5.3.2.3. La vallée du Rhône

Dans cette partie de la région du Pilat, il est a priori assez facile d'évaluer la proportion de bons locuteurs du patois dans chaque localité : cette proportion est très faible. Seuls quelques octogénaires peuvent parler couramment patois aujourd'hui. Mais l'évaluation du nombre réel de patoisants est plus délicate : ceux-ci sont si peu nombreux que l'estimation peut facilement aller du simple au double. Le risque d'oublier un locuteur est grand : un témoin peut nier ses compétences (mais cependant moins fréquemment dans cette région ou dans celle du plateau intermédiaire que dans la région du haut plateau). S'il n'est pas interrogé directement, son existence en tant que patoisant peut être ignorée par les autres locuteurs, soit parce que ce patoisant a rejeté très tôt le patois et ne l'a jamais utilisé115, soit parce qu'il n'a presque jamais eu l'occasion de le parler avec les locuteurs interrogés, qu'il ne l'a pas fait depuis très longtemps ou même qu'il ne l'a jamais parlé avec eux : nous verrons que, dans cette région particulièrement, le patois n'est aujourd'hui utilisé qu'entre une sous-partie seulement des locuteurs patoisants, et même n'est parfois plus parlé du tout (nous ne considérons, pour l'instant, que la population originaire du village même ; nous évoquerons ci-dessous, dans le chapitre Usage actuel, l'impact possible des populations des maisons de retraite, qui sont souvent d'origines géographiques variées).

Existe-t-il, dans la vallée du Rhône, des personnes dont le patois a été la langue maternelle exclusive ? Parmi les personnes âgées interrogées dans cette région dans le cadre de l'enquête linguistique - les meilleurs dialectophones que j'ai pu trouver - une seule s'est décrite comme ayant été monolingue en patois dans son enfance (et jusqu'à son entrée à l'école disait-elle). Il s'agissait d'un ancien agriculteur habitant à Champagne (n° 31), et qui aurait aujourd'hui 100 ans116. Quand j'ai interrogé les témoins de la vallée du Rhône sur leur pratique actuelle du patois et les personnes avec qui ils le parlaient, aucun des interlocuteurs cités n'a été décrit comme monolingue pendant son enfance. Il s'agissait pourtant souvent de personnes que les témoins connaissaient très bien, avec lesquelles ils étaient allés en classe ou avaient joué pendant leur enfance. Le témoin de Champagne est donc le seul parmi la cinquantaine de patoisants (patoisants rencontrés ou patoisants dont l'histoire linguistique a été évoquée par des témoins), qui, à ma connaissance, aurait eu le patois comme langue maternelle. Ce rapport de un pour 50 n'est évidemment qu'indicatif (il n'y a qu'à propos du village de Serrières (n° 22) que je puisse être assez formel : il ne reste plus, dans ce village de 1200 habitants, qu'une seule personne pouvant parler couramment patois), et il ne s'agit que de la proportion d'ex-monolingues parmi les patoisants et non parmi l'ensemble des personnes âgées de plus de 75 ans.

En effet, seule une partie des personnes âgées vivant actuellement dans des villages de la vallée du Rhône, et qui sont originaires de cette région, possède des compétences en patois. Une autre partie de la population âgée de plus de 80 ans affirme ne pas comprendre le patois, et ne l'avoir jamais compris. Tous ont pourtant eu l'occasion de l'entendre - ils citent très souvent le marché comme un lieu où l'on pouvait entendre parler patois - mais beaucoup n'ont presque jamais été impliqués de très près dans une interaction qui se déroulait en patois. Dans certaines familles, dès le début du XXe siècle, le patois n'était plus utilisé à la maison117. Dans d'autres familles, des témoins ont parfois entendu leurs grands-parents vivant au même domicile parler patois, mais ce n'était même pas systématique : à cette époque, une partie des personnes âgées ne parlait pas patois, en tout cas dans le cadre familial, même si beaucoup pouvaient l'utiliser avec des locuteurs de leur âge hors de la maison. Mais si le patois n'était pas parlé par les personnes âgées, il ne s'agissait sans doute pas, dans ces familles, d'une censure : la seconde génération, les parents, n'avait pas à se contraindre à parler français, puisqu'elle ne possédait que des compétences passives en patois, et la génération des petits-enfants ne le comprenait pas. Enfin, plus fréquemment, la langue locale était parlée par les parents, principalement le père, et par les grands-parents. Cette exposition au patois a pu permettre à certains enfants d'acquérir quelques compétences, mais je n'ai rencontré personne qui, dans un environnement linguistique de ce type - utilisation du patois devant les enfants mais pas avec eux - se soit mis à le parler à l'adolescence (il n'est toutefois pas exclu que quelques-uns des patoisants de cette région du Pilat fassent partie de cette catégorie de locuteurs, mais, s'il en existe, ils sont sans doute peu nombreux).

La très grande majorité des personnes qui sont aujourd'hui de "bons" locuteurs du patois (c'est-à-dire capables de le parler parfaitement ou relativement bien) sont des personnes à qui l’on a parlé patois pendant l'enfance. A l'exception du témoin de Champagne, le patois n'était pas, pour eux, l'unique langue maternelle. Le français était également pratiqué dans la famille. Le patois était parlé par les grands-parents et, des deux parents, c'était en général plutôt le père qui le parlait, et avec son fils essentiellement. En effet, les témoins rencontrés dans la vallée du Rhône ont pratiquement tous été des hommes, et d'après leurs dires, les patoisants qu'ils connaissaient, dans chacun de leurs villages respectifs, étaient également uniquement des hommes. Je n'ai rencontré, dans cette région, que deux couples ; la plupart des autres témoins étaient célibataires (Saint-Pierre-de-Boeuf, n° 8) ou veufs (Serrières (n° 22)). A Limony (n° 18), c'est un couple qui m'a renseigné : les deux conjoints parlaient encore parfois patois entre eux - assez rarement toutefois. L'épouse estimait qu'elle était moins bonne locutrice que son mari et elle n'a participé directement aux enquêtes que sporadiquement, pour pallier les défaillances de son époux. En fait, elle était originaire d'un village du plateau intermédiaire et n'est venue habiter à Limony qu'après son mariage. Ses compétences, visiblement plus importantes qu'elle ne le pensait ou ne le disait, s'expliquent par son origine géographique, et elles n'ont pas été testées en détail. Le témoin très âgé (il était né en 1901) rencontré à Champagne (n° 31) était marié également, mais son épouse, gravement malade, n'a pas participé aux enquêtes linguistiques. Un fils célibataire (60 ans environ) vivait au domicile de ce couple. Le père m'a dit qu'il s'adressait parfois à son fils en patois - il ne l'a jamais fait devant moi - mais le fils répondait, paraît-il, en français (je ne connais pas la langue des interactions mère / fils, ni l'histoire linguistique et les compétences de la mère). Lors de l'enquête linguistique, le père avait souvent des "trous de mémoire" et le fils lui suggérait des mots mais dans une phonétique très "défaillante".

A Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8), la personne que beaucoup m’ont conseillé de rencontrer faisait en fait partie de cette catégorie de témoins que les dialectologues regroupent souvent sous le terme d’"érudits locaux", et dont les compétences effectives sont en général décevantes. Ce témoin très âgé (il avait plus de 90 ans au moment des enquêtes) appartenait à une famille aisée du bourg de Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8). Il s’agissait d’un viticulteur possédant une riche exploitation. Il avait exercé des fonctions politiques relativement importantes et il n’avait jamais vraiment parlé patois. Pourtant, beaucoup d’habitants du village semblaient le considérer comme patoisant. La personne qui, en définitive, a tenu lieu de témoin pour la localité de Saint-Pierre-de-Boeuf était un homme célibataire, aujourd’hui octogénaire, et qui habitait une ferme juste en-deçà de la crête qui surplombe le Rhône (les limites entre les trois parties que nous avons distinguées dans la région du Pilat - voir carte D - ne sont qu’indicatives, et la ferme où habitait ce témoin relève peut-être plutôt du plateau intermédiaire). Malgré son âge et son lieu de résidence à l’écart de la vallée du Rhône proprement dite, ce patoisant m’a affirmé qu’il parlait déjà français lors de son entrée à l’école. A Andance (n° 35), les patoisants qui ont participé aux enquêtes organisées dans une salle mise à disposition par la mairie étaient tous des hommes à qui l’on avait parlé à la fois patois et français durant leur petite enfance, avant l'entrée à l'école. Les épouses n'étaient pas présentes, et ne semblaient pas très intéressées.

Ce tableau presque exhaustif des témoins rencontrés dans les villages de la vallée du Rhône ne permet pas de dire grand chose du renversement linguistique dans cette région, sinon qu'il était presque terminé lors de la première Guerre Mondiale. La transmission du patois aux enfants était pratiquement interrompue. Il n'était déjà plus parlé par une partie de la population, surtout à partir de la génération des personnes qui était parents d'enfants de moins de 20 ans à cette époque - soit des gens nés entre 1875 et 1900 à peu près - et certaines des personnes nées entre 1900 et 1920 ne le comprenaient déjà plus : deux femmes de Serrières (n° 22), par exemple, nées avant la première Guerre Mondiale (deux soeurs dont l'une est aujourd'hui décédée), ne comprenaient pas le patois au moment des enquêtes alors que certains des membres de leur famille (parents, frère) l'avaient utilisé à la maison familiale et qu'elles avaient toutes deux été commerçantes leur vie durant (si le patois avait cours sur le marché, il n'était plus utilisé par certains commerçants dès le début du XXe siècle). Néanmoins, certaines caractéristiques sociologiques des derniers patoisants de la vallée du Rhône donnent quelques indications sur la fin de la période qui vit le français supplanter le patois.

Une majorité des patoisants actuels de cette région est constituée d'anciens agriculteurs, bien que l'on trouve aussi un ancien chef de gare par exemple (le témoin de Limony). Mais, trait commun à tous ces patoisants, ils sont tous des fils de paysans, sans exception. Il est difficile de savoir dans quels types de famille ils vivaient il y a 80 ans. Appartenaient-ils à l'une des deux catégories qui conserva le plus longtemps le patois dans les deux autres parties de la région du Pilat ? D'après leur mode de vie et le type de leur exploitation agricole, les deux frères de Peyraud et le témoin de Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8), tous trois célibataires, ont peut-être fait partie de la catégorie conservatrice. Pour le témoin de Champagne (n° 31), le doute subsiste, mais pour le témoin de Serrières (n° 22) et celui de Limony (n° 18), ce n'est pas le cas. Le premier habitait dans le bourg durant son enfance, la ferme familiale était relativement importante et son père avait un niveau scolaire élevé pour l'époque. Le témoin de Limony habitait lui-aussi dans un bourg, et il a également fait des études relativement poussées, ce qui n'était en général pas le cas dans les familles conservatrices, souvent pauvres, du plateau intermédiaire et du haut plateau. D'après ces quelques données, on peut noter que les derniers patoisants de la vallée sont tous issus du milieu agricole, mais qu'ils n'ont pas forcément grandi dans des milieux définis aujourd'hui comme "défavorisés".

Au cours des nombreuses heures passées auprès du témoin de Serrières (n° 22), un ancien agriculteur qui s’était prêté aussi bien à une enquête linguistique très détaillée qu’à l’enregistrement de plusieurs histoires en patois, jamais ne transparut dans son discours de trace de honte, de dédain ou de mépris du patois. Il faisait le constat de sa disparition prochaine et le déplorait. Aucune trace non plus de la crainte que la connaissance du patois puisse entraver l'apprentissage du français, ni pour son propre compte ni pour d'autres - ses enfants y compris - ; pas d'appréhension à parler patois au risque "d'y perdre son français" : ce témoin ne semblait éprouver aucun complexe à l'égard du patois. D'après ses indications sur l'usage du patois dans sa famille quand il était enfant, il ressort plutôt que son milieu familial aurait pu faire partie de la catégorie des familles qui, ne souffrant ni de sentiments d'insécurité linguistique ou scolaire, ni d’insécurité sociale, avaient pu maintenir par plaisir l’usage de la langue ancestrale. Son père aimait parler patois avec lui, ainsi que sa grand-mère, née sans doute avant 1840 : le fait, pour une personne âgée et en particulier une femme, de continuer, avec plaisir et sans réticence, à parler patois avec son petit-fils à la fin du renversement linguistique, avec l'assentiment du père, et surtout de la mère de famille, est un cas de figure assez rarement relevé, dans la région du haut plateau notamment.

Le témoin de Limony (n° 18), qui n’appartenait pas non plus à une famille pauvre et socialement isolée, était plus sensible que le témoin serriérois au conflit possible entre connaissance du patois, ou au moins son usage, et réussite scolaire - mais sa femme l’était plus encore, ce qui le poussait à pondérer les propos de son épouse. Par contre, pas d’indice, chez lui, de sentiment de gêne à l’égard du patois : il aimait le parler, regrettait de ne plus pouvoir le faire, il appréciait beaucoup nos rencontres et le fait que le patois puisse faire l’objet d’études et, surtout que des traces de cette langue, sous la forme honorifique pour lui de l’écrit, puissent subsister. Contrairement au témoin précédent, son attachement au patois ne semble pas être dû son entourage familial pendant l’enfance, mais plutôt être une démarche personnelle. Il s’est décrit comme étant, durant sa jeunesse, un des rares de sa génération à essayer de continuer à parler patois. Dans les années précédant les enquêtes, il l'utilisait avec l'un de ses voisins décédé avant nos rencontres, mais il se plaignait qu’à la fin de sa vie, son interlocuteur se soit mis à refuser de parler patois. Ce comportement, dont je ne connais pas les motivations exactes - à en croire ce témoin, ce patoisant en était venu à considérer que le patois était devenu suranné, anachronique - est un des rares relevés dans la vallée du Rhône qui pourrait indiquer une forme de gêne envers le patois. D’après les témoins de cette partie de la région du Pilat, nombre de leurs anciennes interactions en patois se sont peu à peu déroulées en français durant les dernières décennies du XXe siècle, mais ce changement d’une langue pour une autre s’est passé le plus souvent spontanément, sans que l’un des locuteurs décide sciemment de passer au français et d’imposer ce choix à son interlocuteur.

En accord avec ces traces assez faibles de sentiments d’insécurité linguistique relevées auprès de la majorité des patoisants de la vallée du Rhône, et qui existaient, semble-t-il, également peu chez leurs parents, leur propre attitude envers leurs enfants n’a apparemment pas beaucoup souffert non plus d’un conflit entre les deux langues. Comme dans le cas du plateau intermédiaire, on peut se demander si cette relative "sérénité" est propre à la fin d'un renversement linguistique qui s'étala sur une longue période, et si, dans les premières étapes de ce changement, le sentiment d'insécurité a été plus vif, se manifestant alors par une plus grande hantise de l'échec scolaire et/ou une image du patois plus dévalorisée et, donc, dévalorisante. Pour la région de la vallée du Rhône, plus encore que pour la région qui la surplombe, il est difficile de répondre. Au début du XXe siècle, le renversement linguistique est presque achevé et on dispose d'une profondeur historique trop étroite - une vingtaine d'années tout au plus, de 1900 à la première Guerre Mondiale - pour pouvoir saisir une évolution des attitudes ou des comportements autour du patois.

Toute la génération à laquelle appartenaient les derniers patoisants - les personnes nées entre 1900 et la première Guerre Mondiale- a transmis le français à ses enfants, non par censure du patois, mais parce que le français s’imposait à eux spontanément. Mais le patois n’avait pas totalement disparu entre parents et enfants après la première Guerre Mondiale : quelques hommes ont, semble-t-il, parfois parlé patois devant leurs fils et même avec eux. C’est le cas du patoisant de Champagne (n° 31), comme on l’a vu, mais aussi de ceux de Serrières (n° 22) et de Limony (n° 18). Cette pratique est toutefois restée assez limitée et aucun des trois fils concernés (le témoin de Serrières avait deux garçons mais je ne connais pas le niveau exact de compétence du second ; il n’est pas décrit pas ses proches comme un vrai patoisant) n’est parvenu, par cette unique exposition au patois, à développer une compétence suffisante pour pouvoir le parler couramment118. Chacun des ces trois hommes nés après la première Guerre Mondiale décrit d’ailleurs ses compétences par la phrase habituelle "Le patois, je comprends tout, mais je le parle pas" (c’est-à-dire, "je ne sais pas le parler", et non "je m’abstiens de le parler"). Tous trois répondaient en français à leur père, à quelques exceptions près119, et aucun d'eux ne s’est essayé à parler patois lors de l’adolescence, comme beaucoup de garçons le faisaient, à cette même époque, sur le haut plateau mais également, dans une moindre mesure, sur le plateau intermédiaire. Dans la vallée du Rhône, le patois, cantonné à la sphère familiale, ne pouvait plus passer, à cette époque, pour une langue synonyme de langue d’hommes, ni pour être la plus adéquate pour parler des activités agricoles. Ces fonctions symboliques du patois (langue virile et langue de la terre) avaient joué en sa faveur à l’époque de leurs pères mais elles n’étaient plus d’actualité entre les deux guerres.

D’après les dires du témoin de Limony (n° 18), qui m’expliquait que, dans sa jeunesse, il tentait de pousser ses camarades à parler patois sans rencontrer beaucoup de succès, la connotation virile et rurale de la langue ancestrale, au début du XXe siècle, n’attirait d’ailleurs plus grand monde. Nulle part dans la vallée du Rhône, on ne m’a indiqué un témoin potentiel âgé de moins de 70 ans, tranche d’âge parmi laquelle auraient pu exister des personnes qui auraient commencé à parler patois à l’adolescence. Pourtant, si les bons locuteurs indiquent en général des témoins dont les compétences correspondent aux leurs (cf. ci-dessous Chapitre 10. La communauté linguistique), les personnes n’ayant que quelques notions de patois, et, à un degré plus important encore, les francophones exclusifs, m’ont souvent signalé des patoisants potentiels qui ne s’avéraient pas de très bons locuteurs : érudits locaux (comme à Saint-Pierre-de-Boeuf, n° 8), personnes considérées par la communauté villageoise, essentiellement francophone, comme parlant patois mais seulement capables de prononcer quelques blagues ou de jouer quelques saynètes lors des fêtes, ou locuteurs montrant un intérêt pour le patois supérieur à la moyenne de la population - qui, dans son ensemble, y est assez indifférente - mais dont les compétences sont faibles. C’est dans cette dernière catégorie qu’il aurait été possible de trouver des hommes qui auraient commencé à parler patois à l’adolescence, mais, dans aucun village de la vallée du Rhône, je n’ai été dirigé vers un locuteur de ce type âgé de moins de 70 ans. Dans cette tranche d’âge, je n’ai découvert que des locuteurs, aux compétences presque exclusivement passives.

