6.2. Le témoignage des instituteurs

Pour essayer de comprendre quelle était l'attitude de l'école face au patois, j'ai pu interroger une quinzaine d'instituteurs, tous aujourd’hui à la retraite (cinq femmes et dix hommes), ayant enseigné dans des écoles publiques ou dans des établissements privés (sept instituteurs pour l'école publique, huit enseignants, dont trois religieux, pour l'école privée). Ils m'ont fourni des informations sur neuf des points d'enquête de la région du Pilat - Serrières (n° 22), Champagne (n° 31), Brossainc (n° 16), Davézieux (n° 31), Savas (n° 27), Félines (n° 21), Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29), Marlhes (n° 23) et Saint-Genest-Malifaux (n° 13) - mais ces indications concernent des périodes différentes, selon les postes qu'ils ont occupés au cours de leur carrière professionnelle. L'année la plus ancienne à laquelle ces témoignages permettent de remonter est 1935 (soit à la fin du renversement linguistique dans le haut plateau et le plateau intermédiaire du Pilat). Une partie de ces instituteurs était originaire de régions situées juste au sud de la région du Pilat (le nord de l'Ardèche ou le Velay, en Haute-Loire), et certains étaient, ou sont encore, dialectophones. Le profil de ces instituteurs patoisants, à un degré ou un autre, a permis à la fois d'obtenir des renseignements sur la vitalité du patois au sud de la région du Pilat à l'époque de leur enfance, mais aussi de voir en quoi la connaissance du patois avait influé sur leur attitude professionnelle face au patois et, éventuellement, sur leur comportement à l’égard des quelques élèves monolingues en patois ou disposant de connaissances parcellaires en français.

Le seul instituteur a avoir connu, lors de sa propre scolarité, un camarade de classe monolingue en patois est une femme qui habitait Arlebosc, un village de l'Ardèche situé au sud de la région du Pilat : c'était aux environs de 1930. Cependant, l'épouse d'un instituteur de Serrières (n° 22), qui était originaire de Tence (village situé au sud de la région du Pilat, dans le Velay, en Haute-Loire) a également eu, pendant la seconde Guerre Mondiale (en 1941-1942) une camarade qui était monolingue en patois. Dans les deux cas, les instituteurs n'étaient pas dialectophones, et ce sont des enfants sachant parler le patois qui ont été chargés d'aider l'enfant ne comprenant pas le français. A Tence, c'est à l'informatrice - devenue plus tard l'épouse d'un instituteur - qu’avait été confiée la tâche de "traduire" (c'est le verbe qui a été utilisé) les paroles de la maîtresse (à Arlebosc, il semble que plusieurs enfants aidaient leur camarade exclusivement monolingue en patois, et la future institutrice faisait partie de ce groupe). Dans les deux cas également, le recours a un interprète n'a pas duré très longtemps : au bout de quelques temps, l'enfant dialectophone a, semble-t-il, rapidement réussi à comprendre son instituteur, même si l'aide d'un élève bilingue a pu, pendant encore quelques temps, s'avérer nécessaire. Ces deux témoignages confirment les dires des autres patoisants scolarisés à cette époque et confrontés, en tant qu’élèves, à la même situation : quand l'instituteur ne parlait pas patois, un élève était chargé de faire office de traducteur, durant une période que les témoins (ex-monolingues en patois ou traducteurs improvisés) décrivent toujours comme assez courte. Par contre, à une époque plus ancienne, il semble que ce rôle de médiateur était moins institué (même s'il a existé effectivement, ne serait-ce qu'en cachette de l'instituteur), et que la période de transition était plus courte et plus brutale : l'usage du patois était très peu toléré en classe et les enfants devaient se "débrouiller" en imitant les autres enfants.

Mais, à la fin du renversement, les témoignages des instituteurs et ceux des patoisants semblent montrer que les enseignants étaient un peu déroutés par ces situations et qu'ils n'y étaient pas préparés. A Tence dans les années 1940 comme à Arlebosc dans les années 1930, il n'y avait plus à accueillir des enfants monolingues à chaque nouvelle rentrée scolaire. Parmi les instituteurs que j'ai interrogés, les seuls à avoir été confrontés à des enfants exclusivement dialectophones sont des personnes qui avaient acquis pendant leur enfance une compétence active du patois : elles n'ont pas eu recours à l'aide d'élèves dialectophones et elles se sont servis du dialecte pour aider à l'intégration des enfants patoisants. Ainsi, l'institutrice de l'enseignement public originaire d'Arlebosc a eu, dans une de ces classes, un élève ne comprenant pas le français : c'était à Empurany (autre village d'Ardèche situé au sud de la région du Pilat) pendant la seconde Guerre Mondiale. Elle a utilisé quelque temps le patois pour aider l'élève exclusivement dialectophone.

L'autre instituteur ayant dû accueillir un enfant patoisant dans sa classe est un religieux qui enseignait à Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29) dans les années 1950. En 1951, un enfant habitant un hameau de Saint-Sauveur-en-Rue est arrivé à l'école alors qu'il ne comprenait pas le français. L'instituteur était originaire de Tence et il avait eu le patois comme langue maternelle (contrairement à l'institutrice d'Arlebosc qui l'avait appris auprès des clients de ses parents, des "cabaretiers") : il utilisa le patois quelques temps pour parler à cet élève patoisant, mais également, m'a-t-il dit, pour lui expliquer certaines notions scolaires. Les parlers locaux de Tence et de Saint-Sauveur-en-Rue sont assez proches et leurs différences n’ont apparemment pas posé de problèmes d’intercompréhension : l’instituteur disait qu’il parlait patois avec cet élève, sans préciser le patois de Tence : pour lui, malgré les variantes phonétiques, il s’agit d’une seule langue. L’utilisation de la langue vernaculaire en classe dura peu de temps, et le témoignage de cet instituteur montrait qu'il avait hésité à utiliser le patois : à travers son discours, on sentait qu'il avait éprouvé le sentiment d'enfreindre une règle et il se demandait s'il avait eu raison d'agir ainsi. L'élève eut ensuite une scolarité relativement correcte, aux dires de l'instituteur, mais quand l'enseignant le revit quelques années plus tard, "il n'était pas question de lui parler en patois ou du patois" : l'ancien élève éprouvait un sentiment de honte à propos du début de sa scolarité.

Plus fréquemment, les instituteurs ont rencontré, au cours de leur carrière, des élèves qui, s'ils n'étaient pas exclusivement dialectophones, parlaient mal français, et parfois même ne le comprenaient qu'imparfaitement (il est possible que dans certains cas, les enseignants ne se soient pas aperçus de ce manque de maîtrise qui était comblé rapidement). Face à des élèves de ce type, les instituteurs n'ont pas eu recours au patois, au leur ou à celui des autres élèves si eux-mêmes ne le maîtrisaient pas : s’il possédait un minimum de compétences en français, l'enfant devait rattraper son retard tout seul. Il semble d'ailleurs qu'il y parvenait assez rapidement ; les instituteurs que j'ai rencontrés ne punissaient pas l'usage du patois dans les cours de récréation, mais le français y était apparemment déjà fréquemment employé : l'enfant dialectophone pouvait parfaire avec ses camarades de jeux son apprentissage du français. En classe, par contre, le patois ne devait pas être utilisé, mais les instituteurs ne m'ont pas dit qu'ils sévissaient en cas d'utilisation de la langue régionale pendant la classe. Les patoisants scolarisés à la fin du renversement linguistique ne signalent pas non plus de punitions pour ce motif. Mais les dialectalismes, comme les régionalismes137, étaient traqués, et ils faisaient parfois l'objet de railleries de la part de l'enseignant et des élèves. Aucun témoignage ne relate l'utilisation du patois en classe à des fins pédagogiques138, ce qui aurait été possible et aurait même pu être, dans certains cas, utile (outre que la langue régionale n'avait pas droit de cité en classe, comme le montrent les scrupules de l'instituteur contraint d'utiliser le patois avec un de ces élèves, un tel emploi aurait sans doute déclenché l'ire de certains parents).

