5.4.3.5. Date et facteurs de déclenchement du renversement linguistique dans des régions proches du Pilat

Si le renversement intervient très souvent après une longue période durant laquelle la pression négative sur la langue minoritaire s'accroît de plus en plus, son déclenchement ne peut pas toujours être associé à un changement économique ou social particulier. Dans la communauté gaélique d'East Sutherland étudiée par N. Dorian, il semble que ce soit à la fois l'établissement d'écoles et l'accroissement des voies de communication entre la communauté et le reste du pays qui aient favorisé l’avènement du renversement, sans qu'un facteur précis puisse être invoqué : la fin de l'isolement de la communauté gaélique d'East Sutherland a simplement facilité le basculement linguistique (Dorian 1986b, p. 81). Les causes du déclenchement du basculement linguistique peuvent être encore plus obscures : l’origine du tip survenu dans la première moitié du XXe siècle dans la communauté gaélique de Cape Breton ne résulte pas de causes précises : "Unlike Dorian's Scottish case, the Cape Breton tip is not clearly traceable to any particuliar social change" (Mertz 1989, p. 103). Au contraire, N. Dorian rapporte le cas de la ville de Juchitán, une ville du Mexique longtemps restée assez isolée, où les locuteurs de langue zapotec, qui avaient, pendant une période étonnement longue, conservé l'usage de leur langue ancestrale, sont brusquement devenus bilingues dans les années 1970 et ont commencé à élever les enfants dans la langue espagnole après qu’une industrie pétrolière se soit installée à proximité : la perspective d'emplois lucratifs a conduit beaucoup d’habitants de Juchitán à adopter l'espagnol (Dorian 1986b, p. 80-81).

Les dialectologues qui ont enquêté dans les régions bordant la région du Pilat127 ont parfois donné quelques indications, dans leurs pages consacrées à la vitalité de la langue régionale, qui peuvent aider à dater le début du renversement linguistique dans chacune de ces régions, et ils ont quelquefois signalé à la suite de quel(s) événement(s) particulier(s) ce renversement a débuté.

S. Escoffier a indiqué, dans La rencontre de la langue d’oïl, de la langue d’oc et du francoprovençal entre Loire et Allier, les cantons, les villes ou les communes où le patois n’était plus parlé à la fin des années 1950, lors de ses enquêtes (Escoffier 1958a et 1958b, p. 4) mais, pour les localités où des enquêtes ont été possibles, elle n’a pas fourni d’indications sur l’âge des ses témoins. On ne trouve pas d’informations non plus sur l’âge des patoisants du Forez (zone de rencontre de l'occitan et du francoprovençal) dans Gardette 1941a et 1941b. Dans le tome 4 de l’ALLy, P. Gardette avertit le lecteur que les enquêteurs ont choisi des témoins âgés, l’ambition de cet atlas n’étant pas de donner un reflet de l’état du patois au moment des enquêtes (1943-1948), mais de retrouver, si possible, "les vieux mots" (ALLy, t. 4, p. 55). Dans la "table des localités, des enquêteurs et des témoins" (ALLy, t. 4, p. 65-82), on trouve, pour certaines localités, une brève description de "l’état du patois". Dans cette section, aucun des enquêteurs n’a signalé de cas de transmission du patois aux enfants. Dans quelques cas, on peut, grâce à certaines remarques, évaluer la date approximative de l’abandon de la transmission aux enfants, comme à La Valla-en-Gier (n° 3, ALLy 61), par exemple : "Tout le monde, sauf les tout jeunes, parle patois" (p. 79). Parfois, les enquêteurs précisent par exemple : "parlent français aux enfants" (p. 81), à propos d’un homme de 70 ans et d’un autre de 50 ans à Saint-Romain-les-Atheux (n° 9, ALLy 67). Les données de l’ALLy ne permettent jamais de situer la date du début du renversement linguistique.

Dans le Massif Central (domaine occitan), le retour des anciens combattants après la première Guerre Mondiale semble être, au moins en partie, à l'origine du renversement linguistique : un grand nombre de ces hommes ont renoncé à parler patois à leurs enfants (ALMC, t. 4, p. 46). Mais l'ALMC couvre, en partie ou en totalité, cinq départements128 et le rôle des anciens combattants n'est sans doute pas l'explication unique du début d'un changement de langue qui n'a pas commencé, dans ce vaste domaine géographique, partout en même temps : P. Nauton a d’ailleurs indiqué, pour différents points d’enquête de l’ALMC, l’âge le plus précoce à partir duquel on pouvait trouver des témoins entre 1951 et 1953 : en certains points, on parlait encore patois aux enfants, alors que dans d’autres, les patoisants les plus jeunes avaient plus de 45 à 50 ans (ALMC, t. 4, p. 46-47).

Dans un article sur Les paysans drômois devant les parlers locaux, J.-Cl. Bouvier signale, comme le titre de l’article le laisse présager, qu’en 1973 le patois avait pratiquement disparu des villes de la Drôme, département occitan sauf dans une étroite frange nord (Bouvier 1973, p. 229). Il n’est donc pas possible de dater le début du renversement dans la population urbaine. Pour les régions rurales de la Drôme, l’auteur relève que "la guerre de 1914-1918 a constitué une rupture" (Bouvier 1973, p. 231) dans la pratique linguistique auprès des enfants : à partir de cette date, la transmission du patois aux enfants cesse, comme le montre le hiatus entre les compétences linguistiques des paysans drômois de moins de 50 ans et celles des plus de 55 ans. Toutefois, J.-Cl. Bouvier ajoute que "la disparition de l’usage familial du parler local entre parents et enfants a été progressive de 1880-1890 à 1914-1918, de la même façon que, pendant la même période, a été progressive la répression exercée par l’école à l’égard du parler local" : c’est donc durant cette période qu’a réellement commencé le renversement linguistique, sous l’influence coercitive du français selon l’auteur.

Pour pouvoir décrire plus précisément une partie de l'aire appelée francoprovençal francisé, Cl. Michel a effectué des enquêtes, entre 1983 et 1987, dans le nord du département du Rhône et dans quelques communes des départements limitrophes (Loire et Ain). En quelques endroits, il n'a pas pu trouver de témoins. Dans certaines localités, il a été contraint d'interroger des locuteurs aux compétences en patois très lacunaires, ou des patoisants qui tenaient leurs connaissances en patois de leurs grands-parents. Ailleurs, certains des témoins étaient "des personnes qui ont appris le français en entrant à l'école" (Michel 1993, p. 14). Enfin, dans les parties les plus montagneuses du domaine qu'il a étudié, on lui a affirmé que certains jeunes gens de quinze ou seize ans parlaient encore patois. Ces données montrent que la vitalité du patois peut être très différente à l'intérieur d'un espace géographique relativement peu important (moins de la moitié d'un département relativement petit). Mais la date du début du renversement linguistique ne pourrait être précisée que dans la partie montagneuse du domaine d'enquête. Même dans les localités où Cl. Michel a rencontré d'anciens monolingues en patois, le début du renversement ne peut pas forcément être daté : les ex-monolingues en patois, très peu nombreux, ne sont pas forcément représentatifs de leur génération. A Saint-Just-d’Avray, village du Beaujolais (Rhône) où A.-M. Vurpas a enquêté dans les années 1980, il ne restait, en 1988, qu’une dizaine de patoisants dont une majorité d’hommes (Vurpas 1988, p. 208).

En 1973, G. Taverdet a publié une carte du domaine de l’Atlas Linguistique de Bourgogne, autre domaine relativement vaste puisqu’il englobe, en partie ou en totalité quatre départements (Saône-et-Loire, Nièvre, Côte-d’or et Yonne), sur laquelle il indique la vitalité des parlers d’oïl de cette région (Taverdet 1973, p. 320, carte 3). Cette carte donne une idée précieuse de l’époque du renversement linguistique dans les différentes régions de l’ALB, ou de la fin de ce renversement pour les régions où le patois est moribond, mais ne permet pas de dater le début du renversement (on peut rapprocher cette carte de celles qui figurent dans un article publié en 2000 par le même auteur (Taverdet 2000b, p. 179), et qui indiquent l’état du patois à la fin du XXe siècle dans les localités enquêtées une quarantaine d’années plus tôt dans le cadre de la réalisation de l’ALB). Comme souvent dans le domaine d’oïl, la situation est compliquée par le fait que les parlers de cette région se sont parfois francisés peu à peu.

