6.3.1. Les changements socio-économiques

Au cours du XXe siècle, le nombre d'exploitations agricoles diminue très fortement dans la région du Pilat. La mécanisation a permis d’exploiter une surface agricole plus importante avec moins de main-d’oeuvre : seules les plus grosses exploitations qui, de plus, étaient situées dans les zones où le relief était le plus favorable, ont pu survivre. La taille de ces exploitations s’est d’ailleurs accrue : les agriculteurs ont racheté les terrains des petites fermes qui n’étaient plus exploitées. L’activité agricole elle-même a évolué. Partout où cela a été possible, l’élevage a été abandonné aux profits de la viticulture ou de l’arboriculture. Le travail agricole a, en grande partie, perdu sa dimension communautaire. Ainsi, par exemple, un homme seul peut aujourd’hui effectuer tout le travail des fenaisons, de la fauchaison jusqu’au stockage du foin dans la grange, alors qu’il fallait autrefois un grand nombre de personnes pour réaliser la même activité. De nos jours, les épouses des agriculteurs ne travaillent plus forcément avec leurs maris. Elles peuvent exercer une activité professionnelle différente de leurs conjoints. Même dans les exploitations pratiquant l’élevage, où une partie des soins aux animaux était, autrefois, souvent l’apanage des femmes, certaines épouses ne participent plus au travail de la ferme : l’arrivée des machines à traire (à partir des années 1960 dans la région du haut plateau), par exemple, les a soulagées de ce travail pénible et astreignant.

L’activité liée à l’industrie textile avait connu un essor entre les deux guerres : certaines familles paysannes s’étaient recyclées, au moins en partie, dans ce secteur. Mais, après la seconde Guerre Mondiale, l'activité du textile traversa une crise importante et tous les petits ateliers disparurent. Par choix ou par obligation, beaucoup de personnes durent trouver des emplois "en ville" (à Annonay ou à Saint-Etienne) ou dans les bassins industriels (comme celui de la vallée du Rhône ou celui de la vallée du Gier ou de l'Ondaine, banlieue ouvrière de Saint-Etienne). Une partie de cette population continuait à habiter la région du Pilat, mais beaucoup de jeunes partirent s’installer dans les villes (en particulier parmi les habitants de la région du haut plateau). La description que fait l’enquêteur de l’ALLy de certaines des localités de la région du Pilat qu’il parcourut juste après la seconde Guerre Mondiale est significative : H. Girodet note, à propos de Roisey (n° 7, ALLy 66) "Toute la jeunesse, d’ailleurs passablement clairsemée, ne parle plus que le français" et, au sujet de Saint-Romain-les-Atheux (n° 9, ALLy n° 67) : "Localité exclusivement agricole, mais à demi-désertée. Toute la jeunesse travaille aux mines ou en usine" (ALLy t. 4, p. 81). Le travail dans les mines avait, en effet, attiré un grand nombre d’hommes de la région du haut plateau, et ils ont souvent épousé des jeunes filles "de la ville".

L’exode rural a donc été très important, touchant plus encore les femmes que les hommes, ne se limitant pas à un simple exode journalier pour se rendre au travail, mais il a souvent été un exode définitif, ou au moins de longue durée (certains anciens habitants de la région du Pilat sont revenus s’y installer au moment de leur retraite). Les mouvements de populations ont également été internes à la région du Pilat : les hameaux ont été désertés au profit des bourgs. Annonay a attiré une partie des habitants du plateau intermédiaire, bien que cette ville se soit plus encore alimentée de la population rurale issue du sud de la ville. Un autre type de migration à l’intérieur des limites de la région du Pilat a déjà été évoqué : il s’agit des jeunes enfants qui étaient pensionnaires parce qu’ils habitaient loin de l’école (Serrières (n° 22), Marlhes (n°23)...) ou d’enfants plus âgés qui poursuivaient leurs études : ils sont souvent partis en pension dans les gros bourgs qui accueillaient les écoles secondaires (Saint-Genest-Malifaux (n° 13), Pélussin (n° 4), Annonay...).