Parmi les quelques instituteurs que j'ai interrogés, je n’ai pas constaté de divergence entre les attitudes ou les comportement selon que ces enseignants aient exercé leur profession dans des établissements privés ou publics, mais il existe par contre une différence notable entre ceux qui sont monolingues et ceux qui sont bilingues, et cette différence est très accusée : les instituteurs exclusivement francophones ou très peu compétents en patois considèrent qu'être monolingue lors de l'entrée à l'école était un handicap pour réussir une bonne scolarité. Toutefois, cet handicap n'était pas, pour eux, forcément irrémédiable : le retard pouvait être comblé, éventuellement relativement rapidement. Mais ils considèrent visiblement tous que l'apprentissage du français dans le cadre familial était nécessaire, et que la non transmission du patois aux enfants en bas âge, éventuellement regrettable sur le plan culturel139, était plutôt une bonne chose. Mais seule la connaissance du français leur importait véritablement ; le patois, s'il n'interférait pas dans le français, était ignoré : certains des instituteurs ne connaissant pas le patois ne sauraient dire qui, parmi leurs élèves, comprenait le patois ou le parlait.

Par contre, chez les instituteurs bilingues, le discours est différent. L'institutrice d'Arlebosc a, par exemple, prononcé ces mots : "on disait que ça empêchait d'apprendre le français". Le "on disait" est vague, c'était l'opinion couramment admise, mais ni son expérience personnelle (il est vrai qu'elle a apparemment appris le patois après le français, auprès des clients du café de ses parents), ni son expérience professionnelle ne lui permette de formuler un jugement. Aujourd'hui, elle est à la retraite, dégagée de l'obligation d'apprendre le français aux enfants, et elle aime parler patois avec les personnes âgées de son village. Elle regrette que "le patois se perde" et même que la transmission du patois soit interrompue. Lors de sa carrière, le conflit entre l'attachement au patois et la charge d'enseigner le français était sans doute plus fort. Aujourd'hui, le français s'est imposé, il est devenu possible d'éprouver des regrets.

On retrouve la même tension dans le discours de l'instituteur patoisant originaire de Tence : il a visiblement été heureux que le patois, sa langue maternelle, ait pu lui servir pour aider un élève avec qui il avait noué, par ce biais, une relation particulière (il a manifestement été déçu, lors de leur rencontre ultérieure, que son ancien élève refuse de parler patois avec lui). Aujourd'hui il passe sa retraite à Marlhes (n° 23) et il parle régulièrement patois, avec beaucoup de plaisir, avec un habitant de ce village (la distance entre leurs deux parlers ne les gêne apparemment pas, et parler patois semble être, au moins en partie, l'objet de leurs rencontres). Mais son ancienne activité professionnelle lui fait, en même temps, considérer le patois avec quelques réticences, même si lui aussi exprime des doutes sur le risque que la connaissance du patois puisse entraver l'apprentissage du français : il donne son propre cas comme un contre-exemple.

Les informations fournies par les instituteurs sont très utiles pour dater les derniers cas d’enfants élevés en patois. En effet, pour des raisons diverses, l’obtention de ce type de données auprès des autres témoins est assez difficile, et la datation des cas qu’ils signalent est souvent imprécise.

