue régionale reste la langue pratiquée par presque tous les adultes entre eux. Certains adultes extérieurs à la famille, ou appartenant à la famille éloignée, s’adressent à la première génération d’enfants francophones en patois. De plus, une partie des camarades de jeux et des enfants qui gardent les troupeaux avec cette génération d’enfants est encore monolingue en patois. L’exposition au patois est donc encore très importante, et sa pratique active possible, et même, dans certaines situations, nécessaire. La plupart de ces premiers enfants élevés en français est donc alors très certainement bilingue dès l’enfance, d’un bilinguisme relativement équilibré (leurs compétences sont, à cette époque, assez similaires - et importantes - dans les deux langues).

Après la période de scolarisation, la pratique linguistique parmi les adolescents élevés en français est souvent diverse. Le français reste la langue la plus parlée par les filles. Les garçons, qui, comme leurs soeurs, sont capables de parler patois, vont, eux, fréquemment se mettre à le pratiquer plus assidûment, du moins pour ceux qui demeurent dans la région et se destinent au métier de paysan. Le patois est encore souvent la langue des adultes, et plus encore, la langue de tous les travaux agricoles. Quand les jeunes garçons commencent à aider les adultes aux travaux des champs, ils baignent dans un environnement patoisant. L'école est terminée, il n'est donc plus nécessaire de parler français à ces jeunes gens, qui perçoivent alors le patois comme la langue des hommes. Parler patois devient, pour certains, un signe de virilité95. Les réflexions des témoins de l'époque en témoignent, et cette même motivation conduira encore quelques jeunes gens nés après la seconde Guerre Mondiale à s'essayer au patois96.

A l'issue de la guerre de 1914-1918, l'abandon de la transmission du patois n'en est encore qu'à ses prémices. Le phénomène prend ensuite plus d'ampleur. Le rôle des hommes, convaincus par leur expérience militaire de l'intérêt d'une bonne maîtrise du français, et celui des femmes, auprès desquelles l'image négative du patois pèse plus et qui attachent peut-être plus d'importance à l'école, s'additionnent. Un nombre de plus en plus grand de familles constituées après la première Guerre Mondiale choisit, dès la première naissance, d'utiliser le français pour s'adresser aux enfants. Dans les premières années de la période qui suit la guerre, ces familles restent encore minoritaires. Curieusement, il semble que la pratique linguistique à l'égard des enfants demeure, plus souvent que pendant la première Guerre Mondiale, constante à l'intérieur d'une même famille : le choix de la transmission du patois plutôt que du français vaut plus fréquemment pour la fratrie entière97. Par contre, dans les familles qui ont fait le choix du français, le processus de francisation s'accélère alors, car, très souvent, non seulement les parents parlent français aux enfants, mais, en plus, ils évitent de parler patois devant eux. L'objectif officiel reste le même : il s'agit de favoriser le succès scolaire des enfants, et, pour cela, il ne suffit pas qu'ils sachent le français, mais, beaucoup en sont convaincus et le resteront jusqu'à aujourd'hui, il faut qu'ils ignorent le plus possible le patois. Pour ces personnes, le prestige social que confère le français, ou l'opprobre suscitée par le patois, sont également des éléments qui pèsent dans leur choix. Les parents qui ont été les acteurs du renversement linguistique peuvent, aujourd'hui, rester attachés au patois ou sembler l'apprécier à nouveau, par nostalgie, ils sont, en même temps, persuadés de l'infériorité98 évidente du patois face au français, et convaincus de la grossièreté et de l'inaptitude de la langue ancestrale.

Au fur et à mesure que le nombre de familles abandonnant la transmission du patois augmente, le déclin du patois s'amorce. Malgré les apparences, il ne s'agit pas d'une lapalissade ou d'un truisme : la francisation va de pair, dans notre région comme dans d’autres en France, avec la volonté d'éradication du patois qui transparaît dans le comportement passé des jeunes parents d'alors, et leurs réflexions d'aujourd'hui99. Un nouveau seuil est atteint quand le nombre de familles qui transmettent le français devient suffisamment élevé. Il est difficile de préciser à partir de quelle proportion ce cap est atteint. Est-ce quand les familles "francisantes" deviennent majoritaires, ou quand le changement commence à concerner non plus quelques catégories relativement marginales mais aussi le type de familles le plus courant, le plus caractéristique de l'ensemble de la population ? Pour déterminer cet effet de seuil, aux problèmes liés à la profondeur historique du changement - entre 60 et 80 ans - et à l'absence de données exhaustives sur toute la population concernée dans la région du haut plateau, s'ajoute la difficulté liée à la diversité des espaces géographiques des différentes "sous-communautés" qui vont adopter une stratégie globale, partagée. En effet, à partir d'un certain niveau de francisation, le deuxième degré de la stratégie linguistique, qui consiste non seulement à parler français aux enfants mais aussi, bien souvent, à s'abstenir d'utiliser le patois devant eux, devient une politique non plus familiale uniquement mais un principe linguistique partagé par la communauté. Ces communautés ont peut-être été des bourgs ou des quartiers de villages importants, les données ne sont pas suffisantes pour permettre de l'affirmer, mais le comportement linguistique de communautés de tailles plus réduites peut le faire penser. Ainsi, dans un hameau de Marlhes (n° 23), l'Allier, qui comptaient alors une quinzaine de foyers, et où mes données concernent presque toutes les familles qui y résident aujourd'hui, on peut s'apercevoir qu'à un certain moment, toute la communauté a adopté le nouveau comportement à l'égard des enfants : tous les adultes du hameau ont alors parlé systématiquement français aux enfants, y compris aux enfants des autres. Même les personnes âgées participaient à cette démarche. Et chacun tâchait d'éviter de parler patois aux enfants mais aussi devant les enfants. A la fin de la seconde Guerre Mondiale, le changement de la langue transmise aux enfants était avéré dans ce hameau100. Nous verrons qu'alors, la censure du patois a pu se relâcher.

Deux types différents de familles conservent, plus longtemps que les autres, l'usage du patois. Dans un premier cas, cette conservation de la langue régionale n'empêche pourtant pas l'acquisition du français. On peut remarquer que, malgré le sentiment de répulsion éprouvé par une bonne partie de la génération de leurs parents à l'égard du patois, certains personnes nées à cette époque en ont, par goût, cultivé l'usage. Cette attitude personnelle a été plus fréquente dans les milieux familiaux qui conservaient un attachement particulier à la langue ancestrale : si le français a commencé à être transmis, dans cette catégorie particulière de la population, en même temps que dans le reste de la communauté, le patois restait utilisé. Une partie des bons locuteurs particulièrement compétents pour leur âge se recrute dans ce type de milieu familial. Ce trait spécifique peut s'observer de génération en génération dans certaines familles. Toutefois, il ne concerne, très fréquemment, qu'une partie des membres de la famille, souvent ceux restés "au pays", et, en général, uniquement les hommes (grands-pères, pères et fils). Ce type de familles attachées au patois101 et qui en ont perpétué l'usage plus longtemps que les autres (mais pas au point qu'aujourd'hui, des jeunes parents transmettent à leur tour le patois, même si quelques cas ne sont pas totalement exclus juste au sud de la région du Pilat) est très différent d'une autre catégorie qui, elle, a parlé exclusivement patois plus tard que la moyenne de la population, mais qui, contrairement à la précédente, l'a ensuite abandonné brutalement et définitivement.

Cette deuxième catégorie regroupe les familles qui vivaient dans de petits hameaux loin des bourgs, ou, le plus souvent, dans des fermes isolées, en général assez pauvres, et qui ont conservé longtemps un mode de vie traditionnel. Le comportement linguistique assez fréquent de cette population isolée géographiquement et socialement permet de mesurer l'impact de la pression sociale qui favorisa la francisation. Dans des communautés qui, quelles que soient leurs tailles, s'étaient majoritairement tournées vers le français, les nouveaux couples ont été tout naturellement conduits à parler français à leurs enfants, ce qui n'était pas le cas des familles isolées. Phénomène d'abord familial, le basculement linguistique, est devenu, à partir d'un certain niveau, un phénomène communautaire, socialement généralisé.

