Les locuteurs muets et les anciens locuteurs

Ces locuteurs sont ceux qui possèdent l’image la plus dévalorisée de la langue régionale. Dans le cadre des enquêtes, j’ai surtout rencontré une catégorie particulière de ces dialectophones (ou ex-dialectophones pour ceux dont le "refoulement" aurait été tel qu’ils auraient totalement oublié la langue de leur enfance) : il s’agit de certaines femmes mariées dont les époux sont des locuteurs traditionnels qui ont toute leur vie parlé patois devant elles, et qui continuent parfois à le faire. Elles ne pouvaient donc pas nier qu’elles comprenaient le patois, et elles participent parfois à des conversations, mais en ne parlant que français. L’aversion pour le patois peut être très forte : le témoin B. b. de Marlhes (n° 23), par exemple, demandait parfois à son mari de sortir de la maison s’il voulait continuer de parler patois avec un ami venu lui rendre visite (elle "supportait" nos rendez-vous : ils lui fournissaient à la fois l’occasion de donner son avis très critique sur le patois, mais aussi le plaisir pourtant contradictoire de montrer sa compétence quand son époux ne se souvenait pas d’un mot). Certains hommes âgés ont pu participer aux enquêtes parce qu’elles avaient lieu chez un autre témoin ou dans une salle publique : leurs épouses auraient refusé que les enquêtes se tiennent à leur domicile. Par leur mariage avec un dialectophone usager du patois, ces femmes âgées n’ont pas pu oublier totalement la langue régionale, et elles conservent en général de très bonnes compétences en patois.

Cette population partage des caractéristiques communes. Nombre de ces femmes, qui ont en général plus de 75 ans, se réjouissent de la disparition prochaine du patois. Elles sont persuadées que l’apprentissage de la langue régionale pendant l’enfance ne peut se faire qu’au détriment du français et sa connaissance même leur paraît être un handicap en soi. L’usage du patois serait dangereux pour une bonne maîtrise du français : selon elles, il convient donc de s’abstenir de le parler, et même de tenter de l’oublier. Ces locutrices sont en général des personnes qui ont eu une scolarité courte et/ou difficile : elles ont souvent de mauvais souvenirs de leur parcours scolaire. Elles éprouvent fréquemment un sentiment d’insécurité linguistique envers le français. Très souvent, elles emploient de nombreux régionalismes mais cherchent à éviter ceux dont elles sont conscientes.

Ces femmes sont aussi celles qui sont les plus critiques envers le patois, considérant qu’il ne s’agit pas d’une véritable langue (les termes connotés péjorativement de dialecte ou de jargon ont été recueillis auprès d’elles) : le patois n’aurait pas de grammaire, il ne s’écrit pas, il n’est jamais le même selon les villages...Elles considèrent le patois avec beaucoup de mépris et pensent que c’est un langage laid, aux sonorités désagréables. En imitant certains sons du patois pour illustrer leurs propos, elles faisaient parfois des mimiques de dégoût qui montraient bien leur répulsion (mais elles pouvaient, dans les minutes qui suivaient, reprendre leur mari pour corriger leur prononciation d’un mot patois qu’elles jugeaient incorrecte). Elles prêtent au patois les qualificatifs attribués habituellement au cagnas. Le patois serait retardataire, grossier, vulgaire : "c’est mal-poli", "le patois, c’est bête comme les surnoms" (presque tout le monde possédait autrefois un surnom)... Significativement, l’ensemble de ces femmes est en général assez proche de l’image habituelle à laquelle renvoie le qualificatif de cagnas : celles que j’ai pu rencontrer, par l’intermédiaire de leur mari, sont toujours des épouses de petits exploitants agricoles. Le patois a été leur langue maternelle, éventuellement en coexistence avec le français, ou la langue que parlaient leurs parents et parfois leurs frères et soeurs aînés. Il semble que les femmes qui ont été moins exposées au patois pendant leur enfance lui soient moins hostiles. Toutefois, toutes les femmes dont le mode de vie aurait pu s’apparenter à l’image du cagnas n’ont pas forcément adopté un comportement d’auto-censure du patois.

La population féminine décrite ci-dessus n’est pas la seule à s’être interdit de parler patois et éventuellement à tenter de l’oublier. Mais le nombre de membres de cette catégorie de locuteurs est difficile à évaluer : ils prétendent, sans doute parfois en toute bonne foi, ne pas connaître le patois, ou l’avoir oublié, et ils refusent de participer à des enquêtes. Leurs caractéristiques comme leurs compétences sont donc impossibles à décrire avec précision. Toutefois, grâce aux témoignages de leurs proches, on peut en identifier quelques-uns. Je n’ai jamais observé de personnes faisant semblant de ne pas comprendre le patois mais de tels locuteurs ont existé ou existent encore : considérés comme déloyaux envers la langue régionale par les usagers, ils font l’objet, de la part de ces derniers, de plaisanteries ou de moqueries.

N’étant pas "confrontés" régulièrement au patois comme l’ont été les épouses d’usagers réguliers de cette langue, les anciens locuteurs peuvent dire et même penser qu’ils sont incompétents en patois sans risquer d’être pris en défaut. Ces locuteurs particuliers sont sans doute essentiellement des femmes : je ne connais pas d’homme ayant adopté une telle attitude alors que son épouse aurait continué à pratiquer régulièrement le patois. Certains anciens locuteurs ayant réellement perdu les compétences en patois acquises pendant leur enfance peuvent "se permettre" des opinions moins négatives sur la langue régionale, puisqu’ils ne sont pas considérés comme patoisants et qu’ils pensent donc ne pas risquer de se voir attribuer les caractéristiques que certains leurs prêtent.