Les études portant sur des espaces plus réduits, villages ou communes, peuvent permettre de discerner plus précisément le ou les facteurs qui déclenchèrent le renversement linguistique. Mais les différentes sources consultées (des études portant sur des localités proches de la région du Pilat) n’indiquent pas forcément la date du déclenchement du renversement, parfois parce qu’elle est trop ancienne, ou bien n’en signalent pas la cause, sans doute parce que, dans bien des cas, il n’y a pas eu de facteur déclencheur très précis.

En 1948, P. Nauton a publié une monographie approfondie sur le patois de son village natal, Saugues, situé dans le sud-ouest de la Haute-Loire (domaine occitan). Dans le court chapitre consacré au "déclin du patois" (Nauton 1948, p. 17-20), il écrit : "durant ces 30 dernières années, le patois a accusé un recul très sensible devant le français" (Nauton 1948, p. 17), ce qui reporte le début du renversement linguistique à la fin de la seconde Guerre Mondiale. Si l'influence du retour des anciens combattants, amenés à se rendre compte de l'importance du français au cours de la guerre, peut sans doute être invoquée dans le renversement, P. Nauton n’en fait pas mention.

J.-B. Martin a consacré, en 1973, un article à l'Etat actuel du bilinguisme à Yssingeaux (Haute-Loire) (le parler d' Yssingeaux appartient au domaine occitan). Il opère une distinction entre la vitalité du patois dans l'agglomération (4000 habitants environ en 1973) et la situation linguistique dans la campagne environnante (2000 habitants environ). A Yssingeaux même, les dernières personnes qui parlaient encore régulièrement patois, étaient essentiellement des "personnes âgées de plus de 70 ans" (Martin 1973, p. 309). Dans l'agglomération yssingelaise, le début du renversement était donc déjà inaccessible aux regards en 1973, puisque les seuls patoisants actifs étaient des agriculteurs retraités issus des alentours du bourg et "des retraités de l'artisanat et du commerce" (Martin 1973, p. 309) : en 1900, une partie seulement de la population du bourg parlait encore patois aux enfants (à moins que le reste de la population ait appris le patois mais ne l'utilisait pas ou ne l'utilisait plus en 1973). Dans les campagnes, par contre, la pratique familiale du patois avec les enfants a persisté beaucoup plus longtemps : pour les personnes âgées de moins de 35 ans en 1973, le patois était "la langue que les parents ont toujours utilisée avec eux durant leur enfance" (Martin 1973, p. 310). Dans la partie rurale de la commune d'Yssingeaux, le renversement linguistique a donc débuté au moment de la seconde Guerre Mondiale : dans cette région comme sur le haut plateau du Pilat, une guerre, même s'il ne s'agit pas de la même, a semble-t-il été un facteur déclenchant du renversement linguistique129.

M. Gonon a également décrit l'évolution de la situation linguistique de son village natal : il s’agit de Poncins, dans la Loire (en domaine francoprovençal) (Gonon 1973). Née en 1914, elle a pu assister à une grande partie du renversement linguistique, et des enquêtes approfondies, des données chiffrées précises sur l'évolution d'un village relativement petit (la population passera de 915 habitants en 1896 à 579 en 1968) lui ont permis de retracer assez précisément le cours du renversement linguistique. Il débute après 1918: c'est cette fois à la fin d'une guerre, la première Guerre Mondiale, que le renversement survient. On peut noter que durant de la seconde Guerre Mondiale, le déclin sembla se ralentir, pour reprendre après ; M. Gonon met cette stabilité momentanée du patois sur le compte de la réclusion des habitants de Poncins pendant cette période : "la guerre de 1939-1945 força les gens à vivre en vase clos : les coutumes (veillées, feux de Carnaval...), les vieilles techniques (battage au fléau, lessive, filature de la laine à la quenouille...) revécurent" (Gonon 1973, p. 274)130.

Grâce à son étude a consacrée à deux communautés linguistiques situées à la limite de l'Auvergne et du Forez, D. Hadjadj, à partir de l'auto-évaluation des compétences d'un grand nombre de témoins répondant à un questionnaire, a pu dater, pour chacun des deux villages étudiés, la période probable de l'abandon de la transmission du patois : à Celles-sur-Durolle, dans le Puy-de-Dôme (le parler de ce village dont l'auteur est originaire est de type occitan), la transmission du patois connaît une inflexion nette dans les années 1920-1930, manifestée par une baisse significative de la compétence active. D. Hadjadj note qu'à cette époque précise, les deux catégories sociales les plus représentées dans le village connaissent une évolution sensible de leurs conditions de vie (Hadjadj 1983, p. 137). A Saint-Thurin (en domaine francoprovençal), l'autre communauté linguistique étudiée par D. Hadjadj, la compétence active en patois baisse brutalement chez les individus nés à partir de 1940 (Hadjadj 1983, p. 181) : c'est durant la seconde Guerre Mondiale que le renversement semble survenir. Mais, dans les deux cas étudiés par D. Hadjadj, le mouvement de renversement linguistique a peut-être commencé à s’engager avant les deux périodes indiquées par l’auteur, comme semblent le montrer la figure 3.3., p. 132 et la figure 4.3., p. 182.

Plus éloignée de la région du Pilat, la commune de Nendaz, dans le Valais en Suisse, appartient à l'aire francoprovençale. L'évolution du patois de cette commune au cours du XXe siècle a été étudiée par R.-C. Schüle et présentée dans une communication intitulée "Comment meurt un patois" lors du colloque de dialectologie francoprovençale qui s'est tenu à Neuchâtel en 1969131. Grâce aux résultats de son enquête sociologique sur une commune qu'elle habitait depuis plus de vingt ans, l'auteur a pu retracer les étapes de l'abandon de la transmission familiale du patois aux enfants : dès la fin du XIXe siècle, quelques mères parlent français à leurs enfants. Ensuite, les femmes abandonnent de plus en plus l'usage du patois avec leurs enfants, alors que les pères l'utilisent proportionnellement plus souvent, et qu'ils cesseront de transmettre la langue vernaculaire un peu plus tard. La description de l'évolution socio-économique de Nendaz commence en 1900 : on ne sait donc pas si les premiers cas d'abandon de la transmission du patois sont liés à un facteur particulier, mais ces premiers cas sont encore très rares (moins d'une dizaine). Ils ne deviennent plus nombreux qu'au début du XXe siècle, date à laquelle certaines innovations gagnent ce village de montagne : commerces, administrations, électrification, route carrossable... (R.-C. Schüle 1971, p. 195-196). La commune de Nendaz, dorénavant plus accessible, s'ouvre alors au monde extérieur et l'avenir du patois commence à être compromis.

Pour citer un exemple d'un parler situé en domaine d'oïl, on peut consulter l'article de V. Châtenet consacré au parler d'une commune de Saône-et-Loire, Saint-Gervais-sur-Couches : l'auteur signale que seules les personnes âgées de plus de 65 ans ont encore une pratique active du patois. Chez les adultes âgés de 40 à 65 ans, le patois "est plus compris que pratiqué" (Châtenet 2000, p. 38) : à partir de ces éléments, on peut donc déduire que le renversement linguistique s'est plus ou moins terminé en 1935, sans pouvoir dire quand il a commencé.

Ces quelques exemples ci-dessus132, choisis dans des régions proches de la région du Pilat, montrent qu’il n’est pas aisé de comparer des situations relativement différentes les unes des autres (ancienneté du renversement linguistique, distance typologique entre la langue régionale et le français, taille des communautés concernées...) décrites par des observateurs étrangers à la communauté ou qui en faisaient partie, à des époques différentes et en fonction d’objectifs divers (recherche d’archaïsme ou état contemporain d’un parler, description de la vitalité du patois ou de l’évolution de cette vitalité...). Ces situations ont de plus été dépeintes à partir d’éléments différents : données chiffrées ou évaluation, date du renversement linguistique ou, au contraire, de son terme, âge moyen des locuteurs ou des témoins, ou âge minimal de ces locuteurs ou des personnes ayant participé aux enquêtes, types de locuteurs différents (ayant eu le patois comme langue maternelle, unique ou en coexistence avec le français, patois appris auprès des grands-parents, locuteurs ne connaissant que quelques mots ...).

