5.3.2.2. Le plateau intermédiaire du Pilat

Dans cette partie de la région du Pilat, il a fallu, plus que pour le haut plateau, être vigilant face aux informations fournies par les habitants et aux données recueillies auprès des patoisants. Elles pouvaient être biaisées par l’objet de la recherche tel qu’il était perçu par les habitants : le patois (et non son déclin). On m’a souvent spontanément indiqué qui pouvait être patoisant (ou était réputé tel) et ces indications pouvaient, plus fréquemment dans cette partie de la région du Pilat, conduire à une mauvaise estimation du nombre de dialectophones, puisqu'il n'est pas beaucoup plus difficile de rencontrer des patoisants (parmi les personnes âgées) dans la région du plateau intermédiaire que sur le haut plateau. Pourtant, la proportion des patoisants par rapport à la population de la même classe d’âge non dialectophone est moindre que dans la région précédemment décrite, alors les témoignages des habitants n’en donnent pas forcément l’impression à première vue.

Mais, dans l’autre sens, un risque de sous-estimation existe également dans cette région, comme dans celle du haut plateau. Prenons l’exemple de l’épouse du témoin principal de Marlhes (n° 23), une femme âgée qui possède une très mauvaise image du patois (témoin B.b.) : si elle avait vécu seule, elle aurait totalement échappé aux enquêtes et aurait pu ne pas être comptabilisée parmi les patoisants105. Face à un enquêteur se présentant chez elle, elle aurait sans doute prétendu ne rien savoir du patois, et, comme elle ne l’utilise jamais, seuls des membres âgés de sa famille auraient pu savoir que le patois était sa langue maternelle. Le nombre de patoisants de la région du haut plateau a permis de lever plus facilement ce type de difficultés : plus nombreux dans cette dernière région, ils pouvaient permettre de couvrir, par leurs réseaux sociaux, une plus large partie de la population. Toutefois, nous allons voir que, par rapport à la région du haut plateau, un nombre plus faible de locuteurs du plateau intermédiaire semblent tentés, dans cette région, de nier leurs compétences en patois.

Comment s’explique la proportion plus faible de patoisants sur le plateau intermédiaire par rapport à celle qui existe sur le haut plateau ? La date plus précoce du renversement linguistique, mais aussi son rythme et les modalités de son déroulement dans cette région ont conduit à cet écart. Les conditions socio-économiques et le mode de vie des habitants au début du XXe siècle diffèrent en partie de ceux que connaissaient les habitants de la région du haut plateau. A cette époque, les deux régions partagent toutefois beaucoup de caractéristiques communes, à commencer par l'usage ancestral de la langue vernaculaire. En grande majorité, les habitants, qu'ils soient propriétaires de leurs terres, fermiers ou ouvriers agricoles, travaillent dans l'agriculture et ils possèdent une culture rurale traditionnelle (littérature orale, fêtes, coutumes...) en grande partie commune. Plutôt que de dresser un tableau détaillé de la vie des habitants de cette région au début du XXe siècle - une vie qui n'était pas très différente de celle des habitants du haut plateau décrite ci-dessus - nous soulignerons simplement les différences les plus notables avec la situation du haut plateau. Ces différences tiennent beaucoup, directement ou indirectement, aux configurations géographiques respectives des deux régions.

Comme l'a montré la présentation des caractéristiques géographiques de notre domaine d'enquêtes, le climat du plateau intermédiaire est moins rude et le relief moins accidenté que sur le haut plateau, ce qui permettait un rendement plus élevé des terres agricoles. Les cultures étaient en partie distinctes. La part de pâturages était moins importante qu'en altitude car il fallait moins de foin pour nourrir les bêtes : les troupeaux restaient moins longtemps à l’étable pendant l’hiver, car la mauvaise saison est plus courte dans cette région. De plus, une partie des terrains était exploitée par des cultures inadaptées au climat des hauteurs du Pilat, et qui étaient partiellement destinées à la vente - ce qui constitue une importante différence par rapport à l’économie traditionnelle du haut plateau - : ces ressources proviennent de la culture de la vigne et des fruits. La présence de ces deux productions explique que, dans cette région moins ingrate, le niveau de vie était plus élevé, même si les petits exploitants agricoles connaissaient aussi des conditions de vie très dures. Indice parmi d’autres de cette richesse plus grande de la région du plateau intermédiaire du Pilat, mais indice très important aux yeux de beaucoup de témoins âgés, les chevaux, presque totalement absents en altitude, étaient plus nombreux sur le plateau intermédiaire (mais les petits exploitants agricoles n’en possédaient pas). Les deux sources possibles de revenus que représentaient le vin et les fruits avaient en outre une incidence indirecte sur une partie des habitants de cette région : le mode de vie était moins autarcique que sur le haut plateau, et les contacts commerciaux avec les régions francisées plus fréquents et déjà anciens. Les hommes se rendaient aux marchés aux vins ou aux fruits des villages de la vallée du Rhône, d'où les produits locaux étaient exportés par le fleuve. Ces marchés drainaient une population de diverses origines géographiques, dont des personnages officiels - élus, gendarmes... - pour qui la langue utilisée dans ces circonstances était le français (Champailler, p. 145-149).

La géographie de la région du plateau intermédiaire a également facilité les contacts avec les régions plus francophones : le relief globalement moins escarpé permettait de se rendre plus facilement à Annonay ou dans la vallée du Rhône. Pélussin (n° 4) drainait aussi une partie de la population, mais il semble que son rôle dans la francisation "populaire" - celle qui concerna l'ensemble de la population - ait été plus faible et plus tardif, comparable plutôt à l’effet de certains gros bourgs du haut plateau, comme Saint-Genest-Malifaux (n° 13) par exemple, qui n’ont renforcé l’avancée du français qu’après le début du renversement linguistique. Contrairement aux pratiques habituelles de la région du haut plateau, où les produits de la ferme étaient surtout vendus aux coquetiers, le reste étant écoulé sur les marchés locaux, dans la région du plateau intermédiaire les maîtresses de maison de certaines localités pouvaient, grâce aux déplacements plus aisés, aller vendre elles-même une partie de la production familiale à Annonay ou sur un des marchés de villages de la vallée du Rhône. Bien sûr, on parlait surtout patois dans ces marchés - l'usage de la langue régionale continuera longtemps dans ce contexte - mais la fréquentation de bourgs déjà très francisés, où la proportion de monolingues en français imposait parfois l'usage de la langue nationale dans quelques circonstances (certaines relations commerciales par exemple : nous verrons dans le chapitre suivant que certains commerçants de la vallée du Rhône ne parlaient pas patois dès le début du XXe siècle), a influencé plus tôt le comportement linguistique de cette région.

Sociologiquement, la population de cette région de moyenne altitude était moins homogène que celle du haut plateau : au début du XXe siècle, la part de la population ne travaillant pas dans le secteur agricole était plus élevée que sur les hauteurs. Les unités de productions textiles étaient plus nombreuses, en partie grâce au réseau plus dense de cours d'eaux de débit important, qui avait également facilité l'implantation "des scieries, des moulins à blé, des papeteries..." (Schnetzler 1968, p. 165) et la taille de ces différentes "usines" ou "fabriques" implantées à la campagne était, en moyenne, plus importante. En outre, l'exode rural avait commencé plus tôt : la population du canton de Pélussin (n° 4) a atteint son maximum en 1856 avant de commencer à décroître, alors que celle du canton de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) n'atteint son apogée qu'en 1876 (cf. Schnetzler 1968, p. 176 ; la population de ces deux cantons continuera à diminuer au moins jusqu’à 1946, cf. Schnetzler 1971). Annonay et la vallée du Rhône employaient de plus en plus de main-d'oeuvre originaire de la campagne alors que le bassin industriel de Saint-Etienne attirait moins qu'au siècle précédent la population des versants sud et est du Pilat (Schnetzler 1971, p. 157).

La mécanisation de l'agriculture a été nettement plus précoce sur le plateau intermédiaire que sur le haut plateau : M. Champailler, petit exploitant agricole de Pélussin (n° 4), signale qu'une batteuse à vapeur, achetée en communauté, fonctionnait dans son village vers 1885, et que les premières faucheuses apparaissent "dans le canton de Pélussin, avant le siècle, vers 1900" (Champailler, p. 165). Par comparaison, les premières batteuses et faucheuses ne sont signalées par les témoins qu'après la seconde Guerre Mondiale dans la région du haut plateau. Cet écart de plus d'un demi-siècle n'est toutefois pas systématique pour tous les nouveaux outils agricoles. Ainsi, à Pélussin, les premiers tracteurs sont des tracteurs à chenilles employés, dès 1930, pour le défonçage des terrains, mais les tracteurs "à roues" ne font leur apparition que dans les années 1950 (Champailler, p. 169-171), alors que leur diffusion dans la région du haut plateau est à peine plus tardive (vers 1960) : l'écart dans l'accès à la technologie moderne entre les deux régions se résorbera en partie durant le XXe siècle. Mais en 1900, il est encore très net et s'explique encore une fois par le relief moins accidenté, le revenu moyen plus élevé grâce aux meilleurs rendements des terres agricoles, et par la plus grande facilité d'accès aux régions d'où proviennent les innovations technologiques, meilleure accessibilité qui explique en partie l'intensité des contacts avec ces régions plus francisées, les relations commerciales plus développées jouant également sur la fréquence des contacts avec ces zones francisées.

Avant même le début de la Première Guerre Mondiale, la région du plateau intermédiaire, grâce à ses ressources plus abondantes et à sa proximité avec l'axe de communication très important de la vallée du Rhône, avait déjà commencé à glisser dans l'aire industrielle, alors que la population du haut plateau vivait les dernières années de civilisation rurale traditionnelle.

Quelle était, avant 1914, la vitalité de la langue régionale dans cette partie de la région du Pilat ? Au cours des enquêtes auprès des habitants du plateau intermédiaire, j'ai rencontré des locuteurs nés avant la première Guerre Mondiale qui affirmaient que leur langue maternelle avait été le patois, et, pour certains d'entre eux seulement, qu'ils étaient monolingues en langue régionale à leur entrée à l'école. Ce décalage, sur lequel nous reviendrons, s’explique par la date tardive du début de la scolarisation : à cette époque, les enfants ne se rendaient souvent à l'école, pour la première fois, qu'à partir de six ou sept ans. Mais la proportion de personnes dont la langue maternelle était le patois est plus faible que dans la région du haut plateau. Dans cette aire de la région du Pilat, une partie seulement des personnes nées avant la première Guerre Mondiale a eu le patois comme première langue. Cette constatation montre que le renversement linguistique avait déjà débuté : certains des parents parlaient français à leurs enfants avant 1914. Dans cette région où la population était moins isolée et moins sédentaire que sur le haut plateau, une petite population francophone - exclusivement ou dialectophone en même temps - existait sans doute depuis longtemps. Mais la majorité des habitants du plateau intermédiaire parlait patois au XIXe siècle. A quelle époque débuta le renversement linguistique auprès de cette population ? La situation linguistique de cette région avant 1900 paraît moins claire, les comportements semblent moins homogènes que sur le haut plateau. Tous les parents des personnes aujourd'hui au moins octogénaires que j'ai pu rencontrer lors des enquêtes comprenaient le patois, et pratiquement tous le parlaient ou étaient au moins capables, d'après leurs enfants, de le parler, même si certains ne le pratiquaient déjà presque plus dès cette époque. Mais il n'a pas été possible de savoir lesquels des parents de la génération née avant 1914 avaient été élevés en français et lesquels avaient eu le patois comme unique langue maternelle106. Il n'est donc pas possible de dater le début du renversement, ni de savoir s'il a commencé aussi brutalement et clairement que dans la région du haut plateau ou bien si la transition entre les deux langues a été plus douce. Mais la poursuite de ce renversement linguistique et le rythme de son évolution, que l'on ne peut reconstituer qu'à partir de 1900-1910, peuvent suggérer qu'il a été plus progressif dans cette région.

