9.3.2.4. Une langue sans norme ?

Pour beaucoup de locuteurs, le patois est plus ou moins perçu comme une langue "informe", ne suivant aucune règle. Le fait qu’elle soit une langue uniquement orale accentue cette impression d’absence de norme : il n’existe pas de norme externe, de règle prescriptive.

A l’intérieur même de la communauté dialectophone, il n’y a pratiquement pas de régulation entre locuteurs traditionnels et semi-locuteurs. Les interactions en patois entre ces deux catégories de dialectophones sont peu nombreuses et souvent épisodiques. J’ai assisté à certains de ces échanges (où, très souvent, le semi-locuteur finit par s’exprimer en français) : les locuteurs traditionnels apportent parfois une aide pour terminer une phrase ou suggérer un mot qui échappe à leurs interlocuteurs moins compétents, mais ils ne corrigent pas les "fautes" de patois, qu’elles soient d’ordre phonétique, grammatical ou lexical. Il existe toutefois une exception à cette tendance générale, mais elle ne concerne qu’un faible nombre d’interlocuteurs : il s’agit des interactions en patois entre certains hommes âgés et ceux de leurs fils qui sont désireux d’apprendre le patois. Par contre, quand un semi-locuteur parle épisodiquement patois avec son père sans ambition de parfaire ses compétences, celui-ci ne corrige pas les "erreurs" de son fils.

La plupart des dialectophones, de quelques niveaux de compétences qu’ils soient, sont souvent persuadés que le patois n’obéit à aucune norme interne. Pour beaucoup, le parler local est une somme de mots particuliers, mais une langue sans grammaire, sans règles.

Pourtant, comme pour toute langue, chaque parler local obéit à une norme interne, mais les locuteurs ne sont pas conscients de la suivre. A Marlhes (n° 23), par exemple, les substantifs et les adjectifs qui se terminent, au singulier, par la voyelle -o sont très nombreux. La forme du pluriel est en -é, et les locuteurs traditionnels ne commettent jamais d’erreur. Cette règle est appliquée inconsciemment. Il m’est souvent arrivé de faire remarquer cette alternance aux témoins : jamais ils ne s’en étaient aperçus auparavant. Le locuteur de l’Allier âgé de 43 ans (témoin A. c.), qui doit ses compétences en patois à ses grands-pères, applique également cette règle sans jamais commettre d’erreur, ce qui est exceptionnel pour quelqu’un de sa génération. Chez lui aussi, le respect de cette règle n’est pas délibéré.

Quelques villages situés à la limite entre l’aire qui connaît la nasalisation du U suivi de N final et celle où le N final s’amuït sans nasaliser la voyelle présentent des cas d'alternances singulier / pluriel (cf. Etude phonétique). A la Versanne (n° 20), par exemple, cette alternance porte sur le timbre de la voyelle :

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Aucun des témoins de La Versanne n’était conscient de l’alternance entre formes du singulier et formes du pluriel. Cette caractéristique distingue pourtant leur parler à la fois de ceux qui connaissent le traitement occitan (voyelle orale) et de ceux qui suivent le traitement francoprovençal (nasalisation).

Au cours des enquêtes, et notamment des enquêtes sociolinguistiques, j’ai demandé aux différents types de locuteurs ce qu’ils entendaient par "bien parler patois". Le plus fréquemment, c’est la prononciation, "l’accent", de la langue régionale qui était mise en avant (par exemple les témoins B. a., E. b. de Marlhes (n° 23), A. a. de l’Allier...). L’autre point essentiel pour l’ensemble des locuteurs concernait le lexique : bien parler patois, c’est ne pas utiliser de mots français (par exemple les témoins C. a., E. a. de Marlhes, D. b. de l’Allier...). Quelques semi-locuteurs ont parfois indiqué que le respect des conjugaisons était nécessaire pour parler patois correctement, sans doute parce que cette compétence particulière leur posait problème (par exemple les témoins E. b. de Marlhes, D. b. de l’Allier...). La conjugaison est le seul trait morphologique à avoir été cité, et il ne l’a été que par des semi-locuteurs.

Ces données montrent donc qu’il existe une contradiction dans le discours de nombre de locuteurs : selon eux, le patois ne possède pas de norme externe (prescriptive) ou interne, il n’aurait, par exemple, pas de "grammaire", mais pourtant tous les dialectophones s’entendent pour dire que certains parlent correctement le patois et que d’autres le parlent moins bien ou le parlent mal ; chacun peut évaluer ses propres compétences en patois, au risque de les surestimer ou, plus souvent, de les sous-estimer (cf. La communauté linguistique). L’important sentiment d’insécurité linguistique éprouvé par les semi-locuteurs montre bien qu’ils ont l’impression d’être incapables de maîtriser le patois, ce qui suppose, de leur part, l’opinion sous-jacente que la langue régionale obéit à des règles internes qu’ils ne possèdent pas.

On a vu que les dialectophones sont très sensibles à la variation géographique : pour eux, il existe une prononciation locale spécifique et un lexique particulier. Même s’ils sont compris, les mots propres au patois des villages voisins ne sont pas employés. Quand un témoin établissait une hiérarchie entre différents parlers locaux, c’est toujours le patois de son village qu’il considérait comme "le plus beau". Mais la plupart des locuteurs ne font pas de comparaison d’ordre esthétique entre les parlers (quand des témoins de Peaugres (n° 28), de Vinzieux (n° 17) ou de Félines (n° 21) se moquaient des habitants de Brossainc (n° 16), ce n’était pas le patois lui-même qui était visé, mais la façon dont les patoisants de Brossainc le prononçaient) : il n’existe pas, pour les dialectophones de la région du Pilat, de "patrie idéale" du patois, où la langue régionale existerait sous une forme "pure", canonique (sauf, peut-être, pour les quelques personnes qui connaissent le terme occitan et qui croient que leur parler local est une forme déviante d’une langue qu’ils imaginent codifiée et parlée sous une forme unique dans une aire relativement vaste).

Par contre, mais cela ne relève pas d’un jugement esthétique, il existe un consensus presque mythique sur deux lieux où le patois serait particulièrement vivant : pour les habitants du haut plateau, le patois serait encore très parlé "en Haute-Loire" (sans autre précision géographique). Pour les habitants de la Vallée du Rhône ou du plateau intermédiaire, c’est à Rochepaule, un petit village du Nord-Vivarais situé dans une zone montagneuse au sud de la région du Pilat, que, d’après eux, le patois serait le plus vivant : dans ce village, pratiquement tout le monde parlerait patois. Or, d’après une ancienne institutrice qui y habite depuis sa retraite, la vitalité du patois dans ce village correspond à peu près à celle qui existe dans les autres localités de cette région (où le patois est, il est vrai, plus vivant que dans la région du Pilat).

Une variété régionale ou sociale peut influer sur la langue de certains locuteurs sans qu’ils en soient d’ailleurs forcément conscients. J.-Cl. Bouvier évoque un exemple de ce type, sur la base du traitement de K + A : "nous avons pu établir dans le Sud de la Drôme une tendance très nette des générations plus jeunes non pas à la francisation mais à une sorte de méridionalisation croissante" (Bouvier 1973, p. 232). Les formes en ca du sud de la Drôme, caractéristiques du rhodanien que les Drômois "considèrent comme "une vraie langue", mieux constituée que leurs pauvres "patois"" (Bouvier 1976, p. 61), sont perçues comme plus raffinées et elles tendent à supplanter, dans la zone de rencontre, les formes en ts. Dans la région du Pilat, je n’ai pas observé d’exemple similaire dans les parlers contemporains (mais l’influence de certains parlers voisins - parlers lyonnais, dauphinois... - ou du français a existé autrefois ; cf. Etude linguistique). Aujourd’hui, le recours au français se fait plutôt pour combler des "trous lexicaux" du patois ou, chez les semi-locuteurs en particulier, pour pallier un oubli ou une méconnaissance, mais rarement parce qu’une forme française est sciemment préférée à une forme dialectale (voir toutefois quelques exemples de restrictions sémantiques dans certains domaines particuliers dans l'Etude lexicale).

Le seul modèle linguistique semble donc être, pour les dialectophones de la région du Pilat, le parler de leur village natal. Il est possible toutefois qu’au niveau de petites communautés de taille trop faible pour posséder un parler propre, une compétition puisse s’établir entre deux variantes voisines. A l’Allier, un hameau situé entre Marlhes (n° 23) et Saint-Genest-Malifaux (n° 13), il existe, entre les dialectophones mais aussi à l’intérieur même du parler de nombre de locuteurs, une alternance possible entre r et l (issus de R) en position intervocalique : les formes en r sont caractéristiques de Marlhes, celles en l de Saint-Genest-Malifaux (cf. ci-dessus). Les hommes tendent à préférer les formes en r et les femmes les formes en l. L’Allier est un hameau qui fait partie de la commune de Marlhes, mais il est plus proche de Saint-Genest-Malifaux. Autrefois, les familles se rendaient surtout à Marlhes, pour aller à la messe ou aux marchés, mais certaines femmes et éventuellement leurs enfants allaient plutôt à Saint-Genest-Malifaux. Ceci explique en partie l’usage de la prononciation en r des hommes et celle en l des femmes. Mais à cette explication d’ordre historique s’ajoute une autre dimension qui complique les usages actuels : la prononciation en r de Marlhes est perçue à Saint-Genest-Malifaux comme une prononciation "rustique", donnant au patois de Marlhes un accent cagnas. A l’inverse, la variante l apparaît, pour les dialectophones de Marlhes, comme le symbole du caractère hautain, "fier", des habitants de Saint-Genest-Malifaux : ils jugent cette prononciation "snob", affectée. Les dialectophones de l’Allier, selon leur sensibilité à chacun des deux jugements, emploient préférentiellement l’une ou l’autre variante : les femmes, plus sensibles au prestige social, usent plutôt de formes en l, tandis que les hommes, qui redoutent moins de passer pour "traditionalistes", préfèrent la prononciation r (l’emploi de l’une ou l’autre des deux variantes dépend sans doute de l’interlocuteur, du sujet abordé, du lieu de l’échange..., et l’alternance, chez un même locuteur, multiplie les occurrences, largement attestées, de fausses régressions).