La date du début du renversement linguistique dans les deux parties les plus francisées de la région du Pilat, la vallée du Rhône et le plateau intermédiaire, nous reste inaccessible. Le changement de langue a peut-être commencé brusquement, à une époque assez précise, comme cela s'est passé dans la région du haut plateau, mais le renversement linguistique a pu être très graduel et il peut avoir débuté très lentement, dans des couches particulières de la population, en commençant par les catégories sociales les moins importantes numériquement, ce qui n’a pas été le cas sur le haut plateau : si quelques "notables" parlaient français au début du XXe siècle, le reste de la population de cette région appartenait en majorité au milieu agricole ou l’avait quitté depuis peu et elle a eu un comportement assez homogène. Le renversement est donc intervenu très rapidement. Les premières étapes du renversement linguistique dans la vallée du Rhône et le plateau intermédiaire nous étant inconnues, il est impossible de savoir quelles ont été les causes de son apparition. On peut toutefois, en partie, en écarter certaines : tels ou tels changements sociaux, économiques ou culturels survenus après le début du renversement ne peuvent évidemment pas, pris individuellement, en être à l'origine (par exemple la mécanisation de l'agriculture, ou peut-être l'école obligatoire). Mais nous allons tout d'abord essayer de comprendre la (ou les) raison(s) de la date du début du basculement dans la région du haut plateau, la partie de la région du Pilat où ces causes sont peut-être plus aisées à discerner.
Le renversement linguistique s'amorce, sur les hauteurs du Pilat, pendant la guerre de 1914-1918. A cette date, il n'en n'est encore qu'à son début, il ne concerne que quelques familles, mais cette première phase se caractérise par un comportement suffisamment particulier pour que l'on ne puisse pas l'ignorer : des parents qui parlaient patois à leurs enfants se mettent à parler français à ceux nés pendant la guerre. D’ailleurs, la première Guerre Mondiale est également reconnue par les témoins assez âgés pour l'avoir vécue comme la date du début du renversement linguistique. A cette époque, la mécanisation de l'agriculture n'a pratiquement pas débuté dans cette région pauvre et isolée. Les contacts avec les régions déjà très francisées (en particulier avec la ville de Saint-Etienne) sont rares et n’augmentent pas notablement pendant la première guerre. Les mouvements de population se font uniquement dans le sens campagne - ville mais l’exode rural est encore faible : il n’y a toujours pas de grande nécessité à s’expatrier. Les écoles sont relativement nombreuses dans la région, mais elles l’étaient déjà auparavant. Les enfants ne les fréquentent pas beaucoup plus longtemps que leurs parents ne le faisaient (en 1914, l’école est obligatoire depuis plus de 30 ans déjà). Une partie des hommes sont exilés loin de leur région natale, les soldats sont au front quand le renversement débute : ils ne peuvent être tenus pour les initiateurs du changement, même s’ils le conforteront à leur retour. L’organisation traditionnelle de la société rurale du haut plateau a commencé à changer : une nouvelle catégorie sociale émerge, celle des passementiers, mais ils sont tous issus du milieu agricole et ils en conservent encore en partie la culture et certains usages. Si les "usines" emploient une main-d’oeuvre d’origine paysanne presque exclusivement féminine, les femmes n’y travaillent en général qu’avant leur mariage, avec un agriculteur le plus souvent.
Certaines des évolutions qui commencent à bouleverser la société rurale traditionnelle avaient donc débuté avant la première Guerre Mondiale, et elles seront plus intenses et plus nombreuses ensuite. Deux facteurs peuvent peut-être expliquer non pas le renversement mais son déclenchement : avec la guerre, comme l’ont signalé plusieurs témoins, l’usage du français a augmenté, dans la mesure où les nouvelles des combats étaient diffusées exclusivement en français dans la région du Pilat. D’autre part, l’éducation des enfants, comme d’ailleurs le travail de la ferme, reposaient sur les épaules des femmes qui étaient restées seules durant cette époque particulière : certaines ont peut-être pu prendre l’initiative d’un changement que leurs maris n’auraient pas accepté avant la guerre. En tout cas, l’épisode de la première Guerre Mondiale a été une période où la vie était difficile : la société traditionnelle était fragilisée et cette époque, comme celle de la seconde Guerre Mondiale, a été propice à des changements sociaux.