En effet, la composition sociologique de la population monolingue en patois avant 1914 permet d'avoir une idée du stade auquel était parvenu le renversement à cette date, et le nombre d'enfants monolingues exclusifs ou bilingues français / patois après la première Guerre Mondiale fournit des indications sur le rythme de la fin du renversement.

Au début du XXe siècle, la population monolingue en patois est presque exclusivement enfantine, comme l'était celle de la région du haut plateau. Mais elle est, par contre, proportionnellement moins nombreuse et se recrute essentiellement auprès d'une seule catégorie de la population générale : les enfants monolingues en patois sont pratiquement tous des enfants d'agriculteurs. Les exceptions se rencontrent surtout dans des catégories professionnelles proches du secteur agricole, auquel elles sont fortement liées (charrons, maréchaux-ferrants, tonneliers...) : à titre d’exemple, un témoin, né à Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15) en 1898, et qui se décrivait comme un locuteur patoisant exclusif dans son enfance, avait un père maréchal-ferrant107. Mais le renversement linguistique qui affecta cette région de moyenne altitude avait commencé plus tôt et son déroulement semble avoir été différent : on a vu que les familles du haut plateau qui avaient conservé l'usage du patois avec leurs enfants plus tardivement que le reste des habitants de cette région étaient, elles-aussi, des familles de paysans mais qui présentaient des caractéristiques particulières : il s'agissait essentiellement de familles assez pauvres, isolées géographiquement et socialement. Les familles d'agriculteurs qui, avant 1914, parlaient encore patois à leurs enfants dans la région du plateau intermédiaire ne correspondent pas toutes à cette catégorie particulière. Le patois était en usage auprès des enfants dans certaines familles d'agriculteurs qui n'étaient pas particulièrement pauvres ou isolées. Mais il était parlé dans une partie de ces familles seulement ; dans d'autres, appartenant pourtant à la même catégorie, la plus nombreuse, on ne parlait déjà plus patois aux enfants. Cet état de la transmission du patois ou du français à la veille de la première Guerre Mondiale pourrait donc s'apparenter à celui qui existait entre les deux guerres dans la région du haut plateau, quand une partie des familles d'agriculteurs avait cessé la transmission du patois, d'autant que, sur le plateau intermédiaire, le maintien de cette transmission de la langue ancestrale aux enfants se rencontrait, avant 1914, essentiellement dans les familles paysannes qui ne vivaient pas dans les bourgs. Mais l'étude des cas de monolinguisme en patois chez les enfants après la première Guerre Mondiale montre que le renversement linguistique dans cette dernière région n'était pas simplement plus précoce que dans la région du haut plateau : le rythme du basculement linguistique et ses modalités y ont été différents.

Sur le plateau d'Annonay et au pied du Pilat, on peut rencontrer des personnes qui affirment avoir été monolingues en patois pendant leur enfance, parfois jusqu'à l'entrée à l'école, et qui sont aujourd'hui âgées de moins de 80 ans (le plus jeune locuteur traditionnel que j'ai rencontré est un ancien agriculteur célibataire âgé d’un peu plus de 66 ans qui habitait à Davézieux (n° 31)). Ces personnes, nées pourtant après la première Guerre Mondiale, n'appartenaient pas toutes à des familles pauvres vivant dans des fermes isolées, même si les derniers enfants monolingues ont aussi vécu, dans cette région, dans des familles défavorisées et isolées. Le dernier cas recensé, apparenté à cette situation, et le cas le plus tardif de toute la région du Pilat, est celui rapporté par une institutrice qui enseignait à Davézieux en 1959 : il s'agissait toutefois d'un enfant qui, lors de son entrée à l'école, possédait des rudiments de français, mais qui était beaucoup plus à l'aise en patois ; d'après la description de l'institutrice, son milieu familial correspondait assez bien à celui des familles qui furent les plus conservatrices mais l'enseignante ne se souvient pas dans quel village ou hameau cet enfant habitait (d'autres témoignages d'instituteurs, dont les souvenirs professionnels ne remontent pas en-deçà de 1935, seront évoqués dans la partie consacrée au Déclin du patois -3.2.3). Le cas particulier de cet enfant, qui n'était d'ailleurs pas exclusivement monolingue en patois, est très "atypique" : les derniers cas de transmission du patois aux enfants dans la région du plateau intermédiaire avaient pratiquement cessé avant le début de la seconde Guerre Mondiale. Cela signifie donc que l'abandon de la transmission du patois s'est étalé sur une plus longue période dans cette partie de la région du Pilat. L'essentiel du processus de basculement a duré environ 30 ans sur le haut plateau (de 1914 à 1945 à peu près), tandis que dans la région du Pilat de moyenne altitude, il avait déjà largement commencé avant la première Guerre Mondiale pour se terminer, à quelques cas exceptionnels près, avant la seconde Guerre Mondiale - puisqu'à cette date, seules un petit nombre de familles paysannes, catégorie de la population il est vrai la plus importante numériquement, continuaient à parler patois avec les enfants - soit une période de 30 ans, mais pour une partie seulement du renversement (1910-1939). La durée plus longue du basculement linguistique a eu un impact différent sur les modalités de son déroulement.

