Une partie des locuteurs qui n’emploient qu’occasionnellement le patois étaient, il y a encore peu de temps, des "usagers à temps plein" du patois : il s'agit de locuteurs qui ont perdu leur conjoint avec lequel ils utilisaient quotidiennement le patois, ou des personnes restées seules après le décès de leurs parents ou de leur(s) frère(s) ou soeur(s) avec qui elles vivaient. D'autres dialectophones parlaient également très fréquemment patois, même si ce n'était pas la langue utilisée dans leur foyer. Mais, avec la baisse très importante du nombre de dialectophones, ce type de patoisants manque aujourd'hui d'interlocuteurs potentiels. Dans la plus grande partie de la population des couples âgés dialectophones, le français est aujourd'hui la langue majoritairement employée. Parmi cette catégorie de la population, ce sont presque toujours les hommes qui, hors de la maison, emploient le plus souvent le patois (un seul exemple contraire : le témoin A. à Jonzieux (n° 19), une informatrice de l'enquête linguistique, âgée de 85 ans, dont l'époux, aujourd’hui décédé, connaissait très peu le patois).
Pour ces anciens usagers à temps plein comme pour ceux qui le sont encore, le patois est un médium naturel, son emploi n'a pas de fonction particulière : il est la langue normale de certaines interactions. Le patois est pratiqué systématiquement entre interlocuteurs habituels, pour traiter de presque tous les sujets de discussion possibles154. Le lieu importe également peu, le patois peut être employé presque partout, non seulement au domicile de l'un des deux locuteurs, mais également, dans quelques villages (par exemple à Marlhes (n° 23), à Planfoy (n° 6), à Peaugres (n° 28) et même à Limony (n° 18) il y a quelques années), dans des lieux publics (rues, commerces, cafés... - l'espace géographique que fréquentent les personnes très âgées est toutefois souvent relativement étroit). Cependant, aux dires de ces témoins, une condition est nécessaire pour que, lors de leurs échanges, le patois soit utilisé : il faut qu'ils soient seuls. Ils m'ont souvent dit qu'ils passaient au français quand quelqu'un arrivait. Néanmoins, d'après certaines observations que j'ai pu faire, cette condition n'est pas absolument impérative.
Ainsi, lors de certaines enquêtes au domicile d'un témoin, il est parfois arrivé qu'un ami de mon interlocuteur survienne. Oubliant ma présence, ils entamaient une discussion en patois. Le fait que l'objet de ma présence soit le patois explique peut-être dans certains cas l'emploi de la langue régionale devant moi. Mais ces échanges en patois se passaient parfois en présence d'autres personnes. L'épouse du témoin pouvait assister à l'interaction entre son mari et le visiteur, et, dans certains cas, elle appartenait à cette catégorie de locutrices qui s'interdisent de parler patois et/ou qui sous-estiment leurs compétences. Pourtant, la conversation entre les deux hommes se tenait en patois, et l’épouse du témoin intervenait parfois dans la discussion, mais elle le faisait alors en français (par exemple à Marlhes (n° 23), famille B). Quelquefois, un enfant du couple était lui aussi présent (Marlhes (n° 23), famille B ; Thélis-la-Combe (n° 14) ; Félines (n° 21) ; Brossainc (n° 16)...). Les compétences de cette personne plus jeune pouvaient être très faibles, ce qui l'excluait pratiquement de la conversation, mais n'empêchait pas qu'elle se tienne. Plus rarement, j'ai assisté à des échanges en patois dans les rues (à. Marlhes (n° 23), La Versanne (n° 20), Planfoy (n° 6), Tarentaise (n° 10)...). Or, dans certains cas, ces conversations se tenaient entre deux dialectophones parlant couramment patois et une tierce personne qui ne le parlait jamais. Mais cette troisième personne, dans les cas que j'ai observés, était toujours capable de comprendre assez bien le patois.