Aucune cause ne peut à elle seule expliquer la date du début du renversement linguistique dans la région du haut plateau. Son déclenchement est plutôt dû à une multitude de facteurs qui se sont additionnés jusqu’à exercer une pression suffisante en faveur du français pour que la pratique linguistique à l’égard des enfants se renverse. Les occasions dans lesquelles il était nécessaire de (bien) comprendre ou (bien) parler français étaient devenues plus nombreuses. Mais l’utilité grandissante du français n’explique pas l’abandon du patois. Ce n’est pas seulement la part du français dans l’ensemble des échanges linguistiques qui avait augmenté, c’est également le prestige de la langue nationale qui s’était accru : par un mouvement de balancier, l’image du patois s’en ressentait. Dévalorisée, la langue ancestrale commençait à être perçue comme dévalorisante : il fallait éviter de l’utiliser dans certaines circonstances. Les interférences linguistiques entre les deux langues dénonçaient le patoisant : pour éviter que leurs enfants ne commettent ce genre de "gaffe" linguistique ou qu’ils ne parviennent jamais à maîtriser parfaitement le français, certains des parents les plus affectés par des sentiments d'insécurité linguistique, sociale ou scolaire, ont essayé d’empêcher que leurs enfants puissent apprendre le patois.
Contrairement à ceux du haut plateau, les témoins âgés de la vallée du Rhône ne se sentent pas capables de dater le début du renversement. Pour cette partie de la région du Pilat, la question de la datation du commencement du renversement linguistique est peut-être assez vaine. Le français a été utilisé très tôt par les personnes qui exerçaient des activités commerciales. De même, la corporation des mariniers, qui étaient amenée à effectuer de grands déplacements, a sans doute acquis assez vite des compétences en français. Néanmoins, dans le cadre familial ou local, le patois est certainement resté en usage dans la majorité de la population au moins jusqu’au XIXe siècle. Les derniers patoisants de la vallée du Rhône sont tous issus du milieu agricole, ce qui peut laisser penser que les autres catégories sociales (les mariniers, les commerçants, les artisans...) ont abandonné plus tôt l’usage familial du patois avec les enfants. Le renversement linguistique s’est sans doute étalé dans le temps, touchant l’une après l’autre les différentes catégories sociales de communautés villageoises qui étaient beaucoup moins homogènes que celles qui existaient sur le haut plateau.
Cette francisation plus progressive dans la vallée du Rhône que dans la région du haut plateau, a sans doute été moins motivée par l’institution scolaire. L’école n’était pas encore obligatoire quand le renversement a débuté : la situation de la communauté linguistique dans cette région en 1900 montre que certaines personnes d’âge mûr, et donc nées avant que l’école ne soit devenue obligatoire, ne savaient déjà plus parler patois à cette époque. Le faible nombre d’indices d’insécurité linguistique relevés chez les patoisants de plus de 80 ans (les seuls locuteurs traditionnels) semble indiquer que la réussite scolaire n’a pas été un facteur très important dans l’abandon de la langue vernaculaire. De même, il montre que le patois semble avoir moins souffert que dans les deux autres parties du Pilat - et en particulier dans la région du haut plateau - d’une image négative et dévalorisante : l’usage du français s’est peut-être imposé peu à peu, à travers la population comme parmi les différents domaines linguistiques, cantonnant le patois à un espace de plus en plus réduit jusqu’à ce qu’il ne remplisse pratiquement plus, en 1900, que la fonction identitaire, et quelques "niches" linguistiques peu nombreuses comme celle de certains échanges commerciaux avec les régions encore patoisantes, ou celle des activités agricoles, où le patois restait encore utilisé. Mais, dans la vallée du Rhône, les étapes et les modalités de l’abandon du patois dans le cadre familial ne nous sont plus accessibles aujourd’hui.
