9.3.2.2. Une langue ou des patois ?

La variation géographique

L’ensemble des dialectophones est très sensible à la variation géographique de la langue. Lors de notre première rencontre, les témoins, quels que soient leurs niveaux de compétences, me précisaient très souvent qu’il n’y avait pas un patois mais des patois, qu’ils ne connaissaient que celui de leur village et ils me demandaient si c’était ce parler-là qui m’intéressait. Quand ils apprenaient que j’enquêtais sur les patois d’une aire aussi vaste que celle de la région du Pilat, ils se demandaient très souvent comment je faisais "pour ne pas [m’]y perdre".

Tous les locuteurs traditionnels sont capables de citer certains faits linguistiques qui distinguent leur patois de celui d’un village voisin. Certains de ces traits distinctifs sont connus de l’ensemble de la communauté linguistique des locuteurs traditionnels. C’est le plus souvent par le lexique qu’ils illustrent les différences entre parlers. Parfois, c’est une aire qui est comparée à une autre : dans de nombreuses localités de la région du haut plateau, les patoisants comparent le mot l è br o "lièvre" employé dans la Haute-Loire (sans autre précision géographique) avec ly a or o, ly o r o utilisé chez eux. Le choix de ce terme comme emblème des différences entre deux régions est assez mystérieux : le continuateur de LEPORE ne fait pas partie de ces mots que les dialectologues qualifient de "mots voyageurs", le lièvre n’était pas, par exemple, un produit vendu sur les marchés, le nombre de locuteurs traditionnels ayant pratiqué la chasse n’est pas très élevé dans la région du Pilat et ceux qui chassaient le faisaient surtout dans leur propre région. Le mot apparaissait peut-être dans un dicton ou une chanson (la littérature orale est souvent un support "d’importation" de mots issus de régions voisines ; cf. Etude lexicale) mais je n’en ai pas entendu qui le contiennent. Dans la vallée du Rhône, les locuteurs comparent le plus souvent leurs parlers avec les patois du "Dauphiné" (c’est-à-dire la région à l’est du Rhône), rarement avec ceux du plateau intermédiaire, et encore moins souvent avec ceux du haut plateau. Le mot désignant le maïs est souvent celui que les locuteurs choisissent pour illustrer les différences entre rive ouest et rive est du Rhône.

Le plus souvent, les locuteurs traditionnels comparent le patois de leur village avec celui d’un village voisin. Cette comparaison, qui est un sujet fréquent de discussion178, peut porter :

  • sur le lexique : les témoins de l’enquête linguistique, quand ils m’indiquaient un terme patois employé dans leur village, me précisaient parfois quel était le mot employé dans le village voisin. Quand ils avaient du mal à se souvenir d’un terme, il m’est arrivé de suggérer le mot recueilli dans un village proche. Ils confirmaient alors la suggestion ou la rejetaient : dans ce dernier cas, ils étaient très souvent capables de préciser dans quels villages ce mot "étranger" était employé, ce que ne savaient pas faire les semi-locuteurs ou certains locuteurs tardifs qui, souvent, l’ignoraient ou me disaient simplement qu’ils l’avaient entendu mais sans pouvoir indiquer où.

  • la comparaison entre parlers est parfois illustrée par des traits phonétiques distinctifs. Les différences phonétiques citées le plus souvent ne sont pas forcément les plus fréquentes : les différences entre parlers connaissant la nasalisation des voyelles finales suivies de consonnes nasales et les parlers où les voyelles finales restent orales, qui concernent un nombre élevé de mots, ne sont que rarement citées. Les isoglosses entre les traitements qui possèdent le plus haut rendement dans la langue ne sont donc pas toujours perçues par les locuteurs, ou ne sont pas celles auxquelles ils attachent la plus grande importance. A Planfoy (n° 6), les témoins étaient plus ou moins conscients de la différence qui permet de placer leur parler dans le domaine occitan et celui du village voisin de Tarentaise (n° 10) dans le domaine francoprovençal : le patois de Planfoy ne connaît pas la palatalisation de A final précédé d’une consonne palatale (a > o), alors que cette palatalisation existe à Tarentaise (a > i ; cf. Etude phonétique). Mais, si les témoins de Planfoy m’ont expliqué, en s’amusant de leurs voisins : "les gens de Tarentaise, ils mettent des i à la fin des mots", les témoins de Tarentaise ne m’ont pas dit que les habitants de Planfoy remplaçaient les i finaux par des o. Je n’ai d’ailleurs pas relevé entre d’autres villages situés de part et d’autre de l’isoglosse du A final précédé d’une consonne palatale, de témoignages montrant que des locuteurs étaient conscients de cette différence : dans la région du Pilat, les limites tracées par les linguistes ne sont pas forcément des limites très saillantes pour les locuteurs.
    Certains traits distinctifs cités par les témoins portent sur des différences ne concernant qu’un faible nombre de mots, qui sont parfois d’origine étymologique distincte. A Marlhes (n° 23) ou à Jonzieux (n° 19), les locuteurs m’ont expliqué que les habitants de Saint-Genest-Malifaux (n° 13) employaient fréquemment "des a", mais pour illustrer leurs propos, ils me citaient krè "berceau" ou blo "blé", censés se prononcer prononcés kra et bla à Saint-Genest-Malifaux. D’autre part, certaines des différences phonétiques évoquées par les locuteurs ne sont pas systématiques. A Saint-Genest-Malifaux, r intervocalique tend à devenir l. Mais ce changement n’est pas totalement abouti, certains mots conservant r. De plus, une tendance inverse complique le traitement du r intervocalique : certains l issus de r sont redevenus r, et, par un processus de fausse régression, quelques l ne provenant pas d’anciens r ont abouti à r. Le traitement de r intervocalique ne permet donc pas de distinguer clairement le parler de Saint-Genest-Malifaux de ceux des villages voisins. Pourtant, à Marlhes (n° 23), Jonzieux (n° 19) et Planfoy (n° 6), cette différence est souvent citée et les locuteurs de Saint-Genest-Malifaux en sont également conscients.

  • C’est parfois "l’accent", celui des autres évidemment, qu’invoque un locuteur pour distinguer son patois de celui d’un village voisin. Dans ce cas, il ne m’a pas été possible d’identifier quels étaient les phonèmes censés distinguer les deux parlers. A Vinzieux (n° 17), Félines (n° 21) ou Peaugres (n° 28), les témoins se moquaient de la façon de parler des patoisants de Brossainc (n° 16), certains imitaient le patois de leurs voisins mais il m’a semblé qu’il s’agissait en réalité d’une sorte de caricature qui portait sur la prononciation générale plutôt que sur tel ou tel phonème.

Notes
178.

N. Dorian a relevé une préoccupation identique chez les locuteurs de la communauté gaélique : "regional variation is the obsessive interest of East Sutherland Gaelic speakers" (Dorian 1982, p. 32-33).