La volonté de parler français aux enfants pouvait être considérée, avec un certain degré de schématisation, comme une première étape du renversement linguistique. Le faible nombre de familles concernées, le fait que le patois restait encore en usage même dans ces familles, permettaient toujours à cette génération d'enfants d'acquérir suffisamment de compétences dans la langue régionale pour pouvoir être - et le plus souvent se considérer comme - patoisants à part entière. Mais qu'en est-il des compétences des enfants qui ont grandi lors de la seconde étape du renversement linguistique, quand le patois n'était non seulement plus transmis, mais était même évité en présence des enfants ? Comme lors de la première phase, qui se déroula essentiellement pendant la première Guerre Mondiale, où l'on a vu que le principe éducatif n'était pas toujours appliqué, lors de la seconde phase, si la transmission du français aux enfants se concrétisa, l'ambition de taire le patois a été une volonté plus qu'une réalité absolue. La vigilance à ne pas parler patois en présence des enfants pouvait évidemment se relâcher, mais la censure102 de la langue a été en grande partie intériorisée par les enfants de cette époque : ils prétendent aujourd'hui très souvent que leurs parents ne leur parlaient pas patois, et ne le parlaient pas devant eux. Pourtant, en poussant les investigations un peu plus loin que cette simple déclaration, on s'aperçoit que les occasions d'entendre la langue ancestrale existaient encore.

Certains grands-parents persistaient à utiliser le patois devant les enfants, parfois même avec eux (mais moins souvent, apparemment, dans les familles où les parents se contentaient de parler français aux enfants sans s'interdire de parler patois devant eux). Il existait, d'autre part, des situations où le choix de la langue pouvait être difficile : malgré la présence d'enfants, il aurait pu être déplacé, inconvenant ou simplement incongru, de parler français très longtemps avec tel ou tel interlocuteur, en particulier avec quelqu'un d'âgé, et surtout si le sujet l'imposait. Ce conflit intérieur quant au choix de la langue à adopter a sans doute affecté un grand nombre de personnes, essentiellement celles âgées aujourd'hui de 70 ans au moins. Un souvenir personnel pourra montrer qu'il sévissait encore longtemps après : dans mon enfance, pendant les années soixante-dix, j'ai passé une grande partie de mes vacances scolaires chez ma grand-mère. Quand elle recevait des amies de son âge pour "boire le café", institution autrefois courante entre les femmes qui s'invitaient les unes les autres à tour de rôle, elle hésitait entre le français, pour parler avec moi, et le patois pour s'adresser à ses amies. Mais l'usage du patois, langue naturellement dévolue à leurs conversations, lui semblait néfaste pour moi et pour ma scolarité. A l'époque, je ne comprenais pourtant rien au patois (à part quelques mots, comme le rituel bw o n a noe "bonne nuit" du coucher). Pourtant, très souvent, elle préférait m'envoyer jouer dehors. Cette attitude ne pouvait pas s'expliquer par la teneur de leurs conversations, puisque je ne la comprenais pas. Ma grand-mère restait persuadée que le patois était, en soi, dangereux pour le français.

Durant l'enfance, les enfants qui grandissent dans ce nouvel environnement linguistique sont beaucoup moins exposés au patois que la génération qui avait grandi lors de la première étape du renversement. Proscrite dans le foyer, la langue vernaculaire reste la langue la plus utilisée par les hommes entre eux quand ils parlent de leur travail, quand ils l'effectuent ensemble ou, par exemple, au moment de la chasse, activité exclusivement masculine. Les garçons qui veulent reprendre la ferme paternelle et travaillent avec les adultes ont fréquemment l'occasion de l'entendre, et leur présence n'empêche pas l'usage du patois, devenue langue "des champs". A cette époque, c'est-à-dire entre les deux guerres, nombreux seront les garçons qui commenceront vraiment à parler patois lors de leur adolescence, et certains y seront même encouragés. Par contre, durant cette même période, les jeunes filles sont de moins en moins nombreuses à parler patois ou à commencer à le parler à l'adolescence.

Cette tendance diminue encore les chances de transmission du patois aux enfants, car il suffisait que l’un des deux conjoints ait été élevé en français pour que, presque systématiquement, la langue transmise aux enfants fût le français (ce facteur a commencé à jouer dès le début du renversement linguistique). En effet, au sein de la famille, les deux parents avaient, en règle générale, le même comportement linguistique : les cas d’usage linguistique distincts sont rares, dès la première étape du renversement linguistique. Mais il est, par contre, assez fréquent que les pères soient moins stricts que les mères dans la censure du patois. La langue du couple est d'ailleurs encore souvent le patois, langue que les conjoints utilisent quand les enfants ne sont pas là, et qu'ils pourront continuer à pratiquer entre eux au départ des enfants. Quelques témoins nés durant l'entre-deux guerre ont affirmé que leurs parents utilisaient, entre eux, les deux langues. Il n'est pas possible de préciser si l'usage de l'une ou l'autre langue dépendait du sujet abordé, ce qui est probable, ni si l'évolution en faveur du français a été, ultérieurement, le comportement le plus fréquent : dans certains cas, quand les enfants ont quitté le domicile familial, les parents se sont remis à parler patois entre eux.