Ni le témoignage des informateurs très âgés, ni l'étude de leur histoire linguistique ne montrent d'accélération particulière du renversement pendant la première Guerre Mondiale dans cette partie de la région du Pilat : il ne semble ni se ralentir ni s'accélérer particulièrement à cette époque. Dans la région du haut plateau, cette même période était non seulement marquée par le début du renversement, mais elle était également caractérisée par la fréquence des cas de changement de la langue transmise aux enfants au sein d'une même fratrie. Ce n'est pas le cas sur le plateau intermédiaire : ce type de changement d'attitude des parents entre les enfants les plus âgés et les enfants les plus jeunes semble avoir été plus rare dans cette région, et je n'ai pas recueilli d'informations laissant penser qu'il ait été plus fréquent pendant la première Guerre Mondiale. La stratégie linguistique des familles semble suivre à peu près les mêmes tendances que celles relevées dans la région du haut plateau : les deux membres du couple parental adoptent en général la même langue pour s'adresser aux enfants. Si c'est le patois qui est utilisé, son usage ne correspond pas plus que sur le haut plateau à un désir de préservation de la langue ancestrale. L'attachement à cette langue peut rentrer pour une part dans le choix du patois comme langue familiale, mais, comme dans la région du haut plateau, il semble qu'il s'agisse moins d'une décision raisonnée que de la simple reproduction du modèle que les parents avaient connu dans leur propre enfance. Le sentiment d'insécurité linguistique face au français, qui a pu peser auprès de certains parents qui se seraient sentis peu à même de transmettre un français "correct", a peut-être également joué un certain rôle dans le maintien de la transmission du patois.

Mais la décision, pour d'autres parents, de parler français aux enfants est une décision qui semble, dans cette région, avoir été moins pesante. Les témoignages des acteurs de ce renversement, leurs attitudes actuelles sur le patois paraissent indiquer que ce choix présentait pour eux moins d'enjeu. Certains des couples que j'ai rencontrés m'on dit qu'ils avaient cessé de parler patois avant l'arrivée des enfants : une femme de Brossainc (n° 16, témoin A.b.) disait devant moi à son mari "Oh, le patois, on a arrêté avant les enfants". Les enfants de ce couple nonagénaire n'étaient pourtant pas nés alors que leurs parents étaient particulièrement âgés. Je n'ai rencontré d’exemples de parents ayant utilisé le patois entre eux puis l'abandonnant avant l'arrivée des enfants que dans cette partie de la région du Pilat. Sur le haut plateau, la langue du couple n’a parfois changé totalement (au profit du français) ou partiellement (dans ce dernier cas, ils conservaient l'usage du patois pour leurs interactions particulières, et quelquefois avec les enfants aînés) qu'après la naissance du premier enfant élevé en français. Décrivant l'évolution de la communauté linguistique écossaise qu'elle avait étudiée, N. Dorian parle du climat ("climate", Dorian 1986b, p. 79) qui régnait entre les enfants qui avaient constitué la première génération à s'exprimer spontanément en anglais dans les cours de récréation alors que ceux d'un an plus âgés parlaient surtout le dialecte gaélique de leurs parents (Dorian 1986b, p. 79). Dans la région du plateau intermédiaire du Pilat, le changement de langue peut difficilement s’expliquer par une ambition de plus grande réussite scolaire des enfants auprès de ceux des couples qui passèrent au français dans leurs interactions personnelles avant même la naissance du premier enfant, ni même, directement en tout cas, par le soin de ne pas parler une langue dévalorisée, et donc dévalorisante, puisqu'il s'agissait de la langue pratiquée sans témoin, au foyer familial. Mais cela ne signifie pas que la pression sociale n'existait pas : au contraire, le climat linguistique était devenu tel que le passage au français s'effectuait, dans certains cas, spontanément.

Toutefois, l'arrivée d'enfants dans un couple favorise tout de même le changement de langue : cela reste le motif de la majorité des changements de langue, et c’est un facteur déclencheur. Les hommes célibataires, les "vieux garçons", ayant pratiqué le patois très assidûment et très longtemps (entre amis, et souvent avec des amis plus âgés, mais principalement avec leurs parents chez qui ils habitaient très fréquemment, avec leur(s) frère(s), surtout s'il(s) étai(en)t célibataires eux aussi, et s’ils partageaient le même domicile...), sont très souvent aujourd'hui les plus jeunes des bons locuteurs. La proportion élevée de bons locuteurs chez ces célibataires montre, par défaut, l'importance de la motivation de réussite scolaire pour les enfants dans le changement de langue en faveur du français. Sur ce type particulier de locuteurs, qui existe également, et dans la même proportion à peu près, sur le haut plateau mais aussi dans la vallée du Rhône (où ils sont en moyenne plus âgés), la contrainte de la réussite scolaire des enfants n'a pas pesé, ce qui explique sans doute en partie qu'ils soient restés très souvent des patoisants actifs. Mais les bonnes compétences de cette catégorie sociale (ou matrimoniale) pourraient également résulter du fait qu'étant demeurés célibataires, ces hommes ont conservé plus longtemps un mode de vie archaïque, et donc la langue qui lui était attachée (pour des raisons sociolinguistiques et non pour ses qualités intrinsèques108). Cette raison a en effet sans doute joué pour certains mais nous n'irons pas aussi loin que R. Eucher qui estime que l'exode rural a surtout concerné, dans la région aux confins du Puy-de-Dôme, de la Creuse et de l’Allier qu’il décrit avec beaucoup de cynisme, "les éléments... les plus dynamiques" (Eucher 1990, p. 95109). Cette vision des derniers patoisants, ou d'une partie de ces patoisants - les moins "dynamiques" - partage trop d'étranges similitudes avec les connotations véhiculées par le qualificatif régional cagnas et avec les jugements de valeur qui lui sont associés pour l'appliquer aux célibataires patoisants de la région du Pilat dans leur ensemble. Quelques-uns de ces célibataires ne sont pas des agriculteurs - le cagnas est habituellement paysan - certains sont très impliqués dans la vie sociale ou politique de leur village ou dans des associations locales, et leur mode de vie, d'après ce que j'ai pu en juger, n'a rien de particulièrement archaïque. Une troisième raison explique que les hommes célibataires soient souvent meilleurs patoisants que les hommes mariés du même âge : ils n’ont pas subi l’influence francisante d’une femme de leur âge. Or les femmes de leur génération ont en règle générale été plus souvent que les hommes sensibles au prestige du français et propagatrices de son usage110.

