La langue régionale est employée, comme moyen de communication à part entière, sans fonction particulière, par un nombre très faible d'habitants de la région du Pilat : quelques couples âgés, quelques célibataires vivant ensemble, l'utilisent entre eux comme langue de tous les jours. Parmi les usagers partiels du patois, ceux pour qui l'emploi du patois est un emploi "neutre" sont peu nombreux. Il s'agit de locuteurs traditionnels qui l'utilisent fréquemment ou régulièrement entre eux et souvent depuis longtemps : parents, amis de longue date... Chez les personnes qui emploient naturellement le patois entre elles, l'usage de cette langue ne marque pas la connivence, bien qu'il s'agisse toujours de personnes proches les unes des autres, à quelque titre que ce soit.
Mais, pour beaucoup d'usagers partiels, y compris parmi ceux qui sont compétents et qui l'utilisent souvent, l'usage du patois marque au moins la familiarité. Face au français, le fait même d'employer le patois a une fonction dans leurs échanges, alors que pour les locuteurs qui l'emploient naturellement entre eux, l'usage du patois ne s'explique pas par rapport au français. Mais ces dialectophones peuvent parfois faire un emploi "marqué" du patois. C'est le cas par exemple entre des usagers à temps plein et leurs enfants : entre ces deux générations, l'usage du patois n’est pas habituel et il est donc significatif au delà même de ce qui est dit.
A quelles fins le patois est-il utilisé par les locuteurs partiels qui ne recourent à la langue régionale que rarement ? Plusieurs raisons expliquent leur emploi du patois, des raisons qui coexistent souvent dans une même interaction et dont certaines se laissaient déjà apercevoir dans la description de l'usage du patois par des différents locuteurs168. Il est relativement difficile de distinguer les fonctions principales de l’emploi du patois par ces locuteurs du contenu lui-même de leurs échanges en patois.
le plaisir sous-tend beaucoup d'interactions en patois. L'usage du patois n'est d'ailleurs pratiquement jamais contraint, et rares sont les occasions où l'on est obligé de le parler : seul peut-être l'emploi du français entre interlocuteurs ne se parlant habituellement que patois pourrait être déplacé.
Le patois peut être employé pour être agréable à un interlocuteur. C'est la motivation de certaines infirmières avec leurs patients, par exemple, ou d'enfants avec leurs parents âgés.
Dans la situation où un locuteur s'adresse en patois à une personne âgée pour la saluer, il pense également lui faire plaisir, mais l'emploi du patois s'explique aussi par la volonté de marquer son respect envers un interlocuteur âgé.
Dans certains cas, l'emploi du patois s'explique en grande partie par le désir de parler patois. C'est l'objet de certains échanges entre usagers partiels particulièrement attachés à la langue ancestrale, même si la conversation devra forcément avoir un contenu, mais qui peut sembler accessoire par rapport au fait même de parler patois. Entre locuteurs peu habiles en patois, on retrouve souvent cet emploi presque "phatique" de la langue ancestrale.
Chez beaucoup d’usagers partiels, le patois est utilisé pour parler du patois : il est le sujet de discussion d’une grande partie des interactions en langue régionale entre locuteurs peu compétents mais cette fonction métalinguistique du patois apparaît également souvent dans le discours des locuteurs tardifs.
L'emploi du patois a parfois une dimension ludique : "on s'amuse à parler patois" disent certains locuteurs comme les jeunes retraités peu compétents en patois, ou qui se pensent peu compétents, à propos des conversations ou des bribes de conversations qu’ils ont parfois entre eux.
l'humour tient souvent une grande place dans certaines conversations en patois. C'est même un aspect très important : beaucoup de dialectophones ont coutume de dire qu'une anecdote, une blague, perd toute saveur quand elle est traduite en français.
Le patois est nécessairement utilisé pour pouvoir employer quelques énoncés intraduisibles en français : des dictons ou des chansons par exemple. Mais si la langue régionale est nécessaire pour employer ces énoncés "figés", l’emploi de ces énoncés n’est, lui, jamais obligatoire et il se raréfie (la culture orale traditionnelle, dont le support était le patois, a presque disparu et n’a été que très partiellement "transférée" en français169). Les dialectophones utilisent peu de dialectalismes quand ils parlent français : le français est un système linguistique autonome même pour les locuteurs les plus âgés - du moins ceux que j’ai rencontrés. Ils n’ont pas recours au patois pour combler un "trou lexical" du français (les régionalismes ou des périphrases leur suffisent pour combler les "carences" lexicales du français standard par rapport au lexique patois).
Comme le patois n'est pas compris par de nombreux locuteurs de la région du Pilat, il peut quelquefois être utilisé à des fins cryptiques : il permet surtout à des dialectophones d'échanger quelques mots sans être compris de leurs petits-enfants, ou de s'amuser de quelqu'un qui ne le comprend pas. Mais, par rapport aux nombreuses situations où deux dialectophones pourraient employer le patois sans être compris et pour ne pas être compris, l'utilisation de la langue régionale comme langue secrète est rare.
Pour certains des locuteurs les plus compétents, le patois s’emploie relativement naturellement pour aborder certains domaines privilégiés : l’agriculture et le jardinage, la chasse, le travail pour certaines familles d’artisans...
L'emploi du patois a une fonction "ethnique" évidente. Il marque l'appartenance à un village par opposition à tous les autres villages qui l'environnent. L’emploi de la langue régionale est presque toujours le fait de personnes qui se connaissent ou qui ont au moins le sentiment d’appartenir à une même communauté. Certains dialectophones se moquent d'ailleurs volontiers de la façon de parler de leurs voisins : ainsi, des patoisants de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) parodient le patois de Marlhes (n° 23), et inversement, ou des patoisants de Vinzieux (n° 17) celui de Brossainc (n° 16) (mais je n'ai pas entendu de plaisanteries d'habitants de Brossainc envers le patois de Vinzieux). Ces dialectophones valorisent leur parler comme étant le patois, les parlers environnants ne paraissant être, à leurs yeux, qu’une déformation de leur propre parler.
Lors de certains échanges, l’usage du patois, parfois limité à quelques mots prononcés par un seul des interlocuteurs, s’explique par le contenu affectif de l’interaction. Quand je demandais aux deux conjoints d’un couple âgé ne parlant pas régulièrement patois à quelles occasions ils l’employaient, ils m’ont parfois cité, avec un sourire, les "disputes" (Limony (n° 18), Brossainc (n° 16)...) : dans ces moments-là, la langue régionale semble revenir spontanément aux lèvres, et il m’est arrivé, pendant mon enfance, d’assister à cet emploi particulier du patois. Mais le patois peut parfois exprimer la tendresse : il est quelquefois employé par des grands-parents s’adressant à leurs petits-enfants. Le patois est, pour ces dialectophones, la langue de leur enfance, ce qui explique qu’ils l’utilisent parfois avec des enfants (cet usage est en général limité à quelques mots, des expressions ou de courtes phrases, et parfois peut-être des chansons, tout au moins la berceuse déjà citée).
Associée à l’enfance, la langue régionale sert souvent à l’évocation du passé170 : c’est même un de ces domaines d’emploi privilégié chez ceux qui l’utilisent peu. A l’inverse, ces locuteurs abordent rarement en patois les sujets concernant l’actualité, à moins qu’il ne s’agisse de commenter des événements locaux.
Langue du passé, langue presque disparue, le patois est mis en scène lors de représentations (fêtes folkloriques, rencontres entre villageois), ce qui indique qu’il est, pour beaucoup d’habitants de la région du Pilat, non seulement un attribut régional ou local, une sorte "d'emblème", mais aussi une sorte de "relique" du passé.
La langue régionale peut encore être employée pour être transmise : c’est le cas des tentatives locales de "cours de patois", des démarches personnelles de quelques individus qui manifestent le désir de la transmettre ou de l’apprendre (surtout le cadre de relations père / fils) ou des cours d’occitan dans l’enseignement secondaire à Annonay (mais la langue enseignée est relativement étrangère aux dialectophones de la région du Pilat, et elle est perçue comme telle).
Dans nombre d’échanges actuels en patois, on peut s’apercevoir que la dimension informative est souvent secondaire. Pour la majorité des personnes qui parlent patois aujourd’hui, c'est-à-dire une minorité d’habitants de la région du Pilat, l’emploi de cette langue se cantonne à quelques domaines limités, pour aborder des sujets particuliers et il ne remplit souvent qu’un nombre réduit de fonctions linguistiques. De plus, la plupart de ces fonctions peuvent être assumées par le français, et le recours au patois, rarement nécessaire sociolinguistiquement, ne l’est jamais linguistiquement.
Il n’y a pas lieu de s’interroger sur les raisons de l’emploi du patois par les locuteurs passifs qui sont pourtant des usagers réguliers - les personnes qui refusent de parler la langue régionale mais qui participent régulièrement à des interactions où cette langue est utilisée - puisqu’ils ne sont pas des initiateurs de cet emploi.
La disparition d'une langue ne s'accompagne pas forcément de la disparition totale de la culture orale qu'elle véhiculait. P. Kwachka, par exemple, décrit un cas de conservation de la culture traditionnelle d'une ethnie d'Alaska de la langue ancestrale dans la langue dominante, l'anglais (cf. Kwachka 1993). Mais ce maintien n'est que partiel ; cf. l'article de A. Woodbury, A defense of the proposition, “When a language dies, a culture dies", qui montre qu'un appauvrissement stylistique est inévitable (Woodbury 1993). Un sentiment d’appartenance ethnique puissant semble être nécessaire pour que la culture orale puisse survivre. Dans la région du Pilat, ce sentiment n'existait pas et la disparition de la culture orale traditionnelle a favorisé le déclin du patois autant qu'elle en était le résultat (sur la "perte de la culture patoise", voir Châtenet 2000, p. 43).
S. Petit a également relevé cet emploi particulier de la langue régionale en Bresse bourguignonne : "ceux pour qui parler patois était encore monnaie courante il y a cinquante ans semblent en avoir actuellement abandonné la quasi exclusivité de la pratique au seul exercice du souvenir" (Petit 2000, p. 129).