5.4.3.4. Analogies avec les situations décrites dans Dorian 1986b

Les différentes formes du renversement linguistique que la région du Pilat a connues présentent quelques ressemblances avec les deux situations décrites en détail par N. Dorian dans l'article de 1986 où elle compare surtout le tip survenu dans une communauté gaélique d'Ecosse à celui qui toucha une famille appartenant à une communauté de langue allemande de Pennsylvanie, aux Etats-Unis (Dorian 1986b). Mais un point méthodologique important distingue l'étude de N. Dorian de ce travail qui tente de décrire le renversement d’une langue vers une autre dans la région du Pilat : N. Dorian a pu étudier le renversement linguistique tandis qu'il était en train de se réaliser dans les deux communautés qu'elle a décrites, alors qu'il est pratiquement terminé depuis un siècle dans la vallée du Rhône, et depuis près de cinquante ans dans les deux autres parties de la région du Pilat124. Elle a pu, en particulier, tester les compétences des locuteurs des deux communautés pendant le renversement linguistique ou peu après. Or l'évaluation des compétences des dialectophones du Pilat ne reflète qu'imparfaitement la situation passée.

En effet, pendant le laps de temps écoulé entre l'enfance des témoins et la fin du XXe siècle, l'exposition au patois d'une part, et sa pratique éventuelle d'autre part, ont pu modifier leurs compétences, dans des directions qui peuvent être opposées. Le niveau de compétence dans la langue vernaculaire a diminué si l'exposition au patois a été faible ou nulle après l'enfance : c'est ainsi le cas pour les personnes qui ont quitté la région, mais également pour celles qui, tout en étant restées sur place, n'ont que peu fréquenté les milieux les plus patoisants, en l'occurrence principalement les personnes les plus âgées et les agriculteurs. Au contraire, certaines personnes peu compétentes en patois durent leur enfance peuvent éventuellement être aujourd'hui plus habiles qu'elles n'étaient, si elles ont souvent été exposées au patois pendant leur vie. Les habitants de la région du Pilat qui ont renoncé volontairement à parler patois ont également pu connaître une baisse de leurs compétences, des compétences actives tout au moins. A l'inverse, le niveau de compétence de la population majoritairement masculine qui a commencé à parler patois à l'adolescence, ou qui s'est mise à le pratiquer plus assidûment à partir de cette période, a augmenté par rapport à ses connaissances initiales durant le renversement linguistique.

Le comportement particulier de certaines familles lors du renversement linguistique dans la région du plateau intermédiaire rappelle certaines caractéristiques que N. Dorian a observées dans la communauté gaélique et dans la famille parlant un dialecte de l'allemand : dans ces deux situations, bien que la langue ancestrale soit parlée au sein de la famille, les enfants les plus jeunes ont adopté l'usage de la langue dominante et ils ne sont pas parvenus à acquérir une compétence active dans la langue dominée125. Dans le second quart du XXe siècle, certaines familles du plateau intermédiaire dans lesquelles les parents et les enfants parlaient initialement patois ont peu à peu adopté l'usage du français. Ce changement de langue n'a apparemment pas été le résultat d'une démarche consciente : la pression du français était simplement devenue telle que son usage s’était imposé spontanément. Ce passage du patois au français n'a rien changé aux compétences en patois des parents, ni, sur l'instant tout au moins, à celles des enfants aînés qui avaient été élevés en patois. Pour les enfants les plus jeunes, il est très difficile, plus de soixante ans après, de connaître leur niveau de compétences en patois et de savoir s'ils ont réussi malgré tout à développer une compétence active dans la langue vernaculaire.

Mais le comportement de ces familles adoptant l'usage du français en remplacement du patois ne correspond qu'en partie aux comportements des familles étudiées par N. Dorian. Dans les deux situations qu'elle décrit, les parents continuaient à user de la langue dominée auprès de tous leurs enfants alors que dans certaines des familles du plateau intermédiaire du Pilat, les parents se sont mis à parler français avec leurs enfants. De plus, ce phénomène n'a touché qu'un nombre restreint de familles. D'autres familles initialement exclusivement patoisantes, plus nombreuses, n'ont pas poussé le changement aussi loin : le français a envahi peu à peu le foyer sans remplacer totalement le patois. Mais, même dans ces dernières familles, la langue nationale n'était pas parlée seulement par les enfants, les parents usaient eux aussi du français. Il n'est pas possible de préciser si la part de l'usage respectif de chacune des langues était différente entre parents et enfants (si, par exemple, les parents utilisaient surtout le patois, et les enfants - en particulier les plus jeunes - surtout le français). Mais les situations très tranchées où des patoisants affirment que des parents parlaient patois à leurs enfants alors que ceux-ci utilisaient le français entre eux et avec leurs parents ont, semble-t-il, été très rares.

La francisation de la région du Pilat, dans ses étapes qui nous sont accessibles, ne provient donc qu'en faible part de l'échec de la transmission de la langue vernaculaire. Au contraire, l'essentiel du remplacement du patois par le français résulte d'un arrêt de la transmission de la langue dominée.

Cet abandon de la transmission a parfois été spontané, l'environnement linguistique conduisant naturellement les parents à utiliser le français avec leurs enfants quand une majorité de la population le faisait déjà, mais il a aussi été, surtout sur le haut plateau, le résultat d'une décision délibérée au point d'être quelquefois accompagné d'une censure du patois en présence des enfants. Cette situation particulière est parfois appelée language suicide "suicide de langue" plutôt que "mort de langue" (cf. Denison 1977 ou Greene 1972, cités par Dorian 1986b). Mais le terme de "suicide de langue" peut être ambigu dans la mesure où il est parfois utilisé dans un sens exclusivement linguistique, s'appliquant alors aux cas où des langues minoritaires disparaissent par emprunt massif à la langue dominante (situation de déclin de certains créoles, par exemple, où il existe un continuum entre basilecte et acrolecte, ou situation apparentée des dialectes d'oïl face au français), par opposition au terme language murder "meurtre de langue" qui qualifie des situations dans lesquelles des langues minoritaires déclinent par abandon de leur usage (cf. Mc Mahon 1994, p. 287-307). D'autre part, N. Dorian critique cette dénomination, arguant que "this is to ignore the long history, usually stretching centuries into the past, of relentless pressure on the non-dominant language" (Dorian 1986b, p. 80), description d'un contexte linguistique qui correspond d'assez près à celui qu'a connu la région du Pilat. L'avancée du français a été lente mais inexorable126. On peut toutefois se demander pourquoi, en une région donnée, le patois a cédé le pas à une époque précise - relativement - plutôt qu'à une autre.

Notes
124.

Les conditions d’une étude comme celle que E. Mertz, par exemple, a consacré dans les années 1980 au renversement linguistique qui a atteint deux communautés gaéliques de Cape Breton en Ecosse s'apparentent plus à celles que nous avons rencontrées. L'essentiel du renversement qui affecta la communauté gaélique de Cape Breton s'est déroulé avant le milieu du XXe siècle. Mais E. Mertz disposait de données anciennes (cf. Mertz 1989, p. 106).

125.

Mais la scolarité de ces enfants a peut-être débuté plus tôt que celle des personnes nées dans la région du Pilat avant la première Guerre Mondiale : l'exposition à la langue dominante aurait, de ce fait, été plus précoce.

126.

Voir par exemple Brun 1923 pour le sud de la France ou Lodge 1997.