Les couples n'ayant pas eu d'enfant auraient peut-être pu appuyer l’hypothèse du rôle indirect des enfants, hypothèse qui pourrait en partie expliquer la proportion plus importante de bons locuteurs chez les hommes célibataires. Mais une partie seulement de cette catégorie des couples sans enfants aurait pu la confirmer : le maintien, jusqu'à nos jours, du patois entre les conjoints des couples les plus âgés ne peut pas être très probant puisque certains des couples de cette génération (plus de 80 ans) en ont repris l'usage d après le départ des enfants. Parmi les couples de moins de 80 ans, moins susceptibles que les plus âgés d’avoir conservé l’usage du patois entre eux, et n'ayant pas eu d'enfant, l'absence de la motivation scolaire dans le renversement linguistique - qui se serait manifesté par un usage prolongé du patois - n'a pu être vérifiée, faute d'un nombre suffisant de témoins correspondant à ces critères.

Une dernière catégorie matrimoniale peut apporter quelques lumières sur le rôle indirect des enfants dans le renversement linguistique. Si les hommes célibataires sont souvent meilleurs locuteurs que les hommes mariés, les compétences des femmes célibataires dépendent en partie de la tranche d'âge envisagée. Les plus âgées d'entre elles sont très souvent de bonnes patoisantes, parfois meilleures que les autres femmes du même âge : ces meilleures compétences en patois peuvent peut-être s'expliquer par l'absence de nécessité d'auto-censurer leur langue maternelle, alors que les femmes avec enfants se sont imposé cette contrainte. Parmi les femmes célibataires plus jeunes, le niveau des compétences en patois n’est pas homogène. Un exemple apparenté est celui d'une femme de Marlhes (n° 23 ; témoin A. c.), âgée de 70 ans environ, qui était devenue veuve très tôt. Ayant vécu après son veuvage dans la même ferme que ses parents, qui parlaient entre eux en patois, elle était une très bonne locutrice. Cette situation peut se rapprocher de celle des hommes célibataires qui ont vécu avec leurs parents. Mais, dans les cas les plus nombreux, les femmes célibataires de moins de 80 ans semblent posséder les mêmes compétences que leurs congénères féminines, et parfois sont de moins bonnes patoisantes. Insérées surtout dans des réseaux amicaux uniquement féminins où, dans cette génération, le français s'imposa massivement, et ayant peu de contacts avec le monde agricole, elles usèrent moins du patois que les femmes d'agriculteurs, et certaines purent suivre de plus près les nouveaux modèles sociaux qui propageaient le français.

Ce prestige social du français est, avec l'ambition de réussite scolaire pour les enfants - dont le rôle est mis en relief par le comportement des célibataires - l'autre motif qui semble avoir joué, dans la région du plateau intermédiaire, auprès des parents d'avant la première Guerre Mondiale, motif invoqué également par ceux qui se mirent à parler français à leurs enfants entre les deux guerres (ou qui transparaît dans leurs témoignages)111. Ces deux raisons du basculement linguistique vers le français ont également été décelées chez les témoins de la région du haut plateau, où elles étaient toutefois citées de façon plus explicite et s'exprimaient souvent en termes plus "violents". Dans la région du plateau intermédiaire, les témoignages sont moins amers, les "souffrances" engendrées par une forme de honte liée au patois semblent moins aiguës. Les mots de "honte", de "cagnas" apparaissent beaucoup moins souvent dans le discours des témoins de cette région, et je n'ai pas entendu de reproches envers des parents parlant patois à leurs enfants, que ce soit envers les propres parents des témoins ou, reproches plus faciles à formuler, envers d'autres parents. Une autre caractéristique du plateau intermédiaire indique également que le conflit linguistique y a peut-être été moins violent. Même si les patoisants qui nient leur connaissance du patois sont difficiles à comptabiliser, des témoignages de parents ou de voisins, par exemple, permettent toutefois d'en découvrir certains. Or, il m'a semblé que, dans cette région du Pilat, les personnes cherchant à cacher leur connaissance du patois étaient moins nombreuses. D'autre part, sur le haut plateau du Pilat, certaines épouses de témoins âgés relèvent plus ou moins de cette catégorie de patoisants : elles refusent de parler patois - même si elles ne peuvent nier qu'elles le comprennent -, elles ont une image très négative de leur langue maternelle et elles sont heureuses que le patois disparaisse. Sur le plateau intermédiaire, j'ai rencontré beaucoup de couples de personnes âgées, et, si les conjointes sont parfois plus réticentes que leur mari face au patois, elles ont rarement, sur la langue régionale, des propos aussi sévères que ceux de certaines femmes âgées du haut plateau.