Il est significatif de relever qu'aucun témoignage de cette époque n'indique que le patois permettait alors d'aborder confidentiellement certains sujets devant les enfants. L'utilisation du patois comme langue secrète n'interviendra, ponctuellement, que plus tard, entre grands-parents et petits-enfants essentiellement. Cette fonction cryptique de la langue vernaculaire n'était pas encore possible envers les enfants : ceux nés à cette époque comprenaient encore le patois. Les personnes de cette génération se décrivent souvent comme des personnes qui comprennent le patois mais ne savent pas le parler ("moi, je comprends tout ce qu'on dit, mais je sais pas le parler"). Les compétences actives des enfants de cette génération étaient toutefois encore suffisantes pour pouvoir quelquefois parler patois, soit parce que cela s'avérait absolument nécessaire - ce qui devenait de plus en plus rare - soit pour le plaisir. Certains, qui ne sont pas forcément aujourd'hui les meilleurs locuteurs de leur génération, se souviennent qu'ils l'employaient parfois dans leurs jeux, mais qu'ils passaient au français quand leurs parents approchaient. Le patois avait peut-être le parfum de l'interdit. J'ai également entendu certains témoins me raconter qu'ils utilisaient quelquefois entre eux la langue de leurs parents, comme certains la considèrent, dans des lieux publics "en ville", pour ne pas être compris des citadins. Cette utilisation particulière du patois, par des adolescents le plus souvent, était peu fréquente, et les conversations étaient courtes : un échange amusant de quelques phrases pour se moquer de quelqu'un qui venait de monter dans le bus où on se trouvait, par exemple.

Les personnes qui étaient enfants à cette époque signalent souvent une autre situation qui entraînait souvent l'usage du patois : ils utilisaient le patois pour parler aux animaux. Cet emploi de la langue régionale, d'ailleurs signalé par les patoisants plus âgés, et relevé dans d'autres régions (cf. Martin 1973, p. 310 (Yssingeaux, Haute-Loire), A.-M. Vurpas (Beaujolais, communication personnelle)...) n'est pas si anecdotique qu'il pourrait y paraître. Lors de la garde d'un troupeau, ou simplement quand on l'emmène aux champs ou qu'on le rentre à l'étable, les paroles adressées aux animaux ne se cantonnent souvent pas à quelques ordres seulement : le discours peut être bien plus étoffé. Entre les deux guerres et même au delà, beaucoup d'enfants continuaient à s'occuper de la garde du bétail et, devenus un peu plus grands, ils étaient parfois chargés de mettre les vaches au joug et de conduire l'attelage. Des témoins m'ont affirmé que l'usage du patois avec les animaux n'était pas seulement la perpétuation d'une habitude, ou ce qui pourrait apparaître comme le dernier espace dévolu à une langue fortement dévalorisée, mais ils l'expliquent par une raison très pratique : quand on devait dresser un nouvelle vache pour pouvoir la lier, on ne pouvait pas le faire en français, puisque celle avec qui elle travaillerait avait été dressée en patois !

