Dans un ouvrage récent consacré à la mort des langues, Cl. Hagège souligne l'existence, dans les situations de déclin de langue, de locuteurs ne possédant qu'une maîtrise incomplète de la langue menacée, locuteurs qu'il nomme "sous-usagers" (Hagège 2000, p. 99).
Ce type de locuteurs particuliers a tout d'abord été étudié par N. Dorian, à partir de ses propres observations sur une communauté linguistique gaélique d'Ecosse (cf. par exemple Dorian 1981). A la suite de ses travaux, le terme semi-speaker qu'elle a employé pour nommer cette catégorie de locuteurs s'est imposé dans la littérature anglaise portant sur la mort des langues. Mais différents types de semi-speakers, de "semi-locuteurs", peuvent à leur tour être distingués. Plusieurs termes sont apparus pour désigner ces sous-catégories (un article de L. Campbell et M. Muntzel mentionne plus d'une dizaine d'appellations différentes, sans que cette liste soit exhaustive ; cf. Campbell - Muntzel 1989, p. 185). De plus, selon les situations décrites ou les variables envisagées pour distinguer les locuteurs "partiellement" compétents (niveau et type de compétences, stade d'acquisition ou degré de "désacquisition"...), ces termes se recoupent parfois, ne désignant pas exactement les mêmes notions selon les différents auteurs. Dans cet essai de catégorisation des dialectophones de la région du Pilat seront signalés les liens entre certains types de patoisants et la terminologie employée par quelques-uns de ces auteurs.
Pour distinguer entre eux les habitants de la région du Pilat qui possèdent au moins quelques compétences en patois, cinq variables peuvent être croisées :
la date de naissance par rapport au renversement, valeur relative selon les différentes sous-parties de la région du Pilat envisagées.
le niveau d'acquisition du patois pendant la jeunesse du locuteur.
son exposition à la langue locale tout au long de sa vie.
le niveau de ses compétences, actives ou passives.
l'usage actuel du patois par le locuteur.
Le tableau ci-dessous, qui reprend ces cinq variables, permet de distinguer sept types principaux de locuteurs :
Locuteurs | date de naissance (par rapport au renversement linguistique) | Acquisition | Exposition | Compétences | Usage (quotidien - régulier - épisodique - 0) |
Locuteur traditionnel |
avant | complète | continue depuis l’enfance | complètes | quotidien à 0 |
Agé locuteur tardif jeune |
Avant après |
passive dès l’enfance, active secondairement passive et active secondairement |
continue depuis l’enfance limitée (auprès de quelques patoisants) |
presque complètes à complètes passives, actives partielles |
quotidien à 0 quotidien à 0 |
locuteur muet | avant | complète | continue depuis l’enfance (ex. mariage avec un patoisant) |
passives : complètes actives : inconnues (bonnes à presque complètes ?) |
quotidien (seulement en tant que locuteur passif) à 0 |
ancien locuteur | avant | au moins passive, jusqu’à complète | importante dans l’enfance, très faible ensuite (ex. émigration, mariage avec un francophone...) |
0 à passives, actives : faibles | épisodique (surtout en tant que locuteur passif) à 0 |
âgé semi-locuteur jeune |
avant après |
passive, active partielle passive partielle, active limitée |
importante pendant l’enfance, faible ensuite limitée pendant l’enfance, très faible ensuite |
passives complètes, actives partielles passives (+/-), actives : limitées |
épisodique (surtout en tant que locuteur passif) à 0 épisodique (en tant que locuteur passif) à 0 |
sous-locuteur |
après |
très faible |
très faible |
très faibles (passives : 0 (+/-), actives : quelques mots) | épisodique (parfois quelques mots) |
non locuteur | avant/après | 0 | très faible à 0 | 0 | 0 |
Les différents types de locuteurs distingués dans ce tableau ne forment pas des catégories discrètes, mais ils ne peuvent pas non plus être placés sur l'axe d'un continuum unique :
les locuteurs traditionnels : ces locuteurs sont nés avant la fin du renversement linguistique. Ils ont pu acquérir des compétences complètes en patois et, grâce à l'exposition continue à cette langue durant leur vie, ils en possèdent la maîtrise totale. Mais contrairement à un locuteur monolingue moyen, ils peuvent ne plus employer leur langue maternelle, pour des raisons qui tiennent au déclin de cette langue (isolement, érosion de l'emploi du patois...). Ils correspondent aux locuteurs que N. Dorian appelle old fluent speakers ; ils ont grandi alors que la langue était encore régulièrement parlée et que les parents avaient une attitude positive par rapport à la transmission de la langue. Les locuteurs traditionnels sont peu nombreux dans la région du Pilat et ils sont tous âgés. Ils sont pratiquement les seuls à employer le patois comme une langue naturelle, "non-marquée".