Dans une situation particulière, le patois peut être régulièrement pratiqué en public, par des usagers à temps plein mais aussi des usagers partiels, y compris en présence de personnes qui ne le comprennent pas. Il s'agit des échanges en langue régionale qui ont lieu dans les cafés. L'emploi du patois dans ce contexte est de moins en moins fréquent, non pas, semble-t-il, parce que le patois serait de plus en plus "déplacé" dans cet endroit public, mais simplement parce que le nombre de dialectophones diminue. L'emploi de la langue régionale au café ne s'explique pas par la volonté de ne pas être compris. Le cabaretier est très souvent capable de suivre une conversation en patois - il est l'un des jeunes membres de la communauté linguistique qui est le plus souvent exposé à la langue régionale - et beaucoup de clients du café le comprennent également. Toutefois, un des dialectophones peut faire, à haute voix, un commentaire en patois sur un client dont il pense qu'il ne comprend pas la langue régionale (j'en ai par exemple fait les frais à Marlhes), pour amuser ceux qui, dans le café, peuvent saisir le sens de la réflexion. Ces discussions dans les cafés sont quelques-unes des rares occasions où le patois est encore pratiqué au sein d'un groupe car la majorité des échanges en langue régionale a aujourd'hui lieu entre deux personnes seulement. Les autres situations où le patois est le plus souvent parlé entre plusieurs locuteurs sont celles où des couples de patoisants réguliers reçoivent des parents ou des amis de leur âge : ces conversations ne se déroulent pas dans des lieux publics mais au domicile des hôtes.
Certaines femmes parlent encore patois avec d'autres personnes que leur mari. Même si les femmes âgées sont plus nombreuses que les hommes, elles emploient le patois moins souvent qu'eux. Quelques-unes continuent pourtant à l’utiliser comme la langue naturelle de certaines de leurs interactions. Le plus fréquemment, elles parlent patois avec un de leur(s) frère(s) célibataire(s) (par ex. Saint-Genest-Malifaux (n° 13), témoin A. a.). La langue régionale a été celle qu'ils ont parlé pendant leur enfance et l'homme célibataire n'a jamais cessé de la pratiquer. Entre soeurs, l'usage du patois est plus rare, mais il persiste parfois entre couples âgés apparentés, surtout si chacun de ceux-ci l'utilise, au moins de temps en temps, dans leurs interactions privées. Quelques femmes conservent l'usage du patois avec certaines de leurs amies, mais cet emploi est de moins en moins fréquent (par ex. Saint-Genest-Malifaux (n° 13), témoin A. a., avec une amie, décédée il y a quelques années). Les femmes qui se rendent au café sont peu nombreuses, et les conversations en patois entre plusieurs habitantes de la région du Pilat sont devenues très rares. Il y a peu de temps encore, certaines amies s'invitaient à tour de rôle au domicile de l'une elles pour "boire le café" et passer un après-midi ensemble mais cette pratique sociale disparaît : dans les dernières rencontres habituelles que je connais, le patois n’est plus parlé.
De nos jours, la langue régionale est donc, chez ceux qui l'utilisent régulièrement essentiellement la langue des conversations privées et la langue du dialogue. Entre personnes très âgées, les conversations dans lesquelles un locuteur parle français et l'autre patois sont, à ma connaissance, assez rares. Elles n'existent pas, de manière régulière, entre conjoints ou personnes apparentées ; à cause de la différence de comportement entre hommes et femmes, la situation la plus plausible aurait été celle où un mari (ou un frère) aurait parlé patois à son épouse (ou à sa soeur) qui, elle, s'adresserait à son interlocuteur en français, mais je n'ai jamais observé de telles situations et aucun témoin ne m'en a signalé.
Les dialectophones dont la langue régionale est la langue quotidienne m'ont souvent dit qu'ils "parlaient de tout" en patois. Dans les interactions que j'ai observées, des sujets comme l'actualité nationale ou la politique pouvaient être abordés en patois. Mais des réflexions sur les programmes de télévision ou les commentaires sur le diagnostic d'un médecin, par exemple, étaient en français.