L'abandon de la transmission du patois est un des aspects du renversement linguistique. Pour visualiser les différences entre les trois parties de la région du Pilat, on peut représenter les diverses étapes de l'abandon de la transmission du patois par les courbes ci-dessous (cf. figures 2.1., 2.2. et 2.3. ci-dessous).
L'âge des témoins ne permet pas de remonter avec une précision suffisante en-deçà du début du XXe siècle : 1900 a été choisi comme la date la plus reculée à partir de laquelle des courbes schématiques pouvaient être proposées. En l'absence de données chiffrées, impossibles à recueillir, ces trois tableaux doivent être lus comme des représentations indicatives ; la forme générale des trois courbes est conforme à la réalité observée, les dates où les courbes atteignent le taux de 100% sont relativement sûres, mais les pourcentages sont forcément imprécis : malgré cette imprécision, ces représentations peuvent permettre de visualiser l'évolution survenue dans la région du Pilat au cours de la première moitié du XXe siècle. Les courbes tiennent compte de la part de la population d'origine agricole et chacune d'elles englobe des situations variées : l'abandon de la transmission de la langue régionale ne s'est pas déroulé exactement de la même façon dans les différentes localités de chaque région121, ni, dans une même commune, entre le bourg, les hameaux et les fermes isolées.
Dans le haut plateau, l'essentiel du mouvement d'abandon progressif de la langue vernaculaire était encore observable au moment des enquêtes. Bien sûr, dès 1900, quelques enfants étaient déjà élevés en français : la courbe noire commence légèrement au dessus du niveau zéro. Mais, à cette date, la part d'enfants exclusivement francophones est très faible. Ces enfants vivent alors dans des familles de notables locaux, peut-être dans le foyer de certains instituteurs, de fonctionnaires, de quelques commerçants ou de certains passementiers. Dans un petit nombre de familles issues d'autres régions, les parents parlent peut-être français avec les enfants. Pendant la première Guerre Mondiale (la période des deux Guerres Mondiales est grisée sur les figures 2.1.-3.), quelques familles de paysans, la catégorie de la population la plus nombreuse, commencent à abandonner le patois pour parler français aux enfants. Mais la majorité des enfants est encore dialectophone. Après la guerre, le processus d'interruption de la transmission du patois s'intensifie peu à peu, jusqu'au moment où la nouvelle stratégie linguistique des parents devient une règle partagée par une grande partie de la communauté : à la période où survient ce phénomène, l'abandon du patois auprès des enfants s'accélère nettement, la courbe noire marque une inflexion, devient exponentielle et l'abandon du patois dans l'éducation des enfants est presque général à la fin de la seconde Guerre Mondiale, bien que quelques cas de plus en plus isolés puissent encore se rencontrer jusque dans les années soixante au plus tard.
Dans la région du plateau intermédiaire, l'abandon du patois avait déjà commencé avant le début du XXe siècle : seule une partie du renversement peut encore être reconstituée aujourd'hui. En 1900, les personnes qui parlent patois à leurs enfants sont essentiellement des paysans ou des personnes exerçant une activité professionnelle liée à l'agriculture. Mais la population agricole est proportionnellement moins nombreuse dans cette région que dans celle du haut plateau. D'autre part, une partie de la population paysanne a déjà commencé à parler français aux enfants. Néanmoins, les enfants élevés en français sont sans doute, au début du XXe siècle, toujours minoritaires dans la région du plateau intermédiaire. La guerre de 1914-1918 ne marque pas d'inflexion particulière : l'abandon du patois augmente sans accélération notable, et c'est un peu après la première Guerre Mondiale que l'on peut approximativement situer le moment où le français devient la langue le plus souvent transmise aux enfants. Le phénomène social qui, sur le haut plateau, accéléra l'abandon du patois n'a pas été relevé dans cette région. La courbe augmente malgré tout plus vite qu'auparavant car on a vu que, sous la pression du français qui s'imposait de plus en plus, certaines familles ont totalement changé de langue, tous les membres de la famille passant alors du patois au français. A la veille de la seconde Guerre Mondiale, pratiquement toutes les familles ont cessé de transmettre le patois à leurs enfants, même si quelques cas ont pu exister pendant la guerre de 1939-1945 et un peu après (mais moins tardivement que sur le haut plateau).
Au début du XXe siècle, la situation du patois était encore plus dégradée dans la vallée du Rhône. Les enfants élevés en patois étaient pratiquement tous issus de familles paysannes, lesquelles étaient minoritaires dans cette région. Le faible nombre de témoins potentiels impose une grande prudence, mais il est vraisemblable que, dès 1900, la transmission du patois n’ait perduré pratiquement plus que dans deux catégories opposées de la population paysanne : il semble que seules les familles paysannes relativement défavorisées, et, à l'opposé, les familles paysannes assez aisées, suffisamment sûres de leur statut social pour ne pas souffrir de leur usage du patois - un usage surtout familial et non exclusif avec les enfants, à qui l'on parlait également français - continuaient alors à transmettre le patois aux enfants. Le niveau de la courbe indiquant le pourcentage d'enfants élevés en français en 1900 doit donc se situer bien au-dessus des 50%. Les derniers cas de transmission du patois se font très rares dès le début de la première Guerre Mondiale et disparaissent après cette guerre (au sud de la partie de la vallée du Rhône comprise dans le domaine d'enquêtes, la transmission a peut-être duré un peu plus longtemps) : le taux de transmission du français atteint les 100% dans les années 1920.
Ces trois représentations de l’abandon de la transmission du patois peuvent donner une indication sur le taux de la population monolingue en patois. Dès 1900, il n'existe pratiquement plus d'adultes qui ne comprennent pas le français, ou même ne sachant pas le parler. Dans la vallée du Rhône, il est certain qu'il n'y a pas de locuteur de ce type en 1900. S'il en existait dans les deux autres parties de la région du Pilat, ils devaient représenter un pourcentage insignifiant. Au cours du XXe siècle, la seule population monolingue en patois était composée des enfants élevés dans cette langue et non encore scolarisés. Mais les courbes noires des figures ci-dessus ne peuvent en donner une image fidèle : elles représentent le pourcentage d'enfants élevés en français sans exclure ceux à qui l’on parlait aussi patois, ou les enfants dialectophones qui vivaient dans des communautés suffisamment francisées pour qu'ils aient pu acquérir des compétences dans la langue nationale, auprès de leurs frères et soeurs aînés par exemple, ou hors de la famille dès qu'ils ont eu l'âge d'aller jouer dehors. Les courbes qui représentent le taux d'enfants monolingues en patois (en rouge), c'est-à-dire ne possédant aucune compétence en français, ou presque aucune, sont toujours au-dessus de celles qui figurent dans les schémas ci-dessus.
Dans la vallée du Rhône, un très faible pourcentage des enfants à qui l'on a parlé patois dans la famille n'a connu que cette langue dans le foyer familial : parmi les patoisants interrogés, ce n'est le cas que pour le témoin de Champagne (n° 31).
Sur le plateau intermédiaire, le français s'est imposé suffisamment tôt dans une partie des communautés villageoises pour que, très vite au cours du XXe siècle, un nombre de plus en plus important d’enfants qui avaient le patois comme langue familiale, connaisse déjà un peu de français à l'âge de 7 ans, au moment de l'entrée à l'école.
Les enfants du haut plateau nés au début du XXe siècle et élevés en patois pouvaient encore être exclusivement monolingues jusqu'à l’âge de 7 ans : le patois est pratiquement resté la seule langue parlée par les adultes, sauf avec certains enfants, jusqu'au premier quart du XXe siècle environ. Ensuite la courbe des enfants monolingues se sépare nettement de celle des enfants élevés en patois : la règle de plus en plus partagée par l’ensemble des adultes de n’utiliser que le français avec les enfants ou en leur présence a pu permettre à ceux des enfants qui étaient encore élevés en patois d’acquérir des compétences dans la langue nationale. Leurs compagnons de jeux francophones ont également dû favoriser cette francisation.
On peut également reporter sur ces schémas le pourcentage de la population enfantine exclusivement francophone (courbes bleues). Relativement important en 1900 dans la vallée du Rhône, ce pourcentage est plus faible dans les deux autres parties de la région du Pilat à la même date (et même très peu élevé sur le haut plateau). Dans les trois régions, il ne commence à croître significativement qu'à partir du moment où l'usage du patois se raréfie dans l'ensemble de la communauté linguistique ; jusque là, l'exposition à la langue vernaculaire est toujours suffisamment importante pour qu'un enfant puisse encore acquérir quelques compétences en patois.
Pour le plateau intermédiaire, la courbe ne prend pas en compte la situation de la ville d’Annonay, qui, si elle appartient à la région du plateau intermédiaire, n’a pas suivi les mêmes évolutions que la campagne environnante.