8. 3. Essai de typologie des dialectophones de la région du Pilat

Dans un ouvrage récent consacré à la mort des langues, Cl. Hagège souligne l'existence, dans les situations de déclin de langue, de locuteurs ne possédant qu'une maîtrise incomplète de la langue menacée, locuteurs qu'il nomme "sous-usagers" (Hagège 2000, p. 99).

Ce type de locuteurs particuliers a tout d'abord été étudié par N. Dorian, à partir de ses propres observations sur une communauté linguistique gaélique d'Ecosse (cf. par exemple Dorian 1981). A la suite de ses travaux, le terme semi-speaker qu'elle a employé pour nommer cette catégorie de locuteurs s'est imposé dans la littérature anglaise portant sur la mort des langues. Mais différents types de semi-speakers, de "semi-locuteurs", peuvent à leur tour être distingués. Plusieurs termes sont apparus pour désigner ces sous-catégories (un article de L. Campbell et M. Muntzel mentionne plus d'une dizaine d'appellations différentes, sans que cette liste soit exhaustive ; cf. Campbell - Muntzel 1989, p. 185). De plus, selon les situations décrites ou les variables envisagées pour distinguer les locuteurs "partiellement" compétents (niveau et type de compétences, stade d'acquisition ou degré de "désacquisition"...), ces termes se recoupent parfois, ne désignant pas exactement les mêmes notions selon les différents auteurs. Dans cet essai de catégorisation des dialectophones de la région du Pilat seront signalés les liens entre certains types de patoisants et la terminologie employée par quelques-uns de ces auteurs.

Pour distinguer entre eux les habitants de la région du Pilat qui possèdent au moins quelques compétences en patois, cinq variables peuvent être croisées :

Le tableau ci-dessous, qui reprend ces cinq variables, permet de distinguer sept types principaux de locuteurs :

Locuteurs date de naissance (par rapport au renversement linguistique) Acquisition Exposition Compétences Usage
(quotidien - régulier - épisodique - 0)
Locuteur
traditionnel
avant complète continue depuis l’enfance complètes quotidien à 0
Agé
locuteur tardif
jeune
Avant
après
passive dès l’enfance, active secondairement
passive et active secondairement
continue depuis l’enfance
limitée (auprès de quelques patoisants)
presque complètes à complètes
passives, actives partielles
quotidien à 0
quotidien à 0
locuteur muet avant complète continue depuis l’enfance
(ex. mariage avec un patoisant)
passives : complètes
actives : inconnues (bonnes à presque complètes ?)
quotidien (seulement en tant que locuteur passif) à 0
ancien locuteur avant au moins passive, jusqu’à complète importante dans l’enfance, très faible ensuite
(ex. émigration, mariage avec un francophone...)
0 à passives, actives : faibles épisodique (surtout en tant que locuteur passif) à 0
âgé

semi-locuteur


jeune
avant




après
passive, active partielle



passive partielle, active limitée
importante pendant l’enfance, faible ensuite

limitée pendant l’enfance, très faible ensuite
passives complètes, actives partielles


passives (+/-), actives : limitées
épisodique (surtout en tant que locuteur passif) à 0

épisodique (en tant que locuteur passif) à 0
sous-locuteur
après

très faible

très faible
très faibles (passives : 0 (+/-), actives : quelques mots) épisodique (parfois quelques mots)
non locuteur avant/après 0 très faible à 0 0 0

Les différents types de locuteurs distingués dans ce tableau ne forment pas des catégories discrètes, mais ils ne peuvent pas non plus être placés sur l'axe d'un continuum unique :

Les jeunes locuteurs tardifs ont souvent acquis leurs compétences passives secondairement, contrairement aux locuteurs tardifs âgés. Nés après le renversement linguistique, leur exposition au patois a été plus limitée : elle s'est souvent cantonnée à des contacts avec un nombre restreint de patoisants. Leurs compétences, partielles, s'en ressentent : ils sont apparentés aux young fluent speakers décrits par N. Dorian. Dans la région du Pilat, les jeunes locuteurs tardifs sont peu nombreux et ce sont presque tous des hommes. Ils se distinguent des semi-locuteurs (cf. ci-dessous) par le fait qu'ils essaient d'employer le patois et par leur démarche volontaire de continuer à l'apprendre. Leurs compétences linguistiques semblent également différentes de celles des semi-locuteurs (leur langue révèle par exemple des restrictions sémantiques particulières).

Les semi-locuteurs correspondent aux semi-speakers (au sens restreint excluant les anciens locuteurs, les rememberers). Il n'existe pas de différences essentielles entre semi-locuteurs âgés et jeunes semi-locuteurs, à part le niveau de leurs compétences respectives : les jeunes semi-locuteurs peuvent être rapprochés des near-passive bilinguals cités par N. Dorian (Dorian 1982 ; dans la région du Pilat, il n'existe apparemment pas de true passive bilinguals, personnes uniquement capables de comprendre le patois : toute personne le comprenant possède au moins quelques compétences actives).

Grâce aux catégories de dialectophones distinguées ci-dessus, il va être possible, dans le chapitre qui suit, consacré à la conscience linguistique, de décrire les diverses représentations du patois dans la population de la région du Pilat.