les locuteurs tardifs : pour ces locuteurs, le patois n'a pas été la première langue parlée. Deux sous-catégories peuvent être distinguées car plusieurs paramètres opposent les locuteurs tardifs âgés aux locuteurs tardifs plus jeunes : les premiers possédaient dès l'enfance des compétences passives en patois, car ils sont nés avant la fin du renversement linguistique. Chez ces locuteurs, seule la pratique active du patois est secondaire. Comme ils ont pu profiter d'une exposition continue au patois depuis leur enfance, leurs compétences peuvent aujourd'hui être presque similaires à celles des locuteurs traditionnels. S'ils ont pu correspondre pendant leur enfance aux young fluent speakers identifiés par N. Dorian (des locuteurs dont la langue présente quelques déviations par rapport à celle des locuteurs traditionnels), leurs lacunes linguistiques ont pu se résorber pendant leur vie. Comme les locuteurs traditionnels, ils peuvent ne plus employer le patois aujourd'hui, par manque d'interlocuteurs.
Les jeunes locuteurs tardifs ont souvent acquis leurs compétences passives secondairement, contrairement aux locuteurs tardifs âgés. Nés après le renversement linguistique, leur exposition au patois a été plus limitée : elle s'est souvent cantonnée à des contacts avec un nombre restreint de patoisants. Leurs compétences, partielles, s'en ressentent : ils sont apparentés aux young fluent speakers décrits par N. Dorian. Dans la région du Pilat, les jeunes locuteurs tardifs sont peu nombreux et ce sont presque tous des hommes. Ils se distinguent des semi-locuteurs (cf. ci-dessous) par le fait qu'ils essaient d'employer le patois et par leur démarche volontaire de continuer à l'apprendre. Leurs compétences linguistiques semblent également différentes de celles des semi-locuteurs (leur langue révèle par exemple des restrictions sémantiques particulières).
les locuteurs muets : nés avant le renversement linguistique et ayant grandi dans un environnement où le patois était utilisé, ils ont acquis de grandes compétences en patois et ils l'ont souvent parlé. Ils ont ensuite choisi d'employer uniquement le français, mais, vivant au contact de patoisants, leurs compétences sont restées importantes. Elles ne peuvent être testées avec précision, car ces personnes refusent de parler patois ; certaines au moins possèdent des compétences passives intactes car elles assistent régulièrement à des interactions en patois et elles peuvent y participer, mais en ne parlant que français. Leur nombre est difficile à estimer et il s'agit essentiellement de femmes. Leur rôle a été important dans le déclin du patois car elles ont souvent été à l'origine de la censure de cette langue, auprès de leurs enfants et parfois auprès d'autres de leurs proches. Ces locuteurs "fantômes" s'apparentent peut-être à ceux que N. Dorian nomme disclaimer, personnes qui nient leur statut de locuteur (Dorian 1986a, p. 563).
