Chapitre 8. Les différentes catégories de locuteurs

8.1. Spécificité de la situation linguistique actuelle de la région du Pilat

La typologie proposée par R. Lafont pour décrire les locuteurs de la communauté linguistique occitane171 n'est pas parfaitement adaptée à la situation linguistique de la région du Pilat. Ceci s'explique par plusieurs raisons :

  • Les deux communautés sont de tailles très différentes. L'espace beaucoup plus réduit de celle de la région du Pilat autorise une plus grande précision dans la description des différents types de locuteurs.

  • Le déclin de la langue régionale est beaucoup plus avancé dans notre domaine qu'il ne l'était, en moyenne, dans l'ensemble du domaine occitan en 1971, même si R. Lafont qualifiait la communauté linguistique occitane de "résiduelle". Ainsi, par exemple, le nombre de locuteurs qui ne peuvent plus parler patois est, en proportion, beaucoup plus élevé dans la région du Pilat aujourd’hui.

  • Comme P. Bec, qui, lorsqu'il évaluait le nombre d'occitanophones en 1963, intégrait à son estimation les personnes capables de réapprendre l'occitan "dans un minimum de temps" (Bec 67, p. 56), R. Lafont, dans la typologie qu'il propose, s'inscrit dans une perspective revitaliste ou "renaissantiste" pour reprendre le terme employé par P. Sauzet à l'égard de l'estimation de P. Bec (Sauzet 1988, p. 216) ou au moins dynamique, comme le montrent les expressions "capables d'en user", "le comprennent encore avec un minimum d'efforts", "usagers éventuels".

  • En classant les locuteurs de la communauté linguistique occitane à la fois en fonction de leurs compétences et d'après leur pratique de la langue régionale, cette typologie exclut certains dialectophones pour qui les deux aspects ne sont pas liés. A l'échelle d'une communauté linguistique très vaste et encore très nombreuse, cette relation parfois non systématique entre une caractéristique linguistique et une caractéristique sociolinguistique peut sans doute être négligée, mais pour décrire précisément les locuteurs d'une langue minoritaire dans une situation diglossique très avancée, il peut être nécessaire de prendre en compte séparément ces deux variables172.

  • De même, le lien établi par R. Lafont entre pratique du français régional et connaissance de la langue régionale n'est valable que pour une partie seulement des locuteurs de la région du Pilat. De plus, le statut du français régional en domaine occitan n'est pas le même que celui qui est employé en domaine francoprovençal ou près de la limite nord-est du nord-occitan, dans une région périphérique de l'occitan, aussi bien géographiquement que linguistiquement ou sociolinguistiquement. La notion de français régional est peu valide, au sens littéral du terme, du point de vue linguistique car il ne s'agit pas d'un système linguistique autonome mais d'un ensemble de types lexicaux relativement peu nombreux et de traits phonétiques ou morphologiques intégrés, dans une région donnée, au français - ce qui explique que l'on parle plutôt de régionalismes du français. Par contre, dans une perspective sociolinguistique, l'appellation de français régional se justifie quand l'emploi des régionalismes du français, ou d'un certain nombre d'entre eux, est délibéré et qu'il devient le marqueur conscient d'un puissant sentiment d'appartenance régionale. Cette fonction "ethnique" du français régional, au sens sociolinguistique de l'expression, est évidente dans certaines régions du domaine occitan (voir par exemple Blanchet 2000, p. 86-89)173 ou en Corse174 par exemple, mais elle l'est beaucoup moins dans la région du Pilat, où, si certains habitants éprouvent un sentiment d'appartenance régionale, ce sentiment est beaucoup plus diffus que dans les régions à forte identité régionale, et il est plus local que régional.

  • Parmi les membres de la seconde catégorie d'usagers, celle des usagers partiels, il existe une différence qui porte sur l'emploi que font les locuteurs de la langue dominée. Pour les locuteurs à temps plein, cette langue est un moyen de communication "normal", et son emploi n'est pas l'indice d'une intention communicative particulière. Pour une partie des locuteurs de la seconde catégorie l'emploi du patois, avec certains de leurs interlocuteurs, est identique à celui des usagers réguliers. Mais, pour les autres usagers partiels, qui représentent la majorité des usagers dans la région du Pilat en 2000, le choix, même inconscient, d'employer le patois plutôt que le français dénote un usage "marqué".

Notes
171.

c'est-à-dire :

"1) Les usagers "à temps plein" d'un parler d'oc, pour qui le français n'est qu'un moyen de relations extra-familiales.

2) Les usagers partiels, qui connaissent bien la langue mais n'en usent qu'à l'occasion.

3) Les usagers éventuels, qui ne parlent que le français régional, mais comprennent bien l'occitan et sont capables d'en user.

4) Les post-usagers [...] qui le comprennent encore avec un minimum d'efforts.

5) Les non-usagers dont certains, dans la bourgeoisie urbaine, ont même perdu ce substrat." (Lafont 1971, p. 56).

172.

R. Lafont relève d’ailleurs cet écart entre compétence et performance dans la langue dominée en domaine occitan, en distinguant usagers potentiels et usagers réels : "on peut estimer qu’il y a aujourd’hui cinq fois plus d’usagers potentiels de la langue d’oc que d’usagers réels" (Lafont 1984, p. 301).

173.

Certains auteurs parlent de francitan (cf. Lafont 1984 ou Sauzet 1988, p. 227-228), mais d’autres rejettent ce terme (voir par exemple Martel 1988, p. 13).

174.

Avec le francorse, cf. Filippi 2000, p. 144-146.