6.3.3. Conséquence sur l’évolution de la vitalité du patois

Avec l’envahissement du français lors des veillées, un lieu de transmission de la culture traditionnelle dont le support était le patois (chants, contes, devinettes...) a disparu. Certaines histoires, certains contes ont été traduits en français : j’ai ainsi pu entendre raconter en français, pendant mon enfance, le conte de La moitié de poule ou Le loup dans la baconnière 148 (un conte qui s’inscrit dans la tradition du cycle du roman de Renart), mais, comme le disent volontiers la plupart des témoins, ces "histoires" perdent toute leur saveur quand elles sont racontées en français. Les chansons, pratiquement intraduisibles149, ont rarement été chantées aux enfants, à l’exception, peut-être, de certaines berceuses dont la fonction principale était d’endormir les enfants : le sens importait donc peu. J’ai ainsi appris par coeur, tout enfant, une de ces berceuses sans en comprendre tous les mots ; le sens exact m’est apparu plus tard. Beaucoup de personnes de ma génération connaissent encore cette berceuse150 mais ils ne la comprennent pas toujours parfaitement, et, quand, occasionnellement, ils la chantent, éventuellement à leurs enfants, elle subit parfois des modifications telles qu’elle en deviendrait incompréhensible pour un patoisant qui ne la connaîtrait pas.

Un autre vecteur de transmission du patois a également disparu avec l’évolution de l’organisation de la famille : les grands-parents, qui, le plus souvent, n’habitaient plus avec leurs petits-enfants, n’ont souvent pas pu assurer la survie du patois, ou même seulement, ce qui aurait été plus vraisemblable, le maintien de sa compréhension, en continuant simplement à se parler régulièrement patois devant les petits-enfants. En effet, rares sont ceux qui, parmi les locuteurs traditionnels, ont essayé, ou simplement eu le désir, de transmettre la langue locale. Mais les plus jeunes des locuteurs actuels du patois (qui sont souvent des locuteurs aux compétences réduites) sont parfois des personnes qui tiennent leur connaissance du patois de leurs grands-parents. On peut par exemple citer le cas d’un homme de Marlhes (n° 23) âgé d’une quarantaine d’années : lors des tests linguistiques, il a été assez surpris de s’apercevoir qu’il pouvait pratiquement parler patois couramment. Ses compétences, étonnantes pour quelqu’un de cet âge, s’expliquent par le fait que, durant son enfance, il a passé beaucoup de temps avec ses deux grands-pères (même si aucun n’habitait au même domicile que lui). Ces grands-pères se parlaient uniquement en patois devant lui quand ils étaient tous les trois ensemble, et ils s’adressaient à lui en patois. Lui-même usait toutefois peu du patois pour leur répondre. Pendant la vingtaine d’années qui suivirent leur décès, cet homme a rarement eu l’occasion d’entendre parler patois, encore moins de le parler : c’est seulement au moment des tests linguistiques qu’il a pris conscience de ces capacités en patois.

Mais la plupart des locuteurs les plus jeunes doivent leur connaissance du patois à leur père et non de leur(s) grands-père(s) : il s’agit surtout de fils d’agriculteurs, parfois de fils d'artisans. En effet, au cours de la seconde partie du XXe siècle, et même dès la fin de la première Guerre Mondiale pour la région de la vallée du Rhône, non seulement le nombre de locuteurs dialectophones a considérablement diminué, la transmission du patois s’étant peu à peu interrompue, mais l’usage du patois lui-même s’est restreint : le monde agricole a été un des derniers espaces où il était pratiqué. Cette restriction de l’usage du patois tient aux changements socio-économiques et culturels qui ont modifié le mode de vie de cette période. On peut tenter de faire la liste des situations où le patois a reculé ou est devenu impossible à pratiquer :

L’image du patois est évidemment un facteur de son déclin, même si elle résulte, en même temps, de l’évolution de sa vitalité : l'espace dévolu au patois s'est restreint de plus en plus et la communauté linguistique dialectophone a connu, à partir de la fin de la transmission du patois aux enfant, une sorte de "délitement" et elle s’est peu à peu désagrégée.

Pendant la période qui s’étend de la fin du renversement linguistique jusqu’à nos jours, l’image de la langue régionale a parfois évolué chez les personnes qui ont connu l’époque pendant laquelle le patois était encore très présent. Ces représentations de la langue régionale ne sont pas d’ailleurs les mêmes que celles que possèdent les générations qui ont suivi ou celles des nouveaux habitants de la région du Pilat ou des vacanciers. Mais, avant de décrire ces différentes représentations du patois, il faut d’abord tenter d’exposer l’usage actuel des parlers locaux.

Notes
148.

En français régional, le bacon désigne le lard gras (cf. Martin 1989, p. 28 ou Fréchet - Martin 1993, p. 23) : la baconnière est le saloir (ce terme ne figure dans aucun des ouvrages traitant des régionalismes de la région du Pilat).

149.

Certaines chansons existent à la fois en français et en patois, mais la version française n’est pas forcément issue de la traduction locale de la chanson en patois. Ainsi, quelques enfants de la région du Pilat connaissent la chanson "La Marion sur son prunier" que certains témoins âgés m’ont parfois chanté (Planfoy (n° 6), La Versanne (n° 20)...). Mais les paroles relativement différentes entre les deux versions montrent que l’une n’est pas issue de l’autre (la variante en patois relevée par J. Dufaud dans le Haut-Vivarais est assez proche de celle que j’ai pu entendre ; cf. Dufaud 1981-88, vol. 3, p. 58).

150.

Dans une de ces version locales (Marlhes), cette berceuse se présente ainsi :

le petyi mimi / vudri bye durmyi / su petyi swe swe / voe pa venyi /

le petit bébé / voudrait bien dormir / son petit sommeil / ne veut pas venir

swe swe vèn vèn vèn / swe swe vèn vèn bye

sommeil viens viens viens / sommeil viens viens bien

(dans le mot swe swe "sommeil", le redoublement est propre à la langue enfantine ; normalement, le mot sommeil est swe , cf. par exemple lay swe "j'ai sommeil").

151.

Il n’existait pas d’unanimité sur les contextes où l’usage du patois était approprié. Bien après la seconde Guerre Mondiale, une commerçante de Serrières qui ne comprend pas le patois l'entendait parfois dans son commerce, une quincaillerie. Cette femme, née en 1934, est persuadée que les clients qui se conduisaient ainsi parlaient patois pour la narguer, ou pour se dire "des choses sur son dos". Elle éprouve une forme de mépris pour ce genre de personnes, qu’elle suspecte plus ou moins d’être des "paysans arriérés", puisqu’ils parlaient patois.