les anciens locuteurs : ces locuteurs sont nés avant la fin du renversement linguistique, et ils ont vécu pendant leur enfance dans un milieu patoisant. Ils ont donc acquis au moins un minimum de compétences, mais, comme ils n'ont plus été exposés au patois pendant le reste de leur vie, par choix ou par obligation, leurs compétences actuelles reflètent mal leurs compétences passées. Ce type de locuteurs est nommés rememberers dans la littérature sur la mort des langues (cf. Grinevald Craig 1997, p. 259). Mais le terme peut être employé soit pour désigner tout type d'anciens locuteurs, quel que soit le niveau de leurs compétences passées (cf. Campbell - Muntzel 1989, p. 183), soit uniquement pour désigner des locuteurs autrefois parfaitement compétents : ils s'apparentent alors aux once-fully-fluent speakers (Campbell - Muntzel 1989, p. 183-184), aux former speakers (Elmendorf 1981) ou aux formerly fluent speakers (Dorian 1982). Le fait qu'il soit difficile de reconstituer a posteriori le niveau passé de leurs acquisitions explique sans doute en partie ces flottements. Ce type de locuteurs présente l'avantage, pour les linguistes, de conserver la mémoire de mots disparus dans la langue des personnes ayant continué à parler patois (cf. par exemple J.-B. Martin qui signale le maintien d'archaïsme chez des "non-patoisants âgés" ; Martin 1995, p. 220).
les semi-locuteurs : ces locuteurs n'ont acquis, pendant leur enfance, qu'une compétence limitée du patois. Ils ne l'ont jamais beaucoup parlé et ils le font peu aujourd'hui. Selon qu'ils sont nés après, pendant, ou avant le renversement linguistique, leurs compétences peuvent aller de compétences passives partielles à des compétences assez élevées. Mais, même quand ils pourraient parler relativement bien patois, ils ne le font pas (contrairement aux jeunes locuteurs tardifs dont certains sont pourtant moins compétents qu'eux). Dans la région du Pilat, les semi-locuteurs appartiennent en majorité à la génération qui suit celle des derniers locuteurs tardifs âgés. Ils sont encore relativement nombreux sur le plateau intermédiaire et sur le haut plateau.
Les semi-locuteurs correspondent aux semi-speakers (au sens restreint excluant les anciens locuteurs, les rememberers). Il n'existe pas de différences essentielles entre semi-locuteurs âgés et jeunes semi-locuteurs, à part le niveau de leurs compétences respectives : les jeunes semi-locuteurs peuvent être rapprochés des near-passive bilinguals cités par N. Dorian (Dorian 1982 ; dans la région du Pilat, il n'existe apparemment pas de true passive bilinguals, personnes uniquement capables de comprendre le patois : toute personne le comprenant possède au moins quelques compétences actives).
les sous-locuteurs : cette catégorie de locuteurs regroupe ceux qui ne possèdent que quelques notions de patois. Il s'agit en général des enfants de semi-locuteurs, petits-enfants de locuteurs traditionnels. Ils pourraient être inclus dans la catégorie des semi-locuteurs, représentant alors le niveau de compétences le plus faible, mais ils s'en distinguent en ne présentant pas, contrairement à eux, des compétences passives supérieures aux compétences actives : ils connaissent quelques mots, quelques expressions figées, mais ils ne comprennent presque pas le patois. Ils sont les dépositaires des dernières traces d'une langue disparue. Le niveau de compétences des sous-usagers pourrait correspondre plus ou moins à celui des terminal speakers (Dressler 1978), ou à celui attribué parfois aux rememberers (Sasse 1992).
les non-locuteurs : ils se recrutent essentiellement parmi la population jeune de la région du Pilat, mais certaines personnes âgées, surtout dans la vallée du Rhône, ne possèdent aucune compétence en patois.
Grâce aux catégories de dialectophones distinguées ci-dessus, il va être possible, dans le chapitre qui suit, consacré à la conscience linguistique, de décrire les diverses représentations du patois dans la population de la région du Pilat.