Plutôt que de décrire l’évolution linguistique de la région du Pilat à partir des trois sous-parties que nous avons distinguées, il aurait été possible de l’exposer en fonction d’autres axes, mais aucun n’aurait été satisfaisant :
la stratification sociale ne pouvait pas, à elle seule, permettre la description : si, partout dans la région du Pilat, la catégorie sociale qui a le plus longtemps maintenu l’usage familial du patois avec les enfants est celle des exploitants agricoles, les agriculteurs n’ont pas tous abandonné en même temps la transmission du patois. Dans la vallée du Rhône, elle s’interrompt dès la fin de la première Guerre Mondiale chez les paysans. Sur le plateau intermédiaire, les derniers enfants élevés en patois sont pratiquement tous nés avant la seconde Guerre Mondiale, alors que dans la région du haut plateau, des parents ont encore parlé patois à leurs enfants pendant la guerre de 1939-1945 et un peu après.
la proximité avec une zone francisée. La progression de la francisation au cours de la première moitié du XXe siècle ne dépend pas de la distance entre une localité donnée et une zone francisée : à Planfoy (n° 6), petit village distant de quelques kilomètres seulement de Saint-Etienne (n° 1) et relié directement à cette ville par la route nationale 82, la transmission du patois a perduré plus longtemps qu'à Brossainc (n° 16), par exemple, une localité située pourtant à peu près à la même distance d'Annonay ou de la vallée du Rhône que Planfoy de Saint-Etienne. A Marquian, un petit hameau du plateau intermédiaire qui fait partie de la commune de Félines (n° 21) mais qui est plus proche du bourg de Serrières (n° 22), dans la vallée du Rhône, le nombre de patoisants est supérieur à celui de Serrières : cette vitalité du patois correspond à la vitalité moyenne du plateau intermédiaire et se distingue parfaitement de celle de la vallée du Rhône.
l'écart bourg / hameau. La différence de comportement linguistique entre ces deux lieux de résidence est presque toujours systématique, mais, là encore, l'âge moyen des dialectophones et leur nombre dépendent de la partie de la région du Pilat à laquelle ils appartiennent.
l'accès à l'école. Ce facteur ne permet pas de distinguer clairement différentes parties de la région du Pilat qui auraient eu chacune un comportement linguistique homogène et en même temps différente des autres parties. Le réseau scolaire était dense et ancien (antérieur à la date à laquelle l’école est devenue obligatoire) dans la région du Pilat. L’école était sans doute fréquentée plus longtemps par les enfants des catégories sociales les plus riches, mais la proportion, par rapport à l’ensemble de la population, de ces catégories aisées, était différente dans chacune des trois parties de la région du Pilat. La durée annuelle de la scolarité était également différente selon la catégorie sociale : les enfants de paysans, et surtout de ceux qui possédaient du bétail, rentraient en général plus tard à l’école en automne, et en sortaient plus tôt au printemps car ils gardaient le troupeau familial ou celui de la ferme où ils étaient placés à maître. Cette spécificité distingue encore le haut plateau du Pilat du plateau intermédiaire et de la vallée du Rhône car, dans la région du plateau intermédiaire, la proportion de paysans était plus faible, et ils possédaient moins souvent du bétail. Quant aux exploitants agricoles de la vallée du Rhône, ils étaient peu nombreux et étaient surtout cultivateurs : le bétail était rare dans la vallée et il était surtout élevé pour aider aux travaux agricoles (à Serrières (n° 22), les vaches ne sortaient que pour être attelées disait un témoin).
Le partage du domaine en trois régions différentes s'appuie sur plusieurs critères de distinction de natures différentes : le relief et le climat, les caractéristiques socio-économiques et le mode de vie dans la première moitié du XXe siècle, les directions de contact privilégiées et les zones d'influence, l'accès aux innovations techniques au cours du siècle... (certaines de ces différences étaient autrefois plus accusées). Mais la région du Pilat est trop vaste pour que le comportement linguistique à l'intérieur de chacune de ces parties ait été parfaitement homogène. Des variations ont évidemment existé, liées à des facteurs locaux, comme par exemple l'industrialisation plus précoce ou plus intense de bourgs tels que Saint-Genest-Malifaux (n° 13) ou Bourg-Argental (n° 25), tous deux chefs-lieux de cantons.
D'autre part, le tracé des limites entre chacune des trois sous-parties peut être difficile à préciser. La limite entre la vallée du Rhône et le plateau intermédiaire est assez tranchée, mais elle ne correspond pas à la limite entre communes de la vallée du Rhône et communes du plateau intermédiaire. Les hameaux des communes de la vallée situés sur le coteau qui surplombe le Rhône doivent être placés dans l'aire du plateau intermédiaire. Ceci s'explique par la composition sociologique de ces hameaux : ils étaient autrefois habités presque exclusivement par des paysans - les bâtiments de ces hameaux sont d'ailleurs essentiellement des fermes - et la population non-paysanne des communes de la vallée se concentrait dans les bourgs le long du fleuve.