Mais ces quelques occasions de parler patois ne nécessitaient pas de grandes compétences actives : échanger quelques mots dans le dos de quelqu'un, s'amuser à parler patois pour faire comme les grands et braver un interdit plus ou moins rigoureux selon les familles, ou utiliser un vocabulaire somme toute réduit pour conduire un troupeau ou un attelage, ne suppose pas que l'on soit capable de parfaitement s'exprimer en patois. De plus, ces usages dénotent un emploi assez artificiel de la langue régionale, réduite à des fonctions subalternes, cryptique, ludique ou technique. Il est d'ailleurs symptomatique de noter que les hommes nés à cette époque et qui disent avoir commencé à parler patois à l'adolescence précisent parfois qu'ils ont "appris" à le parler, et beaucoup de leurs témoignages semblent montrer qu'ils ont décidé de le faire, plutôt que d'y avoir été conduits spontanément : leur passage à la pratique du patois a été, pour certains d'entre eux, une démarche active et consciente. Certains garçons élevés en français lors de la première phase du renversement linguistique s'étaient eux aussi mis à parler patois à l'adolescence, quelques années auparavant. Mais, à cette époque, commencer à parler plus fréquemment patois avait été, pour eux, beaucoup plus naturel, et aucun des témoins de cette période n'a décrit cette transition comme un apprentissage. Par contre, les motivations restent les mêmes : le patois est perçu comme la langue des adultes, surtout celle des hommes et en particulier des agriculteurs. Pour les jeunes gens qui se destinent à rester au pays et à devenir paysans, le patois est apparu comme la langue de la catégorie professionnelle à laquelle ils voulaient accéder. Au contraire, le patois symbolise le plus souvent, et de plus en plus, pour pratiquement l'ensemble des filles et pour ceux des garçons qui veulent travailler en ville, un langue grossière, identifiée comme une langue de cagnas ("paysan grossier, rustre, péquenot, bouseux", cf. 5.2.2. Le bilinguisme généralisé sur haut plateau du Pilat avant 1914).

Amorcé pendant la première Guerre Mondiale, le processus de renversement linguistique, qui se manifesta d'abord par la transmission du français aux enfants, auquel s'ajouta bien souvent, ensuite, une certaine forme de censure du patois à l'égard des enfants, avait pris une ampleur telle, entre les deux guerres, qu'il était très avancé à l'issue de la seconde Guerre Mondiale. Peut-on associer l'avancée de la francisation avec certains changements socioculturels qui expliqueraient sa diffusion rapide durant cette période ?

En comparant l'avancée du français avec les principaux bouleversements qui modifient le mode de vie de cette partie de la région du Pilat, on a l'impression que cette progression du français auprès des enfants précède les grandes mutations : les principales avancées techniques qui vont permettre de soulager le travail des agriculteurs, d'augmenter les rendements de leurs terres tout en nécessitant moins de main-d'oeuvre, ne s'imposeront, dans cette région, qu'après 1945. La mécanisation progresse lentement à partir de la première Guerre Mondiale, mais ne bouleversera vraiment le travail des agriculteurs qu'après la guerre de 1939-1945 (achat des premiers tracteurs, utilisation de la moissonneuse-batteuse...). Dans cette région pauvre, les nouveaux moyens de communications ne se diffusent largement qu'à partir de la seconde Guerre Mondiale (les premiers postes de radio apparaissent pendant la guerre et se propagent ensuite, les postes de télévision suivent quelques années après, et l'ensemble de la population ne dispose du téléphone qu'à partir des années soixante-dix). Les moyens modernes de déplacements commencent à se répandre peu à peu ; une ligne régulière de car réunit la région du haut plateau à Saint-Etienne, mais l'avènement de l'automobile ne s'impose que dans les années soixante.

Toutefois, des bouleversements moins apparents interviennent pendant l'entre-deux guerres. Les nouveaux moyens de transports aidant, les contacts avec Saint-Etienne sont plus nombreux. Les mariages se font moins souvent entre personnes d'origine géographique proche et ils réunissent même parfois, phénomène presque inexistant autrefois, des ruraux et des citadins103. La part de la population agricole commence à diminuer, et des activités professionnelles moins propices à l'usage du patois (en particulier les activités liées à l'industrie textile) se développent. Le niveau de vie augmente, l'ancien système autarcique s'estompe. L'exode rural, déjà amorcé auparavant, s'intensifie : le nombre d'habitants du canton de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) atteint son apogée en 1876 et décroît ensuite (Schnetzler 1968, p. 176). Ces évolutions valorisent le rôle de l'école : les parents sont conscients que certains de leurs enfants vont devoir apprendre un métier. Une bonne maîtrise du français est donc nécessaire. En outre, par contraste avec le mode de vie en ville, la vie à la campagne paraît plus dure : les ruraux commencent à adopter certaines habitudes ou coutumes urbaines et la culture locale, peu valorisée, commence à être abandonnée. Le français incarne la modernité, et le patois l'archaïsme.

L'idéologie linguistique selon laquelle la simple connaissance du patois aurait été une entrave à l'apprentissage du français était relativement partagée par les acteurs du renversement linguistique. Le rôle de l'école peut-il, à lui seul, expliquer la large diffusion de cette opinion ? Je n'ai pas pu recueillir de témoignages d'instituteurs ayant exercé leur métier avant 1935, date à laquelle le changement de la langue transmise aux enfants était déjà très avancé (cf. Chapitre 6. Le déclin du patois pour le témoignage des instituteurs). Les témoins qui ont été scolarisés avant 1935 et qui ne connaissaient que le patois à leur entrée à l'école gardent le plus souvent un souvenir assez pénible du début de leur scolarité, et prêtent aux instituteurs une grande sévérité. Les punitions dues à l'emploi du patois semblent toutefois avoir été de plus en plus rares après la première Guerre Mondiale, avec la notable exception de la religieuse de Vinzieux (n° 17) qui sévissait encore après la seconde Guerre Mondiale. Mais cet exemple d'extrême réprobation du patois semble unique : dans aucun autre village un instituteur précis a autant marqué les esprits de toute la communauté. Plusieurs personnes, surtout des mères de familles, m'ont par contre dit que l'enseignant du village conseillait aux parents de parler français aux enfants, mais personne n'a rapporté de conseils d'instituteurs préconisant explicitement de s'abstenir de parler patois devant eux : cela allait peut-être de soi. Les représentants de l'école dans cette région semblent avoir simplement pensé, à la fin de la deuxième étape du renversement linguistique en tout cas, que le patois devait être proscrit de l'école, et que l'avancée du français était devenu inéluctable. Les enfants exclusivement dialectophones lors de leur entrée à l'école se raréfiaient.

Il semble que d'autres raisons expliquent une opinion aussi extrême puisqu'elle tendait à rendre tabou auprès des enfants la langue maternelle de leurs parents. Toute la population n'allait bien sûr pas aussi loin dans le reniement de la langue maternelle, et l'application de cet interdit n'était pas systématique. Mais on a vu que la plupart des enfants qui ont grandi dans cet environnement linguistique considèrent que la volonté de ne pas leur parler patois était une règle, et qu'elle avait été relativement suivie ; nombre de témoins qui ont élevé des enfants à cette époque prétendent qu'ils appliquaient cette stratégie linguistique. L'interdit du patois était érigé en principe, ce qui était peut-être aller plus loin que ce que recommandait l'école ; c'était, en tout cas, ce que certaines familles tentaient fermement d'appliquer. En regardant de plus près les familles les plus volontaristes, même si elles n'ont pas forcément été les moins patoisantes, on constate que, très souvent, l'un des membres du couple - en général la mère - a eu une scolarité courte ou difficile, et qu'il en a souffert. C'était, par exemple, le cas de ma grand-mère ou celui de l'épouse de mon premier témoin, un homme aujourd'hui très âgé (il est né en 1913 et son épouse en 1917) et qui m'a beaucoup appris : il était très attaché au patois de son village natal - Marlhes (n° 23)- et possédait une grande culture dans sa langue maternelle, alors que son épouse, qui avait elle aussi le patois comme unique langue maternelle, a toujours refusé de participer aux enquêtes et n'a jamais pu se débarrasser de la très mauvaise opinion qu'elle avait du patois104. Dans certains cas, plus l'insécurité linguistique à l'égard du français était grande, plus l'interdit était explicite, même si son application souffrait parfois de nombreuses exceptions. Or, les femmes qui, au début du siècle, ont eu, en moyenne, un accès moindre à l'école - elles étaient apparemment très rares à passer le certificat d'étude avant 1920 - étaient en même temps celles qui très souvent valorisaient le plus le rôle de l'école. Connaissant, plus que les hommes, l'insécurité linguistique, et plus sensibles qu'eux à la réussite scolaire, elles ont été plus enclines à interdire le patois, et ont, plus souvent que leurs maris, respecté cet interdit.

