Les locuteurs traditionnels du patois

Les locuteurs traditionnels usagers réguliers ou partiels du patois partagent souvent, peu ou prou, les opinions négatives sur la langue régionale des personnes précédemment citées. Toutefois, leur attachement envers la langue de leur enfance étant plus grande, et leur crainte d’être considérés comme "attardés, rustres" (qualificatifs qui rendent mal les connotations du mot cagnas qui est celui qu’ils emploient) plus faible, ils ont continué à la parler. Mais, sauf à faire un portrait personnel de chacun de ces locuteurs, qui resterait de toute façon imparfait, il n’est pas possible de préciser la part respective des sentiments d’attachement et des sentiments de dénigrement envers le patois pour l’ensemble des membres de cette catégorie de locuteurs. Chacun possède sa propre image du patois, composée d’opinions en partie contradictoires, une image qui peut évoluer selon les circonstances et selon l’interlocuteur.

Le sentiment de honte qui accompagne parfois la pratique du patois conduit certains locuteurs à n’utiliser la langue régionale qu’avec quelques personnes proches, parfois avec une seule, et dans un cadre privé exclusivement : à part ces interlocuteurs, ou cet interlocuteur, personne ne doit savoir qu’ils continuent à parler patois ou qu’ils savent le parler. Le souhait que cet usage ou cette compétