Avec l’envahissement du français lors des veillées, un lieu de transmission de la culture traditionnelle dont le support était le patois (chants, contes, devinettes...) a disparu. Certaines histoires, certains contes ont été traduits en français : j’ai ainsi pu entendre raconter en français, pendant mon enfance, le conte de La moitié de poule ou Le loup dans la baconnière 148 (un conte qui s’inscrit dans la tradition du cycle du roman de Renart), mais, comme le disent volontiers la plupart des témoins, ces "histoires" perdent toute leur saveur quand elles sont racontées en français. Les chansons, pratiquement intraduisibles149, ont rarement été chantées aux enfants, à l’exception, peut-être, de certaines berceuses dont la fonction principale était d’endormir les enfants : le sens importait donc peu. J’ai ainsi appris par coeur, tout enfant, une de ces berceuses sans en comprendre tous les mots ; le sens exact m’est apparu plus tard. Beaucoup de personnes de ma génération connaissent encore cette berceuse150 mais ils ne la comprennent pas toujours parfaitement, et, quand, occasionnellement, ils la chantent, éventuellement à leurs enfants, elle subit parfois des modifications telles qu’elle en deviendrait incompréhensible pour un patoisant qui ne la connaîtrait pas.
Un autre vecteur de transmission du patois a également disparu avec l’évolution de l’organisation de la famille : les grands-parents, qui, le plus souvent, n’habitaient plus avec leurs petits-enfants, n’ont souvent pas pu assurer la survie du patois, ou même seulement, ce qui aurait été plus vraisemblable, le maintien de sa compréhension, en continuant simplement à se parler régulièrement patois devant les petits-enfants. En effet, rares sont ceux qui, parmi les locuteurs traditionnels, ont essayé, ou simplement eu le désir, de transmettre la langue locale. Mais les plus jeunes des locuteurs actuels du patois (qui sont souvent des locuteurs aux compétences réduites) sont parfois des personnes qui tiennent leur connaissance du patois de leurs grands-parents. On peut par exemple citer le cas d’un homme de Marlhes (n° 23) âgé d’une quarantaine d’années : lors des tests linguistiques, il a été assez surpris de s’apercevoir qu’il pouvait pratiquement parler patois couramment. Ses compétences, étonnantes pour quelqu’un de cet âge, s’expliquent par le fait que, durant son enfance, il a passé beaucoup de temps avec ses deux grands-pères (même si aucun n’habitait au même domicile que lui). Ces grands-pères se parlaient uniquement en patois devant lui quand ils étaient tous les trois ensemble, et ils s’adressaient à lui en patois. Lui-même usait toutefois peu du patois pour leur répondre. Pendant la vingtaine d’années qui suivirent leur décès, cet homme a rarement eu l’occasion d’entendre parler patois, encore moins de le parler : c’est seulement au moment des tests linguistiques qu’il a pris conscience de ces capacités en patois.
Mais la plupart des locuteurs les plus jeunes doivent leur connaissance du patois à leur père et non de leur(s) grands-père(s) : il s’agit surtout de fils d’agriculteurs, parfois de fils d'artisans. En effet, au cours de la seconde partie du XXe siècle, et même dès la fin de la première Guerre Mondiale pour la région de la vallée du Rhône, non seulement le nombre de locuteurs dialectophones a considérablement diminué, la transmission du patois s’étant peu à peu interrompue, mais l’usage du patois lui-même s’est restreint : le monde agricole a été un des derniers espaces où il était pratiqué. Cette restriction de l’usage du patois tient aux changements socio-économiques et culturels qui ont modifié le mode de vie de cette période. On peut tenter de faire la liste des situations où le patois a reculé ou est devenu impossible à pratiquer :
Le taux global d’utilisation du patois s’est réduit en même temps que le nombre d’agriculteurs baissait et que leurs travaux devenaient de moins en moins communautaires.
Les mouvements de population, parmi lesquels il faut signaler l’augmentation de l’exogamie, ont également fait diminuer l’utilisation du patois. Contrairement à l’époque où il était parlé par tous, le patois n’a ensuite plus été connu que par une part de moins en moins importante de la communauté et, à moins de connaître quelqu’un suffisamment pour pouvoir savoir qu’il était dialectophone, on se mit à utiliser spontanément le français avec toutes les personnes avec qui on n’avait jamais parlé patois, et pas seulement avec celles dont on savait qu’elles avaient peu de chances de le connaître (les plus jeunes, les touristes, les personnes immigrées dans le village...).
Mais, même si un dialectophone n’avait pas de doute sur les compétences linguistiques de la personne qu’il rencontrait (par déduction, ou grâce à la connaissance qu’il pouvait avoir du passé de son interlocuteur), il pouvait ignorer quelle était son attitude face au patois. Ne sachant pas si elle faisait partie des dialectophones ayant une image très dévalorisée du patois, et qui évitait de ce fait de le parler, il s’adressait alors à elle en français, pour ne pas la mettre dans une situation embarrassante. Ainsi, on évitait de s’adresser en patois à une femme - à moins de bien connaître son interlocutrice - car les femmes étaient, en général, les plus hostiles au patois et certaines étaient gênées de se retrouver dans l’obligation de devoir le parler ou de montrer qu’elles le comprenaient : s’adresser spontanément en patois à quelqu’un avec qui l’on n’était pas familier serait passé pour une impolitesse.
Cette nécessité de connaître suffisamment son interlocuteur - c’est-à-dire de connaître ses compétences en patois, de savoir quelle est son attitude par rapport au patois et de posséder un niveau suffisant de familiarité avec lui - pour pouvoir s’adresser à lui en patois a entraîné une réduction de l’espace géographique du patois. Au début du siècle, le patois était utilisé entre les villages proches mais aussi entre régions voisines qui entretenaient des relations soutenues (haut plateau du Pilat / Velay (en Haute-Loire), vallée du Rhône / plateau intermédiaire, plateau intermédiaire / vallée du Rhône et même vallée du Rhône / haut plateau, puisque l’on a vu qu’au début du XXe siècle, un charron de Marlhes (n° 23) parlait patois avec son vendeur de bois du village d’Andance (n° 35)), mais, peu à peu, les échanges en patois se sont de plus en plus cantonnés aux membres d’une même communauté villageoise, ou d’un même hameau, à l’exception des personnes ayant certaines relations privilégiées, comme des relations familiales ou amicales, avec des dialectophones d’autres villages. La sensibilité à la variation phonétique des différents parlers de la région du Pilat existait autrefois (le charron de Marlhes disait avoir "appris" le patois d’Andance), mais ces variations n’ont été ressenties comme gênantes qu’avec le déclin du patois et la réduction de son espace d’utilisation, sans doute en partie en comparaison avec le français qui, lui, était perçu comme identique dans toute la région du Pilat.
L’utilisation du patois pouvait également être déplacée dans certaines circonstances ou dans certains lieux. En présence de francophones exclusifs, les dialectophones s’interdisaient de plus en plus de parler patois151. Si le non-dialectophone faisait partie du groupe en train de discuter, parler patois aurait été l’exclure de la conversation. Dans un contexte un peu similaire, un cas particulier a été relativement fréquent et il constitue un contre-exemple : le patois a souvent été utilisé par des grands-parents devant leurs petits-enfants, ou parfois, pour un échange de quelques mots, entre grands-parents et parents, pour évoquer quelque chose qui ne devait pas être compris par les petits-enfants. Cette attitude révèle, en même temps, que l’on n’avait aucune intention de transmettre le patois aux plus jeunes.
Mais les dialectophones, ou un certain nombre d’entre eux, se sont souvent abstenus de parler patois dans un autre type de situation : ils parlaient français en présence de francophones exclusifs même quand ceux-ci ne participaient pas à l’interaction. Dans la rue, par exemple, on pouvait changer de langue quand des "étrangers" approchaient. La catégorie des "étrangers" est difficile à cerner : on pouvait parler patois devant une commerçante qui pourtant ne parlait que français dans sa boutique (elle n’était donc pas considérée comme une "étrangère" même si on ne savait pas forcément si elle était capable de parler patois ou de le comprendre) mais on changeait de langue à l’arrivée d’une cliente inconnue. La fréquence de ces comportements dépend des localités et de la "mentalité locale" de ces localités, comme le disent les témoins.
L’usage du patois s’est également cantonné à des domaines de plus en plus restreints. La langue régionale a peu à peu abandonné la sphère publique : son usage a disparu des séance des conseils municipaux, par exemple. Le patois s’est difficilement adapté à certains sujets de conversations qui traitaient des aspects nouveaux de la société, à la fois parce qu’il paraissait inadéquat pour traiter de ces sujets pour beaucoup de dialectophones parmi lesquels ceux, surtout, pour qui le patois n’était plus la langue quotidienne, mais aussi parce qu’il n’avait pas, parce qu’il était de moins en moins parlé, adapté son lexique à ces nouvelles réalités et qu’il était obligé de recourir à un emprunt massif au français.