La période à laquelle a commencé le renversement linguistique dans la région du plateau intermédiaire est également inconnue. Les locuteurs de cette région ne parviennent pas plus que ceux de la vallée du Rhône à la situer précisément, ou alors proposent des dates différentes (pour une même localité). On ne trouve pas d’indication sur la date du début du renversement linguistique à Annonay134 dans Fréchet 1995, ni, pour Pélussin (n° 4), dans Champailler. L'article de J.-B. Martin sur La limite entre l'occitan et le francoprovençal dans le Pilat porte à peu près sur le même domaine géographique que celui de cette étude mais il ne comporte d'informations sur la vitalité de la langue régionale que pour "les villes de la vallée de l'Ondaine (banlieue ouvrière de Saint-Etienne) où [...] il est très difficile de trouver des patoisants)" (Martin 1979a, p. 75, note 5). Il n'y a pas non plus d'indication sur le début du renversement linguistique dans la région du Pilat dans Martin 1977 ou Martin 1989135.
Sur le plateau intermédiaire, le discours des patoisants les plus âgés révèle des traces d’insécurité scolaire ou sociale plus fortes que chez les dialectophones plus jeunes ou chez ceux de la vallée du Rhône. Ces témoins ont été sensibles à la différence de prestige entre le français et le patois, et à la crainte que le patois puisse entraver l’apprentissage du français. Mais les patoisants âgés ne représentent qu’une partie de la tranche d’âge des plus de 80 ans. Certaines personnes âgées de cette région, et qui en sont originaires, ne sont pas dialectophones ou n’ont acquis, semble-t-il, qu’une compétence passive de la langue vernaculaire au cours de leur enfance. La situation de cette région est sans doute intermédiaire par rapport à celle des deux autres parties de la région du Pilat. Une partie de la population a abandonné la transmission du patois aux enfants sous la pression scolaire ou sociale, mais une autre a pu abandonner, plus tôt que la précédente, l’usage du patois, dans certains domaines ou pour certaines fonctions, mais également avec les enfants, avant que la pression scolaire et sociale n’ait véritablement pesé. Le changement, pour cette partie de la population (commerçants en relation avec la vallée, ouvriers...), aurait plutôt été motivé par l’utilité grandissante du français dans les domaines qui la concernaient.
Sur le plateau intermédiaire, mais également dans la vallée du Rhône, le changement de langue a quelquefois été spontané. L'abandon de la langue dominée n'a pas seulement été le résultat d'une stratégie linguistique délibérée des parents à l'égard de leurs enfants : le passage à la langue dominante s'est parfois déroulé spontanément, auprès des enfants ou même entre adultes. Ce type de processus de renversement linguistique est sans doute plus fréquent quand il se déroule sur une longue période, ou quand il affecte une communauté linguistique minoritaire au sein d’une population parlant la langue dominante : dans les deux cas, l'exposition à la langue dominante est très forte.
A Annonay, le renversement linguistique s'est sans doute déroulé à une date et selon un processus plus proches du renversement linguistique dans la vallée du Rhône que de celui du plateau intermédiaire. Pour une description de la "disparition du dialecte urbain", dans l’aire de l’ALMC (qui comprend le sud de l’Ardèche), voir ALMC, p. 44-45. On trouve des informations sur la date de la disparition du patois à Rive-de-Gier dans Vurpas 1995, et, pour Saint-Etienne, dans Achard 1973 ou Vacher par exemple.
Dans l’exposé de la situation linguistique du canton de Pélussin (n° 4), J.-B. Martin indique : "il n'y a que très peu de patoisants âgées de moins de soixante-dix ans", ce qui signifie que dans les années 1920, la transmission du patois était devenue rare (Martin 1989, p. 7) En 1977, les patoisants de Roisey, village proche de Pélussin, avaient "au moins 65 ans", ce qui reporte la fin du renversement linguistique à 1912 (Martin 1977, p. 151).