7.1.3.2. Le remplacement du patois par le français dans certaines interactions régulières

Le taux d’interactions en patois dans la région du Pilat ne diminue pas seulement à cause de la baisse du nombre de dialectophones. La langue régionale subit une érosion même entre les interlocuteurs qui étaient autrefois habitués à la parler entre eux. J.-B. Martin a relevé ce phénomène d’érosion à Pélussin (n° 4) : "Le français est [...] devenu si présent que, même lorsqu’ils se rencontrent, les patoisants "potentiels" font spontanément appel à la langue nationale" (Champailler, p. 235). Ce phénomène d’érosion semble rare entre conjoints ou entre frère(s) et/ou soeur(s), que ces derniers vivent ensemble ou non. Chez eux, l’usage du patois est bien ancré, il est quotidien ou fréquent et régulier (par exemple le témoin A de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) et son frère, ou le témoin C. a. de Marlhes (n° 23) et sa soeur, plus âgée que lui) et je n’ai pas constaté, au cours de cette décennie, d’abandon du patois parmi cette population (à l’exception du départ en maison de retraite du couple âgé de Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15) et de celui de Limony (n° 18), mais dont les membres employaient peu le patois entre eux).

Par contre, un phénomène d’abandon progressif du patois existe entre les interlocuteurs non apparentés qui ne se parlaient autrefois qu’en patois. Un exemple de ce type a déjà été évoqué. Il m’a été rapporté par le témoin de Limony (n° 18) : la dernière personne avec qui ce témoin parlait régulièrement patois a peu à peu refusé de continuer à employer cette langue entre eux. Ce cas d’abandon délibéré, de la part de l'un des deux protagonistes, est assez rare. En général, l’abandon progressif du patois dans ce type d’interactions s’effectue à l’insu des interlocuteurs. Mais le témoin de Limony était, en quelque sorte, un dialectophone militant qui, lui, désirait maintenir l’usage du patois (cf. 5.3.2.3. La vallée du Rhône). Le plus souvent, les personnes âgées qui ont cessé, à date récente, de parler patois avec certains de leurs interlocuteurs n’ont pas décidé cet abandon. Elles ont parfois pris conscience de cette interruption au cours de nos entretiens (par exemple entre certains membres de l'enquête linguistique collective de Planfoy (n° 6)), mais dans d’autres cas, elles s’en étaient déjà rendu compte (par exemple à Marlhes (n° 23), à La Versanne (n° 20) ou à Tarentaise (n° 10)) et elles me l’ont indiqué spontanément. Il est même parfois arrivé que deux personnes, qui discutaient autrefois en patois, se soient mutuellement fait part de leurs regrets de ne pas continuer à l'employer entre elles, sans pour autant parvenir à recommencer à l'utiliser. J’ai pu observer, sur une décennie, cette évolution entre deux patoisants de Marlhes, tous deux octogénaires aujourd'hui (les témoins B. a. et C. a.). Au début de mes enquêtes, leurs conversations à deux étaient presque toujours en patois. Puis, peu à peu, ils n’ont plus utilisé cette langue que pour les formules rituelles de salutations au début de leurs entretiens et parfois au moment de prendre congé. Aujourd’hui, il arrive qu’ils n’échangent plus un seul mot de patois dans certaines de leurs interactions, alors qu’ils continuent pourtant de le parler avec d’autres interlocuteurs, rencontrés parfois moins fréquemment (le témoin C. a. continue de parler régulièrement patois avec sa soeur, et le témoin B. a. l'emploie presque toujours avec au moins un de ses amis).

Auprès d’une communauté linguistique aussi affaiblie, l’impact d’enquêtes se déroulant sur plusieurs mois ou plusieurs années peut être non négligeable. Certaines personnes ont parfois recommencé à utiliser le patois entre elles, alors qu’elles avaient cessé de le faire à date récente. D’autres fois, les enquêtes collectives ont permis à quelques témoins de s’apercevoir que d’autres personnes qu’ils ne soupçonnaient pas parlaient régulièrement patois. Alors que précédemment, leurs conversations se tenaient exclusivement en français, ils se sont parfois mis, ou remis, à parler patois entre eux (par exemple entre certains témoins de Planfoy (n° 6), de La Versanne (n° 20) ou de Jonzieux (n° 19)...). Toutefois, je ne sais pas si la reprise d’interactions en patois ou les nouveaux échanges en langue régionale qui avaient débuté lors des enquêtes se sont révélés pérennes.