Une autre motivation a parfois conduit certaines familles à essayer d'imposer, et de s'imposer, plus que d'autres, un usage exclusif du français auprès des enfants. Cette motivation, qui pouvait coexister avec la précédente, a affecté certaines des familles qui étaient, ou se sentaient, très proches de l'image que véhiculait de plus en plus le patois. Il s'agissait alors, en proscrivant le patois, de se démarquer des stigmates qui lui étaient attachés. Sentie comme une langue d'ignares, de paysans au sens péjoratif du terme, de porteurs de sabots (porter des sabots et parler patois a souvent été rapproché par certains témoins : les sabots comme la langue étaient les principaux signes distinctifs du cagnas), et même de sabots boueux pour parfaire le tableau, le patois, ou plutôt son usage, était plus dur à assumer pour ceux qui souffraient de ce que l'on pourrait nommer un sentiment d'insécurité sociale. Ceux qui pensaient correspondre de trop près à l'image type du cagnas ont été amenés à avoir plus honte de leur langue, et ont essayé de ne pas la transmettre et même à l'oublier. Ce motif d'abandon du patois a, comme le précédent, joué plus fortement auprès des femmes, qui étaient plus exposées à la critique et y étaient plus sensibles : tolérable dans la bouche d'un homme, le patois était perçu comme très inélégant pour une femme.

Ces deux motivations qui ont pu inciter certaines familles à abandonner la transmission du patois doivent toutefois être pondérées. Des caractéristiques personnelles qui nous échappent expliquent sans doute que toutes les familles qui semblent pourtant correspondre à ces deux catégories n'ont pas toutes adopté le même comportement. En particulier, l'éloignement d'avec les centres de francisation, comme les bourgs, a été un paramètre plus important que les deux raisons poussant à l'abandon de la transmission du patois évoquées ci-dessus. En effet, les familles isolées géographiquement correspondaient en général assez bien aux deux types de familles où ces raisons ont le plus joué : l'accès à l'école avaient souvent, autrefois, été entravé par la simple distance entre le domicile et l'école. De plus, le mode de vie de ces familles était souvent assez archaïque. Pourtant, au sein de ces familles, le patois a été, plus longtemps que parmi les autres, transmis aux enfants au détriment du français. Mais l'éloignement géographique entraînait également une distance avec les nouveaux modèles sociaux qui se répandaient dans les bourgs et les hameaux les plus importants.

Le phénomène linguistique essentiel qui caractérise l'entre-deux guerres dans cette région du haut plateau du Pilat n’est alors que l'abandon de la transmission du patois aux enfants : l'usage de langue vernaculaire reste encore très répandu parmi les adultes. Les occasions d'entendre parler patois sont encore très fréquentes pour les enfants et permettent toujours, à ceux qui ne sont pas rebutés par l'image négative que lui attribue la civilisation urbaine, relayée par de plus en plus de personnes à l'intérieur même de la communauté rurale, d'acquérir suffisamment de compétences pour être capable de l'utiliser au moins un peu, et même, pour ceux auprès de qui il conserve assez de prestige, se mettre à le parler couramment et fréquemment. Mais la majorité de la population enfantine de l'époque ne pourra pas parvenir à acquérir une maîtrise complète du patois.

Dans la région du haut plateau du Pilat, moins d'un demi-siècle sépare la période de bilinguisme généralisé de l'époque où le patois a cessé d'être transmis. La transmission du français aux enfants a débuté dans quelques familles pendant la première Guerre Mondiale puis elle s'est généralisée : une grande partie de la population s'est abstenue de parler patois devant les enfants. Cette censure était motivée par des sentiments d'insécurité linguistique, scolaire ou sociale plus ou moins forts selon les familles. Un renversement linguistique aussi rapide, qu'on pourrait qualifier de basculement, s'apparente au processus décrit par N. Dorian sous le nom de tip. Dans le chapitre qui suit, nous allons décrire l'évolution linguistique du plateau intermédiaire durant la même période (1900-1945).

Notes
91.

R.-C. Schüle signale que, dans un village du Valais, en Suisse (en domaine francoprovençal), "dans certaines familles, les parents parlaient le patois avec les aînés et le français avec les cadets, ou le patois avec les fils et le français avec les filles, mais jamais l'inverse" (R.-C. Schüle 1971, p. 199)

92.

Dans la région du Pilat, les courriers des soldats étaient, selon les témoins, écrits en français. Pratiquement tous les hommes partis à la guerre avaient été scolarisés. D’après certains témoins, quelques soldats dictaient leurs lettres à un camarade plus habile. D’ailleurs, mes questions portant sur la possible existence de lettres de soldats en patois paraissaient saugrenues à beaucoup, qui affirmaient "Ca s’écrit pas, le patois !". Il n’existait pas de tradition d’écriture du patois dans cette région : il est significatif de remarquer que les quelques écrits en langue vernaculaire qui ont circulé n’étaient lus que pour être mémorisés. Ils étaient ensuite récités ou chantés.