A ces déplacements de population à l’intérieur de la région du Pilat s’est également ajoutée, entre les deux guerres surtout, une immigration venue de pays étrangers. Elle n’a pas été très importante et elle a concerné surtout les petits bourgs centres industriels de la région : Saint-Genest-Malifaux, Jonzieux (n° 19), Bourg-Argental (n° 25)... Cette population, surtout issue d’Italie, parlait un français parfois hésitant et je ne connais pas d’exemple de personnes d’origine étrangère ayant appris à parler patois. Ces immigrés ont, au contraire, favorisé encore la francisation dans des bourgs où le renversement linguistique était souvent déjà avancé. Par contre, il y a eu peu de personnes originaires des régions alentour qui se soient installées dans la région du Pilat avant les années 1960. Ce faible apport de population était surtout constitué de membres de profession libérales (médecins, pharmaciens, vétérinaires...) ou de fonctionnaires (enseignants, postiers...) qui parlaient exclusivement français même si certains, comme les enseignants issus du sud de la région du Pilat, étaient parfois dialectophones (leurs parlers présentaient d’ailleurs des différences parfois importantes avec ceux de la région du Pilat). De plus, quelques enfants des villes ou de la vallée du Rhône étaient mis en pension dans les régions rurales du Pilat, ou étaient placés comme bergers. Les adolescents chargés de garder les troupeaux étaient parfois issus de l’immigration : il pouvait s’agir, par exemple, d’enfants de familles originaires d'Italie, de Pologne..., qui avaient quitté leur pays pour venir s'installer à Saint-Etienne : le père travaillait dans les mines de charbon, et la mère exerçait également souvent une activité professionnelle. L’acquisition de quelques notions de patois par les adolescents qui gardaient le bétail pendant la belle saison est probable, mais seuls certains enfants d'agriculteurs restèrent ensuite dans la région du Pilat : ceux originaires des villes y retournèrent ensuite, et le patois, qui n’y avait aucune place, a sans doute été très vite oublié. La poursuite des études a également entraîné une partie de la population des adolescents hors des limites de la région du Pilat, et beaucoup, ayant acquis un certain niveau d’études, se sont installés loin de leur village natal.

Puis l’exode rural s’est ensuite en partie tari. Beaucoup de jeunes gens quittent encore la région du Pilat, mais le mouvement de population s’est pourtant renversé : une partie de la population annonéenne s’est installée autour des bourgs qui entourent Annonay, les ceignant d’une couronne de maisons neuves qui forment, autour de chacune, une banlieue résidentielle (par exemple à Davézieux (n° 31), ou à Boulieu-les-Annonay (n° 30)...). Un phénomène identique s’est également produit (mais par l’apport d’une population venue du plateau intermédiaire ou de l’autre rive du Rhône) dans certains villages de la vallée du Rhône (Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8), Champagne (n° 31)), mais d’autres, trop à l’étroit entre le Rhône et le coteau, ne disposaient que de peu de terrains à bâtir (les surfaces agricoles ou les zones inondables sont non constructibles) et, comme à Serrières (n° 22) ou Andance (n° 35), leur population a vieilli. Sur le haut plateau, certains bourgs ont également vu le nombre de nouvelles habitations individuelles croître de façon importante : c’est le cas de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) surtout, ou de Marlhes (n° 23) à date plus récente. D’autres communes de la région du Pilat, plus petites ou situées à l'écart des axes principaux de communication, n’ont pas connu le même afflux : les anciennes fermes et quelques chalets ont réussi à loger, pour quelques mois par an, des citadins en mal d’oxygène (Tarentaise (n° 10), Planfoy (n° 6), Saint-Régis-du-Coin (n° 24)...). Près du village du Bessat (n° 11), localité depuis longtemps tournée vers le tourisme puisque les Stéphanois prirent l'habitude de s'y rendre dès la fin de la seconde Guerre Mondiale, une petite station de ski nordique attire une population urbaine, ce qui a également entraîné la construction de nouvelles habitations.

La population qui s’est installée, depuis 1960 environ, dans la région du Pilat n’y a pas toujours des attaches familiales. Une partie seulement des personnes qui passent leurs vacances dans la région, et qui, éventuellement, y possède une maison neuve ou une ferme réaménagée, a de la famille sur place. Il y a eu un mouvement de retour de certaines personnes retraitées qui s’étaient expatriés le temps de leur vie professionnelle, mais ces personnes ont aujourd’hui une culture "urbaine" qui les distingue de leurs proches ayant toujours vécu sur place : leur attitude par rapport au patois est différente. Enfin, une bonne part des nouveaux habitants de la région du Pilat n’a pas de liens familiaux avec la population d’origine autochtone. Il s’agit, par exemple, de personnes qui, tout en travaillant à Saint-Etienne, à Annonay ou dans la vallée du Rhône, préfèrent vivre à la campagne et effectuent tous les jours le trajet vers le lieu de leurs activités professionnelles : ce type de migration hebdomadaire transforment, durant une partie de l’année, certaines localités en villages-dortoirs qui ne reprennent vie que pendant les mois d’été. Ces différents mouvements de population ont entraîné une forte augmentation de l’exogamie.

Les changements socio-économiques qui ont modifiés le mode de vie des habitants de la région du Pilat sont, dans leurs grandes lignes, les mêmes que ceux qui sont fréquemment mis en relation avec le déclin des langues régionales en France : diminution du secteur agricole, brassage important de population... La date et l’ampleur de ces changements dans les différentes parties de la région du Pilat expliquent partiellement pourquoi la vitalité du patois n’est pas identique à l’intérieur de chacune des trois aires du domaine étudié.