Mais des indices plus ténus montrent quand même que le patois souffrait d'une image négative et qu'il était perçu comme un handicap pour l'apprentissage du français. Ainsi, une femme de Peaugres (n° 28) née en 1922 a affirmé qu’à 7 ans, lors de son entrée à l’école, elle ne parlait que patois : elle regrettait cet état de fait qui lui avait, disait-elle, posé plus de problèmes qu’aux autres enfants pour apprendre à lire et à écrire. Dans la région du plateau intermédiaire, il reste entendu que ne connaître que le patois était un handicap à l’école. Mais la plupart des témoins considèrent qu’il n’était pas nécessaire d’être exclusivement francophone pour "réussir à l’école" : pour eux, la connaissance du patois n’était un handicap que si le français était totalement ignoré. Les témoins ont souvent évoqué le souvenir d’exemples amusants d’interférences entre les deux langues en classe, mais ils semblaient estimer que ces interférences étaient passagères.

Certains témoins âgés ont affirmé qu'ils étaient monolingues en patois dans leur enfance mais qu'à leur entrée à l'école, vers 6 ou 7 ans, ils parlaient déjà français. Que s'est-il passé entre leur prime enfance et le début de leur scolarité ? A cette époque (1910 - 1939), deux caractéristiques de cette partie de la région du Pilat la distinguent de la région du haut plateau. Dans la région du plateau intermédiaire, la pratique linguistique à l'intérieur de la famille semble avoir été moins "structurée" que celle qui existait dans la région du haut plateau. Comme sur le haut plateau, les parents avaient également opté entre la pratique du patois, par imitation, ou le choix plus délibéré du français. Mais cette stratégie linguistique, ou cette absence de stratégie en ce qui concerne le maintien de la transmission du patois, semble avoir été moins problématique, le choix plus anodin. Et les témoignages des témoins montrent que les pratiques linguistiques n'étaient pas aussi contraintes.

Dans les familles où les parents parlaient français aux enfants, ce qui était au moins en partie un choix puisque cette pratique allait à l'encontre de celle qu'ils avaient connue dans leur propre enfance, l'usage éventuel du patois n'était pas condamné aussi rigoureusement. Certains des parents l'utilisaient parfois entre eux ou même avec les enfants. La langue ancestrale n'était peut-être pas utilisée plus souvent que dans les familles correspondantes du haut plateau - les familles également engagées, en moyenne un peu plus tard, dans le renversement linguistique - mais elle faisait moins l'objet d'un interdit. Dans cette région, j'ai moins souvent entendu évoquer le souvenir de la demande que certains parents auraient faite aux grands-parents vivant au même domicile de s'abstenir de parler patois aux enfants (les grands-parents de cette région ne semblent pas avoir, pour autant, parlé plus souvent patois à leurs petits-enfants). Le cas du témoin de Vinzieux (n° 17), dont la grand-mère refusait que l'on parle patois à la maison, est particulier : cette femme, originaire de Lyon, était beaucoup plus hostile au patois que la moyenne des habitants de cette région et son attitude s'apparentait plutôt aux familles du haut plateau les plus strictes dans leur censure de la langue régionale.

Dans les familles où l'on parlait patois, il existe également une différence avec les familles équivalentes du haut plateau. Si j'ai relevé peu d'exemples de renversement linguistique au milieu d'une fratrie, il arrivait souvent que le français soit déjà utilisé dans ce type de famille, épisodiquement ou, plus fréquemment, de plus en plus régulièrement. Cette augmentation de l'utilisation du français peut en partie s'expliquer par le rôle des enfants aînés. Ils apprenaient le français à l'école, ou le "perfectionnaient", et ils se mettaient parfois à le parler spontanément à la maison, où les enfants les plus jeunes pouvaient ainsi y avoir accès. Cette pratique du français ne rencontrait pas d'hostilité auprès des parents, qui connaissaient au moins un minimum de français pour avoir tous été scolarisés, et qui parfois l’encourageait112. Un phénomène de francisation progressive de la famille semble avoir parfois conduit certaines d'entre elles (une famille de Peaugres (n° 28) par exemple, ou une à Félines (n° 21)...) à un changement presque complet de langue : le renversement n'intervenait alors pas au milieu d'une fratrie mais survenait progressivement à l'intérieur même de la famille, auprès de tous ses membres à la fois. Dans cette modalité particulière de renversement linguistique, le changement de langue a peut-être été momentané chez les parents, s'ils sont retournés, au moins partiellement, à l'ancien usage du patois dans leurs interactions personnelles après le départ des enfants. Mais parmi les quelques cas que je connais, trop peu nombreux pour en tirer une loi générale, l'arrêt du patois entre les conjoints a pratiquement été définitif (ils ont toutefois pu continuer à le parler de temps en temps entre eux et, seuls ou ensemble, avec d'autres personnes avec lesquelles les interactions s'étaient toujours déroulées en patois).

Dans la région du haut plateau, je n'ai pas relevé d'exemple où la famille dans son ensemble soit passée du patois au français pendant l'enfance des enfants. En général, les enfants ne parlaient pas français à leurs parents si ces derniers leur parlaient patois, alors que cette situation est arrivée, au moins sporadiquement, sur le plateau intermédiaire, ce qui explique en partie que, grâce au français de leurs aînés, de jeunes enfants monolingues soient devenus, ou se soient considérés comme, bilingues à 6 ou 7 ans. Mais cette irruption du français dans une famille patoisante ne s'explique pas seulement par la francisation des aînés à l'école. Le renversement linguistique étant déjà bien amorcé dans cette région, beaucoup d'enfants n'étaient pas exposés au français uniquement par le biais de l'école. La langue nationale était employée de plus en plus et ils pouvaient l'entendre hors du domicile familial, dans le village ou le hameau (le fait d'habiter une ferme isolée restreignait l'exposition au français), et auprès de certains de leurs camarades. Avant même d'aller à l'école, les enfants de moins de 7 ans pouvaient donc entendre parler français plus souvent que dans la région du haut plateau où, à la même époque, le patois restait la langue la plus fréquemment parlée par les adultes.

La francisation plus avancée du plateau intermédiaire explique peut-être que la hantise de l'échec scolaire qui aurait résulté de la simple connaissance du patois y ait été, apparemment, moins forte113. S'il y a tout de même eu quelques cas de censure de la langue régionale, surtout dans les familles qui souffraient de sentiments d'insécurité sociale ou scolaire, la plupart des familles de la région de cette région n'a connu que des velléités de censure du patois : la désaffection déjà visible dont il été l'objet et/ou l'avancée qui pouvait sembler inexorable du français explique peut-être cette tolérance linguistique. Cette partie de la région du Pilat avait-t-elle connu auparavant une période de censure familiale du patois, au début du renversement linguistique ? Les comportements observables dans la dernière partie du basculement ne suffisent pas pour l'affirmer : au début du XXe siècle, les cas d'interdiction du patois sont plus nombreux qu'ensuite, ce qui peut laisser penser qu'ils l'étaient peut-être encore davantage autrefois. Mais il faut noter que, durant la dernière partie du renversement, c'est-à-dire entre les deux guerres, ne pas faire usage du patois, pour des parents, n'était plus le résultat d'un interdit, mais simplement un comportement qui semblait naturel, en adéquation avec le "climat" sociolinguistique, et non le fruit d'une démarche volontaire d'auto-censure.

Le renversement linguistique dans cette partie de la région du Pilat n'est pas seulement la conséquence d'un abandon délibéré de la transmission du patois : certaines personnes ont cessé de parler patois entre elles à l'âge adulte, et l'irruption du français est parfois survenue dans une famille sans que les parents ne le décident. Ces modalités particulières du basculement s'expliquent par sa durée plus longue ; la francisation assez avancée de cette région du Pilat a également permis à certains enfants en âge pré-scolaire d'acquérir une compétence en français alors que le patois était la langue utilisée dans leur famille. Chez les adultes, le français était proportionnellement plus employé que dans la région du haut plateau à la même époque : les enfants nés entre les deux guerres ont été moins exposés au patois. Hors de la famille, au sein de laquelle on parlait éventuellement patois, les occasions d'entendre la langue régionale étaient moins fréquentes que sur le haut plateau : à part les enfants élevés exclusivement en patois et qui l'ont ensuite utilisé, seuls certains enfants issus de familles bilingues ont réussi à développer une compétence relativement complète en patois : il s'agit de ceux, essentiellement des garçons, qui se sont mis à le pratiquer à l'adolescence. Le contexte dans lequel cette démarche était possible est le même que dans la région du haut plateau. Les jeunes hommes ont pu continuer à parler patois ou s'y sont essayés, dans le cadre du travail agricole surtout, avec les hommes adultes. Les motivations sont également identiques à celles qui conduisirent certains jeunes hommes à parler patois à l'adolescence sur le haut plateau : ils ont considéré le patois à la fois comme la langue des hommes et la langue technique de l'agriculture, ou du moins la langue naturellement employée dans ce secteur d'activité114.

Le "jeune" témoin de Davézieux (n° 31 ; témoin B.) âgé d'un peu plus de 66 ans (par opposition à celui né en 1904, témoin A.) fait partie de cette catégorie de patoisants : monolingue en patois jusqu'à l'âge scolaire, il est aujourd'hui un bon locuteur parce qu'il a pu conserver l'usage du patois en travaillant dans le secteur agricole. Un des témoins de Peaugres (n° 28) était une femme, née en 1922, qui, elle aussi, n'a parlé que patois jusqu'à l'âge de 7 ans. Mais, devenue plus tard boulangère, elle ne l'utilisa que très peu au cours de sa vie ; elle possède aujourd'hui des compétences lacunaires en patois (lexique pauvre, débit lent, stratégie d'évitement...) et elle se décrit comme locutrice passive. Ce contre-exemple est toutefois moins probant que d'autres, puisqu'il s'agit d'une femme, donc plus encline à parler français. Le cas des hommes de moins de 70 ans, monolingues en patois ou bilingues durant leur enfance, et qui n'ont pas exercé le métier d'agriculteur ou un autre métier qui les aurait mis en étroite relation avec le secteur agricole est plus révélateur : dans cette catégorie de la population, le niveau de patois est en général très faible, plus qu'il ne l'est dans la même population du haut plateau. A l'inverse, le témoin de Vinzieux (n° 17), pourtant interdit de patois par sa grand-mère durant son enfance, est ensuite devenu un bon locuteur car, étant agriculteur, il a pu longtemps le pratiquer avec son père et ses voisins (le fait qu'il soit célibataire a sans doute également favorisé son usage du patois). Mais comme l'agriculture employait une plus faible proportion de la population, ces locuteurs tardifs sont proportionnellement moins nombreux que dans la partie de haute altitude de la région du Pilat : les bons patoisants de moins de 70 ans sont moins nombreux sur le plateau intermédiaire que sur le haut plateau. Comme, d'autre part, le renversement linguistique avait commencé plus tôt dans la région de moyenne altitude, certaines personnes, y compris dans les familles paysannes qui étaient proportionnellement moins nombreuses, ne parlaient plus patois à leurs enfants dès avant la première Guerre Mondiale : le nombre de bons locuteurs de plus de 70 ans est également plus faible que sur le haut plateau.

