Chapitre 7. L'usage actuel du patois dans la région du Pilat

Mes premiers travaux sur la langue régionale datent de la fin des années 1980 (cf. Bert 1991). A l'aube du XXIe siècle, la situation du patois est encore plus précaire que celle qui existait en 1990. L'usage du patois est devenu très minoritaire en 2000 et la vitalité de la langue régionale a continué à s'éroder rapidement au cours de la décennie qui vient de se dérouler. Les enquêtes portant sur une dizaine d'années, elles permettent de saisir les dernières étapes de la disparition du patois.

Ayant habité la région du Pilat pendant mon enfance et mon adolescence (à Serrières (n° 22) durant l'année scolaire et à Marlhes (n° 23) lors des vacances), mes premières observations concernant le patois remontent aux années 1970. Mais j'étais alors aussi peu intéressé par le patois que l'ensemble des enfants de mon âge. Nous remarquions à peine la présence éventuelle de cette langue qui nous était inconnue. Elle était parfois l'objet de discussion entre nos parents et nos grands-parents, plus rarement la langue de leurs conversations, mais nous n'abordions jamais ce sujet entre enfants. Mes premiers souvenirs à propos du patois sont donc ceux d'un membre de la communauté linguistique plus que ceux d'un observateur du patois.

A Serrières (n° 22), je ne me souviens pas avoir entendu parler patois. Il était pourtant encore utilisé, pendant mon enfance, par certaines personnes, lors du marché hebdomadaire qui attirait une nombreuse clientèle des villages du plateau intermédiaire les plus proches. Certaines personnes âgées parlaient encore patois entre elles, le plus souvent à leur domicile : je n'avais donc pas l'occasion de les entendre (les membres âgés de ma famille qui habitaient Serrières ne parlaient pas patois). Il arrivait encore, à cette époque, que des habitants de Serrières, des personnes âgées exclusivement, échangent quelques mots ou discutent en patois dans les rues mais soit je n'ai pas été témoin de ces conversations soit, peut-être, je ne les remarquais pas.

Elles étaient sans doute rares car, par contre, je me souviens d'avoir entendu parler patois, durant cette même époque, dans le bourg de Marlhes où j'allais pourtant beaucoup moins souvent. Le patois était parlé par les personnes âgées dans les cafés, dans les rues ou dans les commerces (mais pas, d'après mes souvenirs, avec les commerçants). Les habitants d’origine autochtone les plus âgés se parlaient presque systématiquement patois quand ils se rencontraient. Je ne passais pas l’essentiel de mes vacances à Marlhes mais dans un petit hameau d'une quinzaine de foyers situé à égale distance de Marlhes et de Saint-Genest-Malifaux (n° 13), à l'Allier. Dans ce hameau, les personnes âgées de plus de soixante ans parlaient patois entre elles. Mes grands-parents l'utilisait quotidiennement, mais ils évitaient de le faire en notre présence : seuls quelques mots leur échappaient parfois. Ils avaient toutefois recours au patois quand ils voulaient se dire quelque chose que nous ne devions pas comprendre. Ma grand-mère surtout était très vigilante quant à l'usage du patois en notre présence, et elle faisait parfois des réflexions à propos du patois qui montraient qu'elle estimait très peu cette langue. Pourtant, dans le même temps, elle le parlait avec plaisir, en particulier lors des rencontres hebdomadaires entre les femmes adultes du hameau. Les habitantes de l'Allier s'invitaient à tour de rôle pour "boire le café" : lors de ces rencontres rituelles, les plus âgées parlaient parfois patois entre elles et il leur arrivait de le parler avec les plus jeunes qui répondaient alors en français. Le patois était, par contre, employé systématiquement quand seules les plus âgées étaient présentes.

Mais, peu à peu, le patois est devenu de plus en plus désuet et, le nombre de femmes exclusivement francophones augmentant, le patois a disparu de ces réunions, ne restant employé que lors des rencontres entre personnes âgées. La génération intermédiaire, celle de mes parents ou oncles et tantes, parlait presque exclusivement français. Seuls les agriculteurs employaient fréquemment le patois, entre eux ou pour conduire les vaches dressées pour tirer les engins agricoles, mais les attelages étaient devenus très rares. Un de mes oncles était maçon. Sur les chantiers de construction, le patois était parfois employé, mais il n'était pas la langue habituelle : son emploi se cantonnait aux échanges humoristiques, ou pour se moquer des plus jeunes qui le comprenaient à peine.

Au sujet de la situation du patois sur le plateau intermédiaire, mes observations antérieures à mes premières recherches sont peu nombreuses : au début des années 1980, j'ai enseigné près de six mois dans une école d'Ardoix (n° 37). J'habitais alors dans ce petit village et je n'ai jamais entendu parler patois, pas plus qu'à Savas (n° 27), lors d'un séjour plus bref (deux mois environ ; je n'habitais pas sur place)152.

Dans les années 1970, la plupart des enfants habitant la vallée du Rhône n'avaient plus l'occasion d'entendre parler patois. Seuls, peut-être, certains pouvaient encore l'entendre de la bouche de leurs grands-parents, surtout s'ils habitaient au même domicile. Sur le haut plateau, la situation était un peu meilleure. L'exposition au patois était plus importante, mais les personnes qui s'adressaient en patois aux enfants étaient très rares : beaucoup d'adultes, au contraire, évitaient de l'employer devant eux. Un homme âgé d'une quarantaine d'années qui avait appris le patois de ses deux grands-pères est le cas le plus tardif que j'ai personnellement rencontré. Mais, s'il existait encore des occasions d'entendre parler patois, sa transmission avait cessé et la génération des enfants avait à peine conscience qu'une langue régionale était encore parlée. Elle ne s'y intéressait pas et les générations plus âgées ne la poussaient pas à le faire : le patois était considéré comme une langue du passé.

Afin de décrire la vitalité actuelle du patois (c’est-à-dire qui parle patois et avec qui, où et pourquoi), j’ai interrogé différentes catégories d’habitants de la région du Pilat, patoisants ou non, autochtones ou habitants d’origine immigrée, personnes âgées ou jeunes gens, personnes appartenant à des catégories professionnelles diverses... J’ai particulièrement questionné les commerçants ou le personnel de mairie, par exemple, qui peuvent être de bons témoins de la vie publique de leur village. Ces différents témoignages complètent utilement les résultats du questionnaire sociolinguistique qui abordait l’usage actuel du patois dans sa cinquième partie (cf. en annexe la Grille de l'enquête sociolinguistique). Mais les longues heures passées auprès des témoins de l’enquête linguistique ont sans doute été les plus riches d’enseignement. Au cours de nombreux apartés, les témoins de l’enquête, auxquels s’ajoutaient parfois des personnes non-dialectophones ou des locuteurs aux compétences assez faibles (membres de leur famille, amis, voisins...), ont souvent évoqué d’eux-mêmes la vitalité actuelle du patois. Enfin, certaines observations ont permis de compléter ces données : un locuteur n’est pas toujours conscient de la langue qu’il emploie habituellement dans une situation donnée (cf. Lüdi 1990, p. 326). Mais dans une situation de diglossie aussi avancée, le patois est surtout employé dans la sphère privée, à laquelle je n’avais accès que dans ma famille. De plus, ma présence faussait parfois le déroulement habituel de certaines interactions linguistiques (passage au français ou au contraire emploi inhabituel du patois).

Notes
152.

J'ai également enseigné une année à Lamastre, un gros bourg du centre de l'Ardèche, au sud de la région du Pilat, dans une région où l'âge moyen des dialectophones est moins élevé que dans notre domaine. Pourtant, dans cette petite ville où je résidais, je n'ai jamais entendu parler patois. Mais les parents d'une de mes élèves, qui habitaient une ferme très isolée dans la région montagneuse qui surplombe Lamastre, parlaient patois entre eux et le père l'employait avec ses fils aînés avec qui il travaillait dans les bois. Les parents de cette élève d'une dizaine d'années étaient, il est vrai, relativement âgés (plus de 50 ans).