93.

Par exemple bardèle "au pelage rouge piqueté de blanc (en parlant d'une vache)", bayarde "de deux ou plusieurs couleurs (en parlant d'une vache)" ou banchée "quantité de foin de trois ou quatre mètres de largeur entassée dans la grange (le fenil est constitué de plusieurs banchée entassées successivement)", réalité nommée somérée dans la région du haut plateau (cf. Martin 1989 ou Fréchet - Martin 1993).

94.

Par exemple étroubles "terre moissonnée encore couverte des chaumes" : le français éteules est inconnu de la plupart des habitants du Pilat (cf. Martin 1989 ou Fréchet - Martin 1993) ; ou les termes désignant les différentes pièces du fléau.

95.

Cette aspect symbolique du patois a par exemple été relevée par R.-C. Schüle en Suisse romande, dans le Valais (cf. R.-C. Schüle 1971, p. 197).

96.

Une enquête comparative menée dans les années 1960 en Alsace et en Occitanie par A. Tabouret-Keller montrait d’ailleurs que certains enfants, essentiellement des garçons, apprenaient parfois l’occitan vers dix ans environ, auprès de leurs pères (Tabouret-Keller 1962, cité par Sauzet 1988, p. 229).

97.

Aucune explication évidente ne s'impose pour expliquer pourquoi le changement de langue en cours de fratrie semble être intervenu plus fréquemment pendant la guerre de 1914-1918 qu'après cette période. Cette différence peut-elle être un nouvel indice du rôle des femmes dans la propagation du français ? Certaines mères de familles, restées seules pendant la guerre, auraient pu insuffler un changement contre l'avis du père de famille, ce qu'elles n'auraient plus pu faire ensuite.

98.

Ce jugement de valeur sur la langue locale est très souvent relevé auprès des locuteurs les plus âgés. Cf., entre autres, ALMC, t. 4, p. 46 ou Arens 2000, p. 2.

99.

L'avancée d'une langue dominante face à une langue minorée ne s'accompagne pas forcément de l'abandon total de la langue ancestrale (cf. Dorian 1986b, p. 73 ou Pottier 1968, p. 1153 et 1160 pour l’alsacien, encore que la situation de l’alsacien se soit dégradée depuis 1968 ; cf. Denis - Veltman 1989 ou Hartweg 1988), encore moins par une censure de son usage.

100.

Dans le bourg de la Versanne (n° 20), un phénomène similaire s'est produit à peu près à la même époque. La Versanne est un petit village, assez éloigné d'autres localités, même s'il est situé sur un des principaux axes de communication de la région du Pilat.

101.

Les quelques cas que je connais sont soit des familles d'artisans (maçons, charpentiers), soit des agriculteurs dont les exploitations ne sont pas, ou n'étaient pas, parmi les plus petites ou les plus traditionnelles.

102.

Le terme de censure ne paraît pas trop fort pour décrire cette stratégie visant à éviter aux enfants d'entendre parler patois. La même stratégie a été relevée par P. Nauton par exemple, qui signale que dans le Massif Central au milieu du XXe siècle, "le petit paysan est soumis pour le français à la discipline que subit Montaigne pour le latin : père, mère, grands-parents, ont pour règle de ne parler en sa compagnie qu’autant de français que chacun sait "pour jargonner avec lui"." (ALMC t. 4, p. 18).

103.

Parmi les familles"atypiques" dans lesquelles les parents parlaient français aux enfants dès avant la première Guerre Mondiale, il y avait une famille paysanne du Bessat (n° 11) : la mère était originaire de Saint-Etienne.

104.

Dans le Valais, en Suisse (est du domaine francoprovençal), R.-C. Schüle a relevé dans le village de Nendaz une tendance en partie similaire : "Il est frappant de constater... que ce sont surtout les gens peu doués qui furent les premiers à abandonner le patois en famille. Ainsi, nous avons trouvé en 1947 deux couples à Haute-Nendaz qui parlaient exclusivement le français à leurs enfants (âge 15 à 30 ans) ; dans les deux cas, les parents eux-mêmes avaient eu des difficultés à l'école" (R.-C. Schüle 1971, p. 201).