6.3.2. Les changements culturels

Liés à ces changements économiques ou démographiques, de profonds changements culturels ont modifié le mode de vie traditionnel des habitants des régions rurales du Pilat. Les nouveaux moyens de communications, qui utilisent en général la langue dominante, sont souvent invoqués pour expliquer (au moins en partie) l’abandon d’une langue dominée144. Pour la région du Pilat, il semble qu’ils aient simplement accompagné le renversement linguistique, sans en être les déclencheurs : ils se diffusent, dans les parties les plus conservatrices de la région du Pilat, à la fin de la période qui vit l’abandon de la transmission familiale du patois, et même parfois après cette période. Mais, en restreignant l’usage du patois chez les adultes, les seules personnes encore dialectophones, ils ont contribué à son déclin.

Toutefois, l’influence qu’exerça la presse est peut-être plus profonde. Il n’a jamais existé, dans la région du Pilat, de journaux en patois. Seuls quelques articles tout au plus ont parfois été rédigés en patois, dans des journaux ou des gazettes locales (cf. Achard 1973) : ces articles étaient en général écrits en dialecte stéphanois145, ou parfois dans le parler local de la petite communauté où ces bulletins étaient diffusés. Mais le patois était presque exclusivement une langue orale (pour des raisons historiques et non linguistiques, la variation entre les parlers locaux résultant en partie de l’absence de standardisation) et les écrits en patois étaient peu lus. Il n’existait pas de tradition orthographique du patois (il n’en existe pas plus aujourd’hui). Les patoisants se plaignent très souvent de la difficulté à lire le patois et ils pensent tous, plus généralement, qu’il ne peut pas s’écrire. Les quelques articles en dialecte n’étaient d’ailleurs presque jamais informatifs (il s’agissait souvent de chroniques, de billets d’humeur, d’histoires amusantes, d’anecdotes..., tous genres habituellement dévolus aux langues dominées) : la diffusion, de plus en plus importante au cours de XXe siècle, de la presse et de l’écrit en général n’a donc pas remplacé le patois. La lecture est devenue, avec les progrès de l’alphabétisation puis de la scolarisation, avec l’augmentation des revenus et la fin du fonctionnement autarcique des communautés rurales, un support culturel nouveau146. Par le biais de l’écrit, la société rurale se trouva confrontée à de nouvelles réalités, non dénommées en patois, tout comme les objets nouveaux (outils agricoles, automobiles, électroménagers...) qui se généralisaient dans la région portaient des noms français qu’ils ont conservés sans être "traduits" en patois147.

On a vu que, lors de deux périodes particulières, la communauté avait été obligée de s’ouvrir vers le monde extérieur : c’était pendant les deux guerres mondiales et c’est d’ailleurs durant la seconde Guerre Mondiale que les premières radios apparurent. Mais elles ne devinrent courantes que dans la décennie qui suivit. La généralisation de la télévision a été plus tardive. Ces deux moyens de communication sont souvent dénoncés comme étant responsables de la fin des veillées. Mais le français avait, dans notre région, déjà envahi depuis longtemps ses assemblées : en raison de la présence des enfants, le français était, aux dires de certains témoins, de rigueur dans ce contexte social. A l’époque où la radio, puis la télévision, ont commencé à se généraliser (1950-1960), la tradition qui réunissait des voisins pour des veillées avait pratiquement cessé. Il ne subsistait pratiquement plus que l’habitude de s’inviter, le dimanche après-midi, entre personnes du même hameau par exemple. Le patois était peu parlé, mais l’interdit pesant sur la langue locale s’était, semble-t-il, un peu estompé (tous les enfants ne parlaient plus, alors, que le français : le danger que représentait le patois était donc écarté). Les personnes adultes pouvaient donc parfois parler patois : un témoin m’a raconté que, lors de ces rencontres où l’on jouait fréquemment aux cartes, les adultes pouvaient, par exemple, faire des considérations sur le déroulement d’une partie de jeu de cartes en patois. Mais il semble que la langue ancestrale ne se faisait plus entendre, dans ces occasions, qu’à travers quelques répliques, quelques mots seulement. D'après les témoins, ce sont autant les automobiles, qui se sont imposées dans toute la population aux alentours de 1960, que la radio ou surtout la télévision qui mirent fin à ces réunions dominicales ; elles n'étaient déjà plus que de pâles remplaçantes des veillées traditionnelles.

Une autre évolution propre au XXe siècle a bouleversé l’organisation familiale de la société rurale : alors qu’au début de ce siècle, les grands-parents habitaient fréquemment avec leurs enfants et petits-enfants, la composition du groupe familial se réduisit ensuite très souvent à deux générations. Cette réduction du nombre de générations dans la cellule familiale a joué un rôle dans le déclin du patois : les derniers cas de transmission de la langue régionale dans la région du Pilat, qui sont souvent des cas de transmission entre grands-parents et petits-enfants, le montrent. Plus insidieusement, et toujours à propos des grands-parents, un aspect de l’évolution du rôle social des personnes âgées a également été un facteur de déclin du patois. Dans la société traditionnelle, les vieilles personnes jouissaient d’un prestige, d’une autorité qu’elles ont perdus. Beaucoup de témoins âgés m’ont par exemple affirmé qu’ils vouvoyaient, en français ou en patois selon les cas, leurs grands-parents. Le grand-père dirigeait les travaux de la ferme jusqu’à un âge avancé, et la grand-mère gardait longtemps la main-mise sur l’organisation de la vie domestique. Aujourd'hui, l'influence des personnes âgées dans la vie familiale ou sociale est beaucoup moins important, ce qui a encore amoindri les chances de survie du patois

Comme dans d’autres régions françaises, la fin de la cohabitation entre trois générations a eu un impact important sur la vitalité du patois, accélérant son déclin. Par contre, le rôle de la télévision ou de la radio, parfois invoqué dans l’abandon d’une langue minoritaire, n’a pas été très important dans la région du Pilat : leur introduction est postérieure à l’abandon de la transmission du patois aux enfants, et, si ces deux médias ont joué un rôle dans le déclin des veillées traditionnelles, le patois n’y était plus parlé depuis déjà quelque temps. L’absence de médias écrits a sans doute favorisé le désintérêt pour le patois.

Notes
144.

Voir, par exemple Dorian 1986b, p. 73 ; ALMC t. 4, p. 42-43 ; Nauton 1948, p. 18 ; Bouvier 1973, p. 232 ; Martin 1997, p. 7...

145.

Les articles en patois ont d’ailleurs disparu peu à peu, le nombre de personnes dialectophones diminuant de plus en plus : ils ont été remplacés par des articles écrits en "français régional" qui remplissent aujourd’hui la même fonction (P. Perrin, par exemple, a écrit une série d’articles de ce genre pour les éditions régionales des journaux La Dépêche et le Dauphiné Libéré. Cf. Perrin 1966, cité dans l’avant propos, p. 5, de Perrin 1998).

146.

Une des informatrices de la région du haut plateau du Pilat, née en 1935, m’a expliqué que, pendant la seconde Guerre Mondiale, elle emportait avec elle, pour "garder les vaches", le seul livre de la maison, "le" dictionnaire. Sa famille n’était pourtant pas une famille particulièrement pauvre de la région du Pilat, et son père avait, au début du XXe siècle, réussi son certificat d’études.

147.

Nous reviendrons, dans la partie linguistique de cette étude, sur le vocabulaire français qui a envahi peu à peu le lexique patois. Citons simplement un exemple significatif : il existait, en patois, un terme désignant la fraise : may û s o. Quand on commença à cultiver les fraises, on emprunta le terme au français, en l’adaptant simplement à la phonétique du patois : fr è z o, et le terme may û s o ne désigna plus que les fraises des bois (cf. Etude lexicale).