Au début du XXe siècle, le renversement linguistique est encore plus avancé dans la vallée du Rhône que sur le plateau intermédiaire. Ce constat assez prévisible s’explique aisément par la situation particulière de cette partie de la vallée du Rhône. Cette bande de terre étroite qui longe l’ouest du Rhône appartient au grand axe de communication qui joua très tôt un rôle économique essentiel. Lieu de passage, lieu d’échange, la vallée du Rhône connaît depuis longtemps une activité commerciale importante. Dans la section de la vallée qui fait partie de notre domaine, tous les anciens ports sont situés sur la berge ouest : Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8), Serrières (n° 22), Andance (n° 35)... La batellerie occupait, directement ou indirectement, une partie importante de la population. Cette couche de la population était déjà francisée au début du siècle, comme l'était celle, également importante en proportion, qui travaillait dans le secteur commercial ou celle du secteur artisanal, liée à ces deux secteurs d'activité, qui employait également un grand nombre de personnes. Si le climat et le relief étaient propices à l'agriculture (coteaux ensoleillés pour la vigne, plaines alluviales pour les arbres fruitiers, les céréales et les légumes), la surface disponible était limitée et le nombre de paysans était, proportionnellement aux deux autres parties de la région du Pilat, et surtout au haut plateau, beaucoup plus faible. L'essentiel de la production était destiné à la vente et l'élevage ne représentait qu'un secteur peu important de l'activité agricole : il couvrait en partie les besoins familiaux mais restait nécessaire pour fournir la traction animale indispensable, au début du XXe siècle, pour effectuer les travaux agricoles. C'est dans cette partie de la région du Pilat que les chevaux étaient les plus nombreux, mais ils n'étaient pas tous destinés à l'agriculture. Les transports de marchandise, la traction des péniches nécessitaient de nombreux attelages. Dans l'agriculture, la mécanisation commença à peine plus tôt que sur le plateau intermédiaire, mais, pas plus dans cette partie de la région du Pilat que dans les autres, elle n'a été le facteur déclenchant de la francisation : le renversement linguistique semble avoir toujours débuté, dans notre région, avant les mutations économiques les plus importantes qui bouleversèrent le mode de vie au XXe siècle. Si le patois était encore très utilisé au début du siècle, s'il s'avérait presque indispensable dans certaines relations commerciales avec la région du plateau intermédiaire - les relations avec le haut plateau étaient beaucoup plus lâches, cette dernière région étant surtout tournée vers la Haute-Loire en ce qui concerne le secteur agricole120, ou vers Saint-Etienne pour le domaine commercial - son emploi était déjà en partie cantonné à des fonctions particulières, fonctions identitaires ou langue que l'on pourrait dire véhiculaire quand elle était utilisée dans le cadre des relations commerciales. Dans la vallée du Rhône au début du XXe siècle, le patois n'était plus, pour une bonne partie de la population, la langue presque exclusive de la vie de tous les jours.

Dans la vallée du Rhône, le renversement linguistique est presque achevé au début du XXe siècle. Le nombre d'enfants élevés en patois est très faible. Une grand partie de la population emploie le français et la plupart des enfants n'est pas suffisamment exposée au patois pour pouvoir l'apprendre. Les puissants sentiments d'insécurité linguistique, scolaire ou sociale qui ont existé dans le reste de la région du Pilat, et surtout sur le haut plateau, semblent avoir été peu importants. Contrairement au basculement linguistique qu'a connu le haut plateau, le changement du patois au français a apparemment été progressif dans la vallée du Rhône : ce type de renversement pourrait être qualifié de remplacement pour le distinguer du précédent.

Notes
115.

Peut-on compter comme "locuteur" de la langue régionale quelqu'un qui ne l'utilise jamais ? Une partie des personnes appartenant à cette catégorie ne refuse toutefois pas de participer à des interactions en patois, mais, même dans ces situations, ne parle que français.

116.

Ce témoin m’a dit n'avoir pas toujours vécu dans la ferme qu’il occupait lors de nos rencontres : il m’a cité le nom patois du lieu-dit où il avait passé son enfance mais je n’ai pas pu le localiser précisément. Il pourrait s’agir d’un hameau situé sur les pentes surplombant le village de Champagne (n° 31). Son monolinguisme serait alors moins étonnant : son hameau natal appartiendrait à la région du plateau intermédiaire plutôt qu’à celle de la vallée du Rhône.

117.

L’exogamie, plus importante dans cette région, explique en partie pourquoi le français était déjà, dans certain cas, l’unique langue familiale.

118.

Le témoin de Limony a également une fille dont il dit qu’elle ne comprend qu’à peine le patois. Lui ou son épouse ne lui ont pratiquement jamais parlé patois, mais cette femme l'a entendu quand ses parents se parlaient entre eux et, sans doute, quand son père parlait à son frère.

119.

Leurs actuelles productions spontanées se limitent en général à quelques mots, comme des formules ou des expressions figées, et à l'emploi occasionnel d'un vocabulaire patois technique concernant les activités agricoles, qui, quand il est francisé, s'identifie en partie avec le lexique du français régional.

120.

D'après ce que j'ai entendu, le français régional utilisé dans la région du haut plateau présente d'ailleurs plus de ressemblances avec le vocabulaire décrit dans le Dictionnaire du français régional du Velay (Fréchet - Martin 1993) qu'avec celui du Dictionnaire du français régional du Pilat, qui provient de collectes effectuées dans le canton de Pélussin (n° 4) (Martin 1989).