La description de l'évolution linguistique du plateau intermédiaire du Pilat montre que le renversement linguistique a été plus progressif que dans la région du haut plateau. Le conflit entre les langues semble avoir été moins âpre. L'abandon de la transmission du patois aux enfants avait déjà débuté en 1900. Comme une partie de la population employait le français, les enfants élevés en patois ont pu acquérir des compétences en français avant d'être scolarisés. De plus, certaines familles ont peu à peu abandonné le patois et des adultes sans enfant sont passés au français spontanément. Nous allons maintenant aborder la situation de la vallée du Rhône, région dans laquelle la faible proportion de patoisants compétents indique que le français s'y est imposé plus tôt que sur le plateau intermédiaire.

Notes
105.

On peut d'ailleurs s'interroger sur le statut d'un "locuteur" de ce type, ne parlant jamais patois mais qui possède, peut-être, des compétences linguistiques importantes dans la langue régionale, des compétences qu'on ne peut pas évaluer. Mais, pour retracer le déroulement du renversement linguistique, ainsi que pour décrire la conscience linguistique des habitants de la région du Pilat, il est nécessaire de prendre en compte les personnes qui appartiennent à cette catégorie que l'on pourrait appeler des locuteurs "muets".

106.

Cette difficulté n’est pas très étonnante : je n’ai même pas réussi à savoir avec certitude quelle était la première langue de ma grand-mère, décédée il y a 13 ans. Ses enfants ignorent si elle parlait déjà français dans sa petite enfance ou seulement lorsqu’elle a commencé à aller à l’école.

107.

Très souvent, l'exercice d'une profession artisanale se faisait d'ailleurs de pair avec l'exploitation agricole de quelques terrains. J. Schnetzler, décrivant la situation démographique de la région de Saint-Etienne entre 1876 et 1946 (les cantons de Saint-Genest-Malifaux et de Pélussin (n° 4) sont compris dans son étude), relève qu'à cette époque : "... beaucoup de ruraux sont à la fois agriculteurs et artisans (voire même ouvriers d'usines), artisans de service (charrons, menuisiers, tailleurs, etc.) ou successivement l'un puis l'autre" (Schnetzler 1971, p. 161).

108.

Même auprès de certains linguistes, le patois a longtemps été considéré comme une langue de paysans, une langue pauvre en concepts ou en termes concernant "la vie de l’esprit". Ainsi Z. Marzys affirme, à propos du francoprovençal en Suisse romande : "Chacun sait que le patois, pauvre en ressources psychologiques et intellectuelles, a pris au français la plupart des mots désignant des notions abstraites (Marzys 1971, p. 177), et il précise en note le sens qu’il attribue à "notions abstraites" : "tous les termes qui ne rapportent pas au monde physique et à la civilisation matérielle" (p. 177, note 22.) Dans le même ordre d’idées, M. Gonon a écrit : "nos grands-pères paysans n’aimaient guère parler de choses abstraites" dans un article portant sur le lexique de la beauté féminine (Gonon 1983, p. 120). Comme toute langue, la langue ancestrale des patoisants de la région du Pilat permettait à ses locuteurs de "tout dire", dans la mesure de leurs besoins linguistiques, qui étaient conditionnés par leur mode de vie et leur culture.

109.

R. Eucher illustre ce passage d’une note dans laquelle il rapporte "ce mot d’un paysan alcoolique qui, [lui] désignant ses compagnons de beuverie vautrés sous la table, s’écria dans un sursaut de lucidité : "Que voulez-vous ! On n’a plus que des types comme ça, ici. Les meilleurs sont partis à la ville !" (Eucher 1990, p. 98, note 14).

110.

Pour la Drôme, J. Cl. Bouvier a également relevé que les hommes célibataires sont en général les meilleurs dialectophones de cette classe d’âge. Il attribue cette caractéristique aux mêmes raisons : "Parce qu’il est amené dans beaucoup de cas à rester seul avec son ou ses vieux parents, parce qu’il n’est pas soumis à l’influence assimilatrice d’une épouse et qu’il n’a pas la responsabilité d’apprendre le français à des enfants, le célibataire de 40-60 ans est bien plus conservateur du parler local que l’homme marié du même âge" (cf. Bouvier 1973, p. 231).

111.

Ces deux motif du changement linguistique existaient dans le Massif Central au milieu du XXe siècle : P. Nauton note que "les jeunes mamans surtout, même paysannes, tiennent cette conduite [qui consiste à essayer de parler français] à l’égard de leurs enfants. "Ça les avance pour l’école" disent-elles, et aussi - mais elles ne le disent pas - leur vanité maternelle souffrirait si elles se montraient dans le bourg avec un enfant qui ne comprendrait pas ou ne parlerait pas le français" (ALMC t. 4, p. 18).

112.

L’histoire linguistique de M. Champailler, un paysan de Pélussin né au début du XXe siècle, s’apparente à cette situation : "Les parents de M. Champailler... parlaient patois entre eux, mais sa mère a commencé à lui parler français dès qu’il a fréquenté l’école" (Champailler, p. 235).

113.

L’attitude de la religieuse de Vinzieux (n° 17) qui proscrivait sévèrement l’usage du patois à l’école mais aussi dans le village, auprès des adultes, passait, dès cette époque semble-t-il, pour outrancière, et était mis sur le compte de son "fort caractère".

114.

Dans la communauté linguistique décrite par R.-C. Schüle - une commune située en domaine francoprovençal, dans le Valais, en Suisse - les hommes conservaient également, en 1971, l'usage du patois entre eux dans certains réseaux sociaux : clubs sportifs, sociétés locales... (R.-C. Schüle 1971, p. 197).