Cette absence d’outils communs d’évaluation entraîne parfois des contradictions : P. Nauton indique par exemple que "le déclin du patois est encore plus avancé qu’à Saugues dans certaines régions de la Haute-Loire (Brivadois, vallée de la Loire, région d’Yssingeaux)" (Nauton 1948, p. 19, note 2). Or la fin de la transmission familiale du patois aux enfants intervient avant 1945 à Saugues (Nauton 1948, p. 18), alors que J.-B. Martin signale que dans la campagne autour d'Yssingeaux, "beaucoup de parents se sont encore régulièrement adressés en patois à leurs tout jeunes enfants jusqu’aux environs de 1950" (Martin 1997, p. 6).

Mais, comme cela pourrait être souvent le cas dans les situations de déclin d’une langue, une enquête rapide dans une localité visitée à quelques reprises peu facilement conduire à sous-estimer le nombre de locuteurs. H. Girodet a effectué pour l’ALLy l’ensemble des enquêtes dans les localités situées dans la région du Pilat (ALLy, t. 4, p. 65-82). Il note à propos de Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29), village dont il est originaire : "Le patois est bien conservé à Saint-Sauveur. La plupart des hommes et des femmes d’âge mûr parlent patois". Pour Boulieu (n° 30), où il a interrogé principalement un membre de sa famille, il indique "Patois assez bien conservé, moins bien qu’à Saint-Sauveur" et, pour Saint-Romain-les-Atheux (n° 9) : "localité exclusivement agricole, mais à demi-désertée. Toute la jeunesse travaille aux mines ou en usines. Le patois n’est plus guère parlé que par les vieillards" (ALLy, t. 4, p. 81-82). A lire ces lignes, on a l’impression que, cinquante ans plus tard, le patois doit avoir disparu à Saint-Romains-les-Atheux. Je n’ai pas refait d’enquête approfondie à Saint-Sauveur-en-Rue, mais je suis retourné à plusieurs reprises dans les deux autres localités. Aujourd’hui, le nombre de patoisants est plus important à Saint-Romain-les-Atheux, un village qui fait partie du haut plateau, qu'à Boulieu (n° 30), localité située sur le plateau intermédiaire, où les quelques patoisants qui restent n'ont plus que rarement l’occasion de se parler patois, et qu'ils savent moins bien que sur le haut plateau qui parle patois dans leur village (il est vrai qu'en raison de la proximité de Boulieu et d'Annonay, la proportion de la population autochtone est aujourd’hui plus faible à Boulieu qu’à Saint-Romains-les-Atheux). Grâce à son lien de parenté avec le témoin principal de Boulieu, qui avait recruté pour l’enquête "des parents et des amis" (ALLy, t. 4, p. 81), l’enquêteur de l’ALLy a peut-être surestimé la vitalité du patois à Boulieu, et il a, en tout cas, sous-estimé celle du patois de Saint-Romains-les-Atheux.

A l’inverse, l’objet de recherche principal des dialectologues ayant été très souvent la description, dans sa forme la plus archaïque ou la plus traditionnelle possible133, d’un parler ou d’un ensemble de parlers, a conduit à choisir des locuteurs peu représentatifs de la communauté linguistique à laquelle ils appartenaient, pouvant parfois donner l’illusion d’une vitalité excessivement importante par rapport à la réalité. B. Pottier a écrit, à propos des difficultés à évaluer le degré de bilinguisme dans les diverses régions françaises : "Les dialectologues donnent généralement une idée très optimiste de la vitalité dialectale, par le fait qu'ils recherchent les survivances et les points extrêmes d'attestation" (Pottier 1968, p. 1148).

