9.3.2.3. Une langue du passé

Pour l’ensemble des locuteurs, le patois est la langue locale qui était utilisée autrefois. Si elle est encore employée relativement fréquemment, ce n’est que par des personnes âgées, et souvent même très âgées, qui sont les derniers témoins de ce passé presque révolu. D’ailleurs, les locuteurs plus jeunes, moins compétents, la parlent essentiellement pour évoquer ce passé ou parfois pour s’adresser à certains dialectophones âgés. Pour beaucoup de locuteurs, le patois est aussi la langue du travail agricole et des paysans, ce qui la relègue également dans le passé : le monde agricole a beaucoup changé au cours du XXe siècle, les paysans sont devenus des agriculteurs, et les membres de cette catégorie professionnelle sont de moins en moins nombreux. D’autre part, pour une partie des habitants de la région du Pilat, la condition de paysan ou d’agriculteur est encore perçue comme dévalorisante. La langue que les paysans employaient était donc le symbole de cette infériorité. Le patois, parlé par des cagnas (régionalisme signifiant "rustre, péquenot, bouseux...", est une langue cagnasse : certaines personnes, et parmi elles des locuteurs qui le parlent pourtant fréquemment, sont persuadées que le patois est une langue grossière, rudimentaire, frustre, qui pouvait permettre de remplir les besoins linguistiques d’autrefois, et peut-être, aujourd’hui, ceux d’un nombre restreint de domaines, mais qui serait inadaptée à la plupart des besoins communicatifs actuels. Pour ces locuteurs, cette inaptitude ne semble pas seulement être liée à l’impossibilité supposée d’écrire le patois, ou aux lacunes de son lexique (de nombreuses réalités actuelles n’étant pas dénommées en patois) : ce serait l’ensemble du système linguistique, la nature même de la langue, ses qualités intrinsèques, qui ne lui permettraient pas de pouvoir faire office, à l’époque contemporaine, de langue à part entière. Cette opinion expliquerait le déclin du patois, et sa mort imminente, une menace dont l’ensemble des locuteurs est conscient : le patois aurait disparu "naturellement", logiquement supplanté par une langue, le français, qui lui aurait été supérieure. Inadapté, le patois est de plus considéré par beaucoup comme inutile, même si ce raisonnement n’empêche pas les regrets.

L’idée que des personnes puissent apprendre le patois et que d’autres puissent le transmettre a très rarement été évoquée spontanément par les témoins des différentes enquêtes. Je n’ai relevé qu’un seul exemple de ce type : il s’agit d’un locuteur qui n’habite pas dans la région du Pilat, mais au sud de notre domaine (témoin A. a., Saint-Romain-d’Ay). Par contre, la petite fille des témoins âgés de Brossainc (n° 16) essayait d’apprendre le patois, ou au moins de s’y initier. Cette enfant âgée d’une dizaine d’années m’a montré un cahier où elle avait très scrupuleusement noté une liste de mots patois et les conjugaisons de différents verbes. Mais ses grands-parents se contentaient de répondre à ses questions, sans partager son ambition : ils ne lui parlaient pas patois et considéraient son intérêt pour cette langue comme une passion passagère qu’ils n’encourageaient pas. Je ne connais pas d’autres exemples d’enfants ayant la même démarche. Aujourd’hui, les plus jeunes des locuteurs tardifs sont tous hommes âgés de plus de trente ans.

Peu avant le début de mes premières enquêtes, un projet de "cours de patois" avait pris corps à Marlhes (n° 23), à l’instigation d’une semi-locutrice assez compétente. Plusieurs locuteurs traditionnels participaient à ces cours (dont les témoins B. a. et C. a.). Ils étaient censés enseigner le patois aux plus jeunes. L’essentiel des "élèves" étaient des femmes, et pratiquement toutes étaient des semi-locutrices désireuses de perfectionner leurs compétences (mais le plaisir de se retrouver ensemble régulièrement était également une de leurs motivations). Les personnes ayant assisté à ces réunions m’ont souvent fait part d’un regret à propos du déroulement de ces cours : l’absence de méthode. L’usage du français était interdit, et les séances tournaient rapidement à des conversations entre locuteurs traditionnels dont les autres membres se sentaient exclus. Au bout d’une dizaine de rencontres, ces réunions se sont arrêtées. Elles semblent avoir eu peu d’impact : j’ai pu faire passer des tests linguistiques à trois personnes qui avaient assisté à ces cours, l’une assez irrégulièrement (témoin A. b. de l’Allier), les deux autres plus assidûment (les témoins D. b. de l’Allier et F. b. de Marlhes (n° 23)). Les résultats de leurs tests ne présentent pas de différences significatives avec ceux d’autres semi-locuteurs correspondant au même profil.

Je ne connais pas d’autres exemples de cours ou de clubs de patois dans la région du Pilat. Pourtant, des velléités existent. Au cours des enquêtes, certains témoins ou, quelquefois, des personnes travaillant dans les différentes mairies, m’ont fait part de projets de ce genre, qui avaient été envisagés ou l’étaient à l’époque des enquêtes (Marlhes (n° 23), Planfoy (n° 6), Peaugres (n° 28)...). On m’a parfois demandé de les organiser ou de les animer, ce qui montre qu’il peut exister une certaine demande. Ces projets sont en général conçus pour permettre à des dialectophones de se rencontrer et à des semi-locuteurs de perfectionner leur patois, mais l’apprentissage du parler local par des francophones exclusifs était rarement évoqué (certains de ces derniers pourraient pourtant être intéressés).

J’ai parfois demandé à des grands-parents pourquoi ils ne parlaient pas patois à leurs petits-enfants et s’ils n’aimeraient pas leur apprendre la langue régionale. J’ai recueilli différentes réactions, souvent concomitantes : beaucoup ne voyaient pas l’utilité d’une telle démarche, et la plupart d'entre eux ne se sentaient pas assez compétents en patois pour le faire. D’autre part, ils prêtaient souvent à leurs enfants les appréhensions qu’avaient connues leurs propres parents : ils pensaient que leurs enfants apprécieraient peu que les petits-enfants apprennent cette langue que certains perçoivent encore comme dévalorisante. Or, dans certains cas au moins, cette crainte n’était pas justifiée, certains membres de la génération intermédiaire considérant la langue régionale comme une richesse culturelle et non comme une "tare". L’autre inquiétude était que cet apprentissage puisse entraver celui du français. Là encore, cette crainte n’était pas toujours justifiée : certains parents que j’ai interrogés pensaient que ce bilinguisme aurait pu être, au contraire, un avantage pour leurs enfants.

Ces discussions sur une éventuelle transmission du patois auprès des enfants m’ont montré que les grands-parents n’avaient pratiquement jamais pensé à cette possibilité, et que ce sujet ne faisait pas l’objet d’échanges entre générations : la transmission du patois n’est pas envisagée et sa disparition prochaine apparaît inéluctable pour l’ensemble des habitants de la région du Pilat.