Par contre, la limite entre le plateau intermédiaire et le haut plateau est plus délicate à établir. Bien que Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29) soit situé au fond d'une vallée à une altitude relativement modeste, et qu'il appartienne au canton de Bourg-Argental (n° 25), ce village traversé par une route qui mène de Bourg-Argental à Riotord (n° 33) doit être placé dans l'aire du haut plateau. Le secteur industriel n'y a jamais tenu une très grande place. La description faite, dans les années 1940, H. Girodet, enquêteur de l'ALLy originaire de Saint-Sauveur-en-Rue, de l'état du parler de son village natal montre qu'à cette époque, la vitalité du patois était encore très élevée : "Le patois est bien conservé à Saint-Sauveur. La plupart des hommes et des femmes d’âge mûr parlent patois" (ALLy, t. 4, p. 81). Les indications de certains habitants de Saint-Sauveur-en-Rue ou des communes alentour semblent montrer que la moyenne d'âge des patoisants capables de parler couramment patois, et leur proportion au sein de la population âgée, correspondent aux informations habituellement données par les habitants du haut plateau. La commune de Saint-Sauveur-en-Rue est très étendue (Saint-Régis-du-Coin (n° 24) en faisait autrefois partie) et le dernier cas recensé d'enfant entrant à l'école en étant exclusivement monolingue en patois provient d'ailleurs d'un hameau de cette commune : c'était en 1951 (cf. Chapitre 6. Le Déclin du patois).
La situation de Bourg-Argental (n° 25) est plus ambiguë : chef-lieu de canton, cette bourgade est située à l'extrémité ouest du plateau intermédiaire. Quand on se dirige vers l'Ouest, en direction de Saint-Etienne, la route nationale 82 commence à monter abruptement dès les dernières maisons du village. Dans les hameaux de Bourg-Argental situés sur les pentes du massif du Pilat, la vitalité du patois correspond à celle du haut plateau : le hameau d'Argental, qui relève administrativement de la commune de Bourg-Argental, est aujourd'hui déserté, et les anciennes fermes qui ne se sont pas effondrées sont habitées quelques mois par an par des citadins en vacances. Mais j'ai pu interroger des personnes qui y avaient vécu (témoin A. a. de La Versanne (n° 20), ou un couple qui avaient déménagé à Sablons, un village situé en face de Serrières (n° 22), sur l'autre rive du Rhône ; ils sont aujourd'hui décédés). Avant l'abandon complet du hameau (les plus jeunes sont partis "travailler en ville" et les anciens agriculteurs encore vivants habitent aujourd'hui à Bourg-Argental où ils sont moins isolés), la vitalité du patois dans cette petite communauté (date de naissance des dialectophones, époque de la fin de la transmission familiale, taux d'interactions en patois) correspondait assez bien à celle du petit village de la Versanne, situé à peu près à la même distance d'Argental mais à altitude beaucoup plus élevée et qui appartient sans conteste à la région du haut plateau.
Par contre, dans la population du bourg, l'âge moyen et le nombre des patoisants sont plutôt inférieurs à ceux habituellement relevés sur le plateau intermédiaire. A l'époque des enquêtes linguistiques, je n'ai pas réussi à trouver de témoin habitant l'ancien bourg. Pour remplir le questionnaire linguistique, j'ai rencontré un couple d'anciens agriculteurs qui habitaient toujours la ferme où ils avaient travaillé : le mari était né en 1930 et son épouse en 1933. Leur ferme était autrefois à quelque distance du bourg, mais elle est aujourd'hui noyée dans la banlieue qui entoure aujourd’hui Bourg-Argental. A la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle, Bourg-Argental a connu une activité industrielle, ou pré-industrielle, relativement forte (cf. Schnetzler 1971, p. 179, note 26). Les activités textiles étaient importantes, ce qui a d'ailleurs donné l'occasion à certaines patoisantes de comparer leur patois avec l'italien - ou un dialecte italien - de la population féminine d’origine immigrée qui travaillait alors dans les mêmes ateliers (une informatrice de la Versanne (n° 20) (née en 1921) qui avait travaillé entre les deux guerres dans une "usine" de Bourg-Argental m'a expliqué qu'il y avait beaucoup de ressemblances dans la manière de "dire l'heure" dans les deux langues).
Plus au nord, le petit village de Thélis-la-Combe (n° 14), accroché au flanc est du Pilat, relève par contre de l'aire conservatrice du haut plateau, tandis que la vitalité du patois à Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15), village situé en contrebas, semble être celle habituellement rencontrée sur le plateau intermédiaire. La ligne de démarcation entre les deux sous-parties les plus élevées de la région du Pilat sépare donc Thélis-la-Combe (n° 14) de Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15), passe juste à l'ouest du bourg de Bourg-Argental (n° 25) et puis à l'est de Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29). On peut noter que cette limite correspond à celle qui séparait la partie montagneuse du Pilat des régions où l'on cultivait autrefois la vigne.