7.1.4. Les non-usagers

Deux autres catégories particulières de locuteurs ne peuvent trouver leur place dans la typologie proposée par R. Lafont. Certains locuteurs de la région du Pilat (en nombre non négligeable en proportion du nombre total de dialectophones) sont à la fois tout à fait compétents en patois - et ne peuvent donc pas appartenir, à ce titre, aux catégories 3, 4 ou 5, qui englobent des locuteurs aux compétences faibles ou nulles - mais ils ne le parlent pas, ou ne le parlent plus, et on ne peut donc pas les placer dans les catégories 1 ou 2.

J’ai à plusieurs reprises rencontré des dialectophones qui sont soit d’anciens usagers à temps plein, soit d’anciens usagers partiels. A Serrières (n° 22), Brossainc (n° 16), Limony (n° 18), Vinzieux (n° 17), Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15) ou Davézieux (n° 31) (depuis le décès du témoin A.) par exemple, les témoins que j’ai rencontrés étaient très heureux de participer aux enquêtes car elles leur fournissaient l’occasion de parler patois, ce qu’ils ne faisaient plus ou ne pouvaient plus faire depuis parfois longtemps. Pourtant, ces personnes ne sont pas, sauf exception comme à Serrières et à Vinzieux, les derniers locuteurs traditionnels de leur village, mais elles ne parlent que français avec les autres dialectophones (y compris avec leur propre épouse, comme par exemple à Limony (n° 18) ou à Brossainc, où le patois est très peu utilisé entre les conjoints des couples que j’ai rencontrés166), à moins qu'elles n’entretiennent pas de relations sociales avec ces autres dialectophones (comme c’était le cas entre le témoin de Serrières et l’avant-dernier locuteur traditionnel avant qu’il ne décède). Les cas de dialectophones isolés que je connais le mieux sont tous situés dans la région du plateau intermédiaire du Pilat ou dans la vallée du Rhône, mais il en existe également dans la région du haut plateau167. Certaines personnes vivant dans des lieux isolés, ou qui ne parlaient patois qu’avec leur(s) parents(s) ou leur conjoint aujourd’hui décédés (des femmes âgées surtout) peuvent faire partie de cette catégorie. Mais leurs compétences en patois étant mal connues du reste de la communauté, les témoins m’ont cité en priorité des patoisants dont ils savaient qu’ils parlaient parfois patois. L’existence de ces dialectophones isolés, qui n’ont plus l’occasion de parler patois, s’explique en partie par leur âge : leur mobilité est plus réduite et ils n’exercent plus d’activités professionnelles. Le réseau de leurs relations sociales est donc parfois assez étroit. A propos de la pratique du patois à Pélussin (n° 4), J.-B. Martin signale : "Les conversations en patois sont devenues très rares et celui-ci est plus une possibilité qu’une réalité. Il n’est utilisé que lorsque ces personnes se rencontrent, ce qui ne se produit pas souvent, car elles sont disséminées dans les hameaux de la commune et beaucoup, en raison de leur âge, ne quittent que rarement leur domicile" (Champailler, p. 235). Mais ceci n'explique pas totalement leur isolement : certaines interactions autrefois en patois se déroulent maintenant en français.

D’autres locuteurs possèdent une très grande compétence en patois mais ne s’expriment pratiquement jamais dans cette langue. Il s’agit essentiellement de personnes dont le patois a été la langue maternelle, qui en ont acquis une bonne connaissance pendant leur enfance puis qui ont été très souvent exposées au patois pendant leur vie adulte. C’est en particulier le cas de nombreuses épouses d’agriculteurs âgés. Elles ont appris le patois pendant leur enfance et leurs maris l’ont souvent parlé devant elles, mais, à cause de la très mauvaise image du patois qu’elles avaient et qu’elles ont encore, elles ne l’utilisent jamais. Souvent, elles pensent être de piètres dialectophones, ou prétendent l’être, mais certaines possèdent en fait des compétences très étendues (témoin B. b. de Marlhes (n° 23)...). D’autres femmes, sans aller jusqu’à s’interdire délibérément de parler patois, ne l’utilisent pas ou ne l’utilisent plus (Limony (n° 18), Brossainc (n° 16)...).

Ainsi, parmi les non-usagers du patois, il convient de distinguer plusieurs types de locuteurs :

Une partie des non-usagers peuvent donc être classés dans la catégorie des usagers éventuels. Mais la relation entre ce type de locuteurs et un niveau de compétences particulier n'est pas univoque : certains de ces dialectophones sont des locuteurs traditionnels qui ne peuvent plus parler patois, d'autres refusent de le faire, d'autres ne parlent pas patois parce qu'ils pensent ne pas être capables de le faire et d'autres enfin sont des locuteurs peu compétents qui n'ont plus l'occasion d'exercer leurs compétences passives.

Aucune des catégories ci-dessus n’est totalement discrète : elles forment un continuum depuis les locuteurs traditionnels jusqu’aux francophones exclusifs : certains usagers passifs du patois peuvent, lors d’une occasion particulière, être amenés à s’exprimer, au moins brièvement, en patois ; certains enfants peuvent comprendre un petit nombre de mots ou d'expressions, et même, éventuellement, en employer parfois quelques-uns...

D'autre part, il peut encore arriver que certains des dialectophones qui sont des non-usagers du patois par manque d'interlocuteurs (pour ceux qui pourraient parler et qui désirent le faire, c’est-à-dire des locuteurs traditionnels ou tardifs) ou par manque d'exposition (pour ceux qui pourraient seulement le comprendre) puissent changer de catégorie au gré d'une rencontre avec un patoisant ou de la participation à des situations où le patois est pratiqué, et devenir ainsi, au moins pour un temps, des usagers partiels du patois. Mais comme les données présentées le suggèrent, ces opportunités de reparler patois ou de l’entendre à nouveau se font de plus en plus rares. De plus, nous verrons que certaines des caractéristiques particulières de la communauté dialectophone actuelle entretiennent et favorisent le déclin du patois en conduisant, apparemment de façon inexorable, à un "délitement" toujours plus important de la communauté dialectophone (cf. Chapitre 10. La communauté linguistique).

Notes
166.

Le témoin de Limony m'a souvent fait part de son regret de ne plus pouvoir parler patois alors qu'il aurait pu l'employer avec son épouse, qui ne relève pas de la catégorie des locuteurs qui refusent explicitement de parler patois : l'usage régulier de la langue régionale entre eux leur paraissait tout simplement peu naturel, déplacé.

167.

Quand j’ai demandé aux patoisants les plus âgés de m’énumérer les dialectophones de leur village, ils m’ont parfois indiqué certains de ces locuteurs (cf. ci-dessous Chapitre 10. La communauté linguistique).