Même si le renversement linguistique survient brusquement, il est sans doute souvent précédé d'une amorce qui peut être assez lente et progressive. Les linguistes travaillant sur des langues en déclin sont en général plus intéressés par la date de la fin du renversement (cf. Bouvier 1976, p. 17 par exemple), car elle se manifestera, quelque 80 ans plus tard, par la disparition progressive des derniers bons locuteurs, donc des derniers témoins potentiels d’une langue encore "saine". A moins d’avoir été les témoins directs de son commencement (pour les régions proches de la région du Pilat, on peut citer M. Gonon pour le village de Poncins, dans la Loire, ou P. Nauton pour celui de Saugues, en Haute-Loire), ces linguistes risquent de dater le début du renversement linguistique de l’époque à laquelle l’abandon de la langue locale est déjà devenu un phénomène notable, touchant une partie relativement importante de la communauté linguistique. Or le tout début du renversement peut être révélateur des facteurs précis de son déclenchement.

Notes
127.

Dans l’article d’H. Walter "L’attachement au parler vernaculaire dans une commune limousine", on peut trouver la mention de quelques études portant sur des régions plus éloignées de la région du Pilat (Walter 1993).

128.

Les points d’enquête de l’ALMC sont répartis dans le Cantal, la Haute-Loire, l’Ardèche, l’Aveyron et la Lozère.

129.

Dans Le parler occitan d’Yssingeaux (Haute-Loire), J.-B. Martin décrit à nouveau la situation linguistique d’Yssingeaux près de 30 ans après (Martin 1997a, p. 6). Cette seconde description ne contredit pas les dates du renversement linguistique qui sont indiquées dans l’article de 1973, mais J.-B. Martin réévalue à la hausse -proportionnellement - le nombre de locuteurs passifs.

130.

P. Nauton signale un phénomène relativement similaire à Saugues pendant la seconde Guerre Mondiale (Nauton 1948, p. 20, note 2), mais il ne précise pas l'impact éventuel de cette reprise d'anciennes techniques sur la vitalité du patois. Dans la région du Pilat, si la seconde Guerre Mondiale a eu une influence particulière sur la vitalité du patois, c’est surtout dans le sens d’un mouvement de francisation : comme lors de la première Guerre Mondiale les informations relatives aux combats étaient en français, comme l’étaient celles concernant les prisonniers, le ravitaillement ou le couvre-feu. De plus, beaucoup d’habitants de Saint-Etienne venaient s’approvisionner dans la région du haut plateau (ou des personnes de la vallée du Rhône dans celle du plateau intermédiaire), et des enfants de la ville, dont quelques enfants juifs, étaient gardés dans les familles paysannes du plateau intermédiaire ou du haut plateau. Mais, dès 1939, les cas de transmission du patois aux enfants étaient d’ores et déjà devenus très rares.

131.

R.-C. Schüle mentionne qu’un carte de la vitalité des patois en Suisse a été publiée dans l’Atlas de la Suisse (carte 28). Cette carte a été dressée à partir d’une enquête effectuée en 1966 (R.-C. Schüle 1971, p. 195).

132.

Bien que décrivant une situation assez éloignée de la région du Pilat, on peut signaler les pages que C. Baylon consacre à l'évolution de la communauté linguistique dialectophone du village de Beuil, "petite communauté rurale de l'arrière-pays niçois" (Baylon 1991, p. 141-145). En 1938, A. Blinkenberg avait déjà décrit le patois provençal-alpin de ce village (Blinkenberg 1948, cité par Baylon 1991). Baylon a refait des enquêtes à Beuil en 1964 (cf. Baylon 1964, cité dans Baylon 1991), 1981 et 1990. En prenant en compte "des facteurs socio-psychologiques" (Baylon 1991, p. 145), il a décrit le déclin du parler local. En 1990, ils ne reste plus que cinq occitanophones, tous âgés de plus de 65 ans : l’abandon de la transmission du patois est donc antérieur à 1925.

133.

Voir par exemple ALLy, t. 4, p. 55, ou Nauton 1948 : l’auteur a choisi des témoins âgés "afin de recueillir le patois le plus sain, les termes les plus archaïques, les locutions les plus idiomatiques, les expressions les plus savoureuses" (p. 21). Cette démarche était évidemment totalement justifiée dans l'optique d'études linguistiques : elle permettait notamment de préciser l'extension maximale d'un type lexical ou de préciser le tracé d'une limite phonétique, et c’est celle que nous avons adoptée pour réaliser l’étude géolinguistique de la région du Pilat (cf. Etude linguistique).