Quand la personne a elle-même été scolarisée alors qu’elle ne parlait que patois, elle l’indique apparemment sans problème à l’enquêteur : les contre-vérifications éventuelles auprès d’autres membres de sa famille le confirment en général, ou permettent de pondérer son jugement en prétendant que le sujet possédait sans doute quelques notions de français. A l’opposé, je n’ai pas rencontré de témoins niant le fait qu’ils avaient été monolingues à l’entrée à l’école alors que des frères ou soeurs plus âgés auraient affirmé le contraire (quand des aînés avaient cette impression, l’intéressé rectifiait leur jugement de façon convaincante, et ils admettaient s’être trompés). Le thème de l’enquête, le patois, et le fait que l’enquêteur ne partage visiblement pas les préjugés négatifs à l’égard de la langue régionale facilitaient cette sincérité qui ne prenait pas les apparences d’un aveu : il s’agissait plutôt, dans ce contexte, d’une spécificité "gratifiante". Par contre, les témoins, s’ils indiquaient lors de l’enquête que quelqu’un était monolingue en patois au moment de son entrée à l’école, étaient parfois mal à l’aise quand il s’agissait de préciser le nom de cette personne : donner cette information sans l’accord de l’intéressé les embarrassait. Il est ainsi arrivé, alors qu’un témoin affirmait qu’il avait connu un enfant appartenant à cette catégorie, que les autres membres de l’assemblée lui demandent de qui il s’agissait. Se trouvant dans l’obligation de l’identifier, il s’en tirait parfois par des indications qui permettaient aux autres témoins de comprendre de qui il parlait sans pour autant donner son nom : l’enquêteur, n’appartenant pas à la communauté villageoise, ne devait pas savoir qui précisément était cité (ce comportement n’était toutefois pas systématique et il était moins fréquent dans les localités où, par exemple, vivaient des membres de ma famille ou lorsque les enquêtes avaient été nombreuses et que des liens amicaux s’étaient créés). Cette discrétion montre qu’avoir été élevé en patois pouvait être senti comme une "tare", ou tout au moins quelque chose qui ne devait pas être révélé à tout le monde (c’était en tout cas l’opinion de la personne interrogée, même si ce n’était pas forcément celle de l’intéressé : les personnes "révélant" qu’elles avaient eu le patois comme unique langue maternelle sont forcément celles qui ont accepté de participer aux enquêtes, des personnes qui ne sont donc pas trop gênées d’affirmer qu’elles connaissent le patois).

Un enfant monolingue en patois arrivait, semble-t-il, assez vite à acquérir le minimum de compétences en français nécessaire pour suivre les cours sans devoir demander de l’aide à quiconque : sa spécificité initiale était donc de courte durée et elle était surtout connue par les seuls autres élèves de la même classe (qui comprenait souvent, il est vrai, plusieurs niveaux) et par les frères et soeurs, ce qui explique que ces faits, qui datent aujourd’hui de plus de cinquante ans, n’aient pas toujours laissés des souvenirs très précis chez les témoins de cette époque ; leurs dates exactes sont, en particulier, parfois relativement vagues.

Par contre, les instituteurs sont de bien meilleurs témoins : confrontés à cette situation à laquelle ils n’étaient pas particulièrement préparés, ils étaient obligés d’improviser, apparemment en témoignant à ces élèves une attention particulière. Ces situations ont été des événements marquants de leur carrière (ce qui montre bien qu’elles étaient devenues rares après 1935) : souvent, ces cas ont fait l’objet de discussions entre instituteurs et j’ai ainsi obtenu des témoignages, pas toujours très précis, de faits de ce genre rencontrés par des collègues de l’instituteur que j’interrogeais. Cette sensibilité particulière à la présence du patois à l’école fait également qu’ils se souviennent souvent mieux que les autres témoins des enfants monolingues à leur entrée à l’école lorsque ces instituteurs eux-mêmes étaient enfants.