Le patois s’est par contre maintenu assez longtemps dans certaines relations commerciales qui concernent le domaine agricole, comme la vente des bêtes ou du bois. Quelques femmes l’utiliseront encore un certain temps avec certains commerçantes sur le marché, mais elles viendront à ne le parler plus qu’entre elles dans cette situation, et elles finiront même souvent par ne plus l’utiliser dans tous les lieux publics. Les agriculteurs dialectophones ont aujourd’hui presque tous cessé leur activité professionnelle : le patois s’entend de moins en moins dans le monde agricole qui était un des derniers domaines où il subsistait. La langue locale n’est plus alors parlée qu’en famille, entre personnes adultes de plus en plus âgées, et dans certaines interactions amicales.
Sans qu’aucune cause précise ne puisse être invoquée, l’usage du patois subit une forme d’usure qui se manifeste par l’abandon progressif du patois entre des personnes qui en maintenaient pourtant la pratique dans leurs interactions. L’usage de plus en plus exclusif du français a tendu à rendre le patois anachronique, et beaucoup d’anciens usagers habituels de la langue régionale finissent par ne recourir à l’usage du patois que pour des emplois particuliers (dimension affective, sentiment de connivence, humour...) : le patois perdait ainsi sa fonction anodine de langue du quotidien.
L’image du patois est évidemment un facteur de son déclin, même si elle résulte, en même temps, de l’évolution de sa vitalité : l'espace dévolu au patois s'est restreint de plus en plus et la communauté linguistique dialectophone a connu, à partir de la fin de la transmission du patois aux enfant, une sorte de "délitement" et elle s’est peu à peu désagrégée.
Pendant la période qui s’étend de la fin du renversement linguistique jusqu’à nos jours, l’image de la langue régionale a parfois évolué chez les personnes qui ont connu l’époque pendant laquelle le patois était encore très présent. Ces représentations de la langue régionale ne sont pas d’ailleurs les mêmes que celles que possèdent les générations qui ont suivi ou celles des nouveaux habitants de la région du Pilat ou des vacanciers. Mais, avant de décrire ces différentes représentations du patois, il faut d’abord tenter d’exposer l’usage actuel des parlers locaux.
En français régional, le bacon désigne le lard gras (cf. Martin 1989, p. 28 ou Fréchet - Martin 1993, p. 23) : la baconnière est le saloir (ce terme ne figure dans aucun des ouvrages traitant des régionalismes de la région du Pilat).
Certaines chansons existent à la fois en français et en patois, mais la version française n’est pas forcément issue de la traduction locale de la chanson en patois. Ainsi, quelques enfants de la région du Pilat connaissent la chanson "La Marion sur son prunier" que certains témoins âgés m’ont parfois chanté (Planfoy (n° 6), La Versanne (n° 20)...). Mais les paroles relativement différentes entre les deux versions montrent que l’une n’est pas issue de l’autre (la variante en patois relevée par J. Dufaud dans le Haut-Vivarais est assez proche de celle que j’ai pu entendre ; cf. Dufaud 1981-88, vol. 3, p. 58).
Dans une de ces version locales (Marlhes), cette berceuse se présente ainsi :
le petyi mimi / vudri bye durmyi / su petyi swe swe / voe pa venyi /
le petit bébé / voudrait bien dormir / son petit sommeil / ne veut pas venir
swe swe vèn vèn vèn / swe swe vèn vèn bye
sommeil viens viens viens / sommeil viens viens bien
(dans le mot swe swe "sommeil", le redoublement est propre à la langue enfantine ; normalement, le mot sommeil est swe , cf. par exemple lay swe "j'ai sommeil").
Il n’existait pas d’unanimité sur les contextes où l’usage du patois était approprié. Bien après la seconde Guerre Mondiale, une commerçante de Serrières qui ne comprend pas le patois l'entendait parfois dans son commerce, une quincaillerie. Cette femme, née en 1934, est persuadée que les clients qui se conduisaient ainsi parlaient patois pour la narguer, ou pour se dire "des choses sur son dos". Elle éprouve une forme de mépris pour ce genre de personnes, qu’elle suspecte plus ou moins d’être des "paysans arriérés", puisqu’ils parlaient patois.