7.1.2.2. Le patois, langue quotidienne de membres âgés d’un même foyer

L'autre classe de locuteurs qui parlent quotidiennement le patois est constituée de frères et/ou de soeurs vivant au même domicile. Dans la majorité des cas, il s'agit de frères célibataires, souvent d'anciens agriculteurs (par exemple à Marlhes, ou à Peyraud...). Leur moyenne d'âge est moins élevée que celle des couples mariés qui parlent patois entre eux : ils n'ont pas eu d'épouse les conduisant à parler français, ni la charge de transmettre la langue nationale à des enfants, et ils ont pu conserver l'usage du patois plus longtemps, d'autant mieux qu'ils avaient l'occasion de le pratiquer quotidiennement entre eux. Dans la région du Pilat, il y avait encore, il y a quelques années, deux générations d'usagers "à temps plein" du patois vivant sous un même toit. C'était en général des hommes célibataires habitant avec un de leurs parents très âgés, ou parfois avec leurs deux parents (il y avait des exemples de ce type dans ma famille jusque dans les années 1980). A l'époque de mes premières enquêtes, cette catégorie particulière de familles existait encore, mais, en 2000, les membres de la génération la plus ancienne sont décédés, du moins dans les familles que je connaissais.

Aujourd'hui, parmi les familles rassemblant un couple de personnes très âgées et un de leurs enfants célibataire, le patois peut rester, en partie, la langue du couple, mais les parents s'adressent surtout en français à l'enfant vivant avec eux, et celui-ci répond également le plus souvent en français (par exemple une famille de Marlhes (n° 23 ; témoins A.), ou les témoins de Brossainc (n° 16) ou de Limony (n° 18), mais, dans ces deux derniers cas, le couple des parents n'utilise pas régulièrement le patois). Parmi les grands-parents habitant avec leurs enfants et petits-enfants, rares sont ceux qui, aujourd’hui, conservent l’usage du patois dans leurs relations personnelles : c'était le cas pour le témoin A. de Tarentaise (n° 10) avant le décès de son épouse, ou Thélis-la-Combe (n° 14) lors des enquêtes, mais, dans cette famille, si les grands-parents et les parents vivent dans la même ferme, ils occupent des appartements séparés). Je n’ai pas rencontré de couples âgés qui parlaient autrefois patois et qui se seraient installés récemment chez leurs enfants : je ne sais pas si, dans ces conditions nouvelles, certains ont pu maintenir l’usage de la langue ancestrale.

Le fait que les locuteurs à plein temps soient tous des personnes vivant au même domicile montre que l'état de la communauté dialectophone est, en cette fin de XXe siècle, très dégradé : il n'existe plus, auprès des dialectophones habitant seuls, un réseau d'interlocuteurs suffisamment dense pour qu'ils puissent encore pratiquer la langue ancestrale tous les jours. Dans le Pilat, la proportion de locuteurs dont le patois est la langue quotidienne est aujourd'hui extrêmement faible et le nombre de ces dialectophones, qui sont souvent très âgés, diminue très rapidement. A quelques occasions, j'ai rencontré des couples qui vivaient dans des maisons de retraite ou qui ont dû s'y installer durant la période des enquêtes (à Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15) ou le couple de Limony (n° 18), qui habite maintenant la maison de retraite de Serrières (n° 22)...). Parmi ces personnes âgées, les couples qui parlaient patois entre eux quand ils habitaient encore à leur domicile se sont mis à parler français à la maison de retraite, sous l'influence d'un milieu où le français est presque la seule langue utilisée. Quand je leur rendais visite, ils recommençaient parfois à employer le patois, mais cet usage ne durait pas.

On peut se demander si les couples âgés ou les frères célibataires qui parlent patois entre eux peuvent être réellement considérés comme des "locuteurs à plein temps". Ils sont obligés de recourir au français hors de leur domicile, avec les commerçants, le médecin, une partie de leurs contemporains et avec les personnes plus jeunes : le français est bien, pour eux, "un moyen de relations extra-familiales" comme le note R. Lafont. Pour ces locuteurs, le patois est donc exclusivement la langue du foyer et encore n'y était-il plus parlé quand ils reçoivent leur famille : ils parlent français à leurs petits-enfants (ou petits-neveux pour les célibataires) et, le plus souvent, à leurs enfants (ou neveux ou nièces). A l’intérieur même des familles, le patois n’est plus utilisé régulièrement que dans la génération la plus âgée.