On retrouve souvent, chez les instituteurs, la même réticence que chez les autres témoins à donner des indications trop détaillées qui pourraient permettre d’identifier tel ou tel cas140 : pour eux aussi, avoir été uniquement patoisant pendant l’enfance relève de la vie privée et doit rester confidentiel (le secret professionnel jouant également un rôle dans leur attitude), mais il est clair que ce n’est pas, à leurs yeux, une particularité valorisante (les instituteurs dialectophones étaient également discrets sur l’identité des cas qu’ils m’ont cités, mais ils ne semblent pas, aujourd’hui, penser que la spécificité linguistique de ces enfants soit honteuse ou dégradante). Souvent, les instituteurs ne peuvent pas fournir une évaluation très précise des enfants bilingues : ils ignoraient qui, parmi leurs élèves, comprenait le patois ou le parlait. Le français a très vite été la seule langue pratiquée dans la cour de récréation. L’usage intempestif de régionalismes en classe n’était pas forcément un indice de connaissance, active ou passive, du patois. Seuls les instituteurs ayant longtemps occupé un même poste, et habitant dans le village où ils enseignaient, pouvaient éventuellement savoir précisément qui connaissait le patois dans leurs classes, par des sources extérieures à la vie de l’école elle-même. Pour ceux qui ne sont pas restés longtemps dans un même village, quelques déductions leur permettent d'avoir des doutes à propos de tel ou tel élève ("x, il devait au moins le comprendre, j’ai entendu ses parents parler patois entre eux"). Le patois n’ayant d’incidence que dans la mesure où il était la seule langue connue par un élève ou, à la limite, si ses compétences en français étaient vraiment très faibles, le témoignage des instituteurs nous renseigne essentiellement sur les derniers cas d’enfants élevés exclusivement en patois. La moisson est assez maigre dans la région du Pilat elle-même. Nous n’égrènerons pas, pour chacun des instituteurs, la succession des villages où ils ont enseigné (ils ne les ont d’ailleurs pas tous évoqués), ni les années qui correspondent à leurs différents postes. Nous indiquerons simplement les cas d’enfants monolingues rencontrés et la date la plus ancienne à laquelle il n’y avait plus d’enfants exclusivement patoisants dans tel ou tel des villages pour lesquels les témoins nous ont fourni des données.

Le plus vieil instituteur interrogé à aujourd’hui 80 ans à peu près : il a occupé son premier poste en 1935, dans une localité située au sud de la région du Pilat, au centre de l’Ardèche, où il n’y a pas eu, durant son séjour dans cette commune, d’enfants exclusivement monolingues. Son épouse, un peu plus jeune, a rencontré deux cas d’enfants monolingues en patois durant sa carrière : le premier, déjà cité, était un enfant d’Empurany, village au sud de notre domaine, durant la seconde Guerre Mondiale. Le second cas était celui un enfant scolarisé à Davézieux (n° 31), village du plateau intermédiaire, en 1959. Cet enfant est le dernier élève patoisant signalé dans la région du Pilat : il n’était toutefois pas totalement monolingue, mais l’institutrice a tout de même dû lui parler patois au tout début de sa scolarité. Un autre instituteur a enseigné durant la guerre de 1939-1945, mais c’était à Tence, en Haute-Loire : il affirme avoir eu quelques élèves presque monolingues en patois. Ceci confirme le témoignage de l’épouse de l’instituteur de Serrières (n° 22) qui était, elle, scolarisée à Tence durant cette même époque : elle avait tenu lieu de traductrice pour une camarade monolingue en 1941-1942 (mais on ne peut pas croiser les deux témoignages, les écoles n’étaient alors pas mixtes et l’instituteur ayant enseigné à Tence était dans une école de garçons).

Un peu plus tard, un instituteur travaillant à Saint-Sauveur-en-Rue (n° 29) depuis 1943 vit arriver dans sa classe, en 1951, un enfant exclusivement patoisant : nous avons déjà mentionné cet élève originaire d’un hameau isolé. On pourra simplement remarquer que cet enfant était déjà une exception : il fut le seul entre 1943 et 1953 (date du départ de l’instituteur) à Saint-Sauveur-en-Rue. Cet enseignant travailla ensuite à Saint-Genest-Malifaux (n° 13) où il ne rencontra pas d’élève exclusivement dialectophone. Il passa la fin de sa carrière, à partir de 1970 à peu près, à Serrières, où, là non plus, il n’y eut plus d’élève patoisant. Mais, pour le village de Serrières, je dispose des indications d’un enseignant qui y fit toute sa carrière, à partir de 1947. Bien que portant sur une période assez tardive, le témoignage de cet instituteur est précieux : certains des élèves de l’école privée de Serrières étaient en pension durant la semaine (il s'agissait uniquement de garçons : seule l'école maternelle était mixte). Parmi ces élèves pensionnaires, il y avait des enfants de bateliers, par exemple, mais aussi beaucoup d’enfants originaires du plateau intermédiaire, dont certains étaient issus de familles paysannes assez pauvres vivant dans des fermes isolées : à cause des problèmes de transport, les parents préféraient placer leurs enfants en pension plutôt que de les conduire tous les jours à l’école de leur commune ou de les laisser faire le long trajet tout seuls141. Il s’agissait donc de familles qui correspondaient assez bien à celles qui ont longtemps parlé patois, y compris les enfants. Or aucun élève scolarisé à Serrières n’était exclusivement monolingue en patois, et l’instituteur de Serrières ne se souvient même pas d’un enfant plus à l’aise en patois qu’en français. Un couple d’instituteurs habitant Sablons (en face de Serrières (n° 22), sur l’autre rive du Rhône) qui a enseigné, à partir de 1967, dans des écoles publiques, à Serrières et à Champagne (n° 31) n’a pas connu non plus d’élève uniquement patoisant, de même qu’un autre instituteur travaillant à Brossainc (n° 16) à partir de 1964 : à cette date, rares étaient les enfants qui, selon lui, comprenaient encore le patois. L’épouse de cet instituteur, scolarisée à Brossainc en 1950 environ, n’avait pas eu de camarade monolingue en patois.

Pour le plateau intermédiaire, je dispose d’un autre repère : le vieil instituteur originaire du sud de la région du Pilat comme son épouse a enseigné à Savas (n° 27) dans les années 1960 ; à cette époque, tous les enfants étaient francophones dans ce village. D'après un autre enseignant, un peu plus tard (1968), la situation était identique à Félines (n° 21), mais l'instituteur assure que certains enfants d'agriculteurs comprenaient encore le patois à cette époque. Sur le haut plateau, où les écoles publiques étaient très peu nombreuses, la plupart des instituteurs d’écoles privées que j’ai interrogés n’ont occupé des postes dans cette région qu’après les années 1960 : ils ne signalent pas non plus d’enfants monolingues en patois, mais une institutrice a enseigné dès 1947 à Saint-Genest-Malifaux (n° 13) : même cette enseignante n’a pas eu d’élève exclusivement dialectophone142. Pourtant, à Saint-Genest-Malifaux par exemple, il y avait également un pensionnat et certains enfants venaient de hameaux ou de fermes isolés du haut plateau.

Les informations données par les instituteurs ou leurs épouses confirment les dires des autres témoins, elles sont même souvent plus précises mais elles ne concernent que les enfants exclusivement monolingues en patois. Même quand le patois était l’unique langue de la famille, l’usage du français était devenu suffisamment répandu à la fin du renversement linguistique pour que les enfants aient pu acquérir le minimum de compétences en français qui pouvait les faire passer inaperçus aux yeux des instituteurs, sauf si ces enfants vivaient dans des fermes isolées où la seule langue à laquelle ils étaient exposés était alors le patois. D'après les habitants de la région du Pilat, quelques parents parlaient encore patois aux enfants pendant la seconde Guerre Mondiale sur le plateau intermédiaire du Pilat, et un peu au delà de cette guerre dans la région du haut plateau.

Au moins cinq des instituteurs interrogés (et une des épouses) sont originaires du Velay ou du nord de l’Ardèche, au sud de la région du Pilat : leurs souvenirs d’enfance, comme ceux de leurs expériences professionnelles montrent que le patois a été plus longtemps transmis aux enfants dans ces deux régions, entre les deux guerres, pendant la seconde et même un peu après. Nous n’entrerons pas dans le détail des différents témoignages qui ne concernent pas directement la région du Pilat, mais on peut toutefois avancer quelques estimations :

Les témoignages des instituteurs âgés ne démentent pas les dates du renversement linguistique dans les trois sous-parties de la région du Pilat. Mais les informations qu’ils peuvent fournir sont limitées : pour eux, le patois n’était un élément marquant que s’il était la langue exclusive d’un enfant. Ils ignorent souvent qui, parmi leurs anciens élèves, comprenaient le patois.

Ne se préoccupant pas d’un éventuel bilinguisme de leurs élèves, ces instituteurs, qui, il est vrai, enseignaient à la fin du renversement linguistique, ne peuvent pas être considérés comme les propagateurs d’une censure du patois : ils ne sont d’ailleurs pas convaincus, et les instituteurs dialectophones moins encore que les autres, que la connaissance du patois ait pu être une entrave à l’apprentissage du français (à moins toutefois que l'enfant ne comprenne que le patois).

Notes
137.

La différence entre les deux est difficile à établir : une partie du lexique du français régional est constitué de dialectalismes, mais des dialectalismes "entrés" dans la langue, et qui sont conformes à la norme du français régional, contrairement à de simples calques phonétiques ou sémantiques du patois qui ne sont que le fait d'actes de parole sans légitimité dans la langue. Mais on ne connaît pas l’ancien lexique du français régional du Pilat : certains dialectalismes autrefois courants et compris par des non-dialectophones ont disparu aujourd’hui.

138.

En France, l’utilisation des langues régionales dans l’apprentissage du français a parfois donné lieu à quelques tentatives. Dans "Enseignement du français et langues régionales : les grammaires françaises pour patoisants au XIXe siècle", S. Branca en dresse un bref tableau (Branca 1984).

139.

Quelques-uns de ces instituteurs sont sensibles à l’intérêt "patrimonial" de la langue régionale et ils sont assez favorables à un enseignement de l’occitan (le plus souvent, ils ne connaissent pas l’existence du francoprovençal), mais à un enseignement facultatif seulement, et en secondaire uniquement. Ne connaissant pas le patois, ou très peu, l’éventuelle utilisation pédagogique de la langue régionale en classe ne les effleure pas.

140.

Parfois, certains maires ou secrétaires de mairie se sont également montrés assez réticent à divulguer le nom de personnes connaissant le patois. Dans certains cas, ils ont préféré les contacter directement et leur parler de mon travail avant de me donner leurs noms.

141.

Longtemps, les enfants qui n’habitaient pas les bourgs ne fréquentaient l’école qu’à partir 5 ou 6 ans : ils rejoignaient directement le cours préparatoire, sans avoir connu l’école "maternelle". Ce phénomène dura, dans certaines familles, au moins jusqu’aux années 1980 dans les hameaux ou les fermes isolées du haut plateau. A Serrières, les enfants pensionnaires dès l’école maternelle étaient rares, mais ils devenaient plus nombreux dès le cours préparatoire, où ils faisaient parfois directement leur entrée à l’école, ce qui a dû être le cas de certains enfants du plateau intermédiaire.

142.

Lors de son premier poste, en 1947, cette institutrice enseignait à Farnay, un petit village du massif du Pilat qui surplombe la vallée du Gier. Farnay est tout proche du point 62 de l’ALLy, Sainte-Croix-en-Jarez (n° 2). Durant cette année à Farnay, tout les élèves de cette institutrice parlaient français dès le début de leur scolarité. Ce témoignage est le seul dont je dispose pour le nord de la région du Pilat.

143.

D’après Cl. Fréchet (communication personnelle), deux garçons, des jumeaux originaires du sud d’Annonay qui étaient nés en 1967 environ, étaient exclusivement dialectophones lors de leur entrée à l’école. Mes ces enfants habitaient la région de la vallée de la Vocance, sur les contreforts du massif montagneux qui surplombe le plateau intermédiaire au sud d’Annonay, où la vitalité du patois s’apparentait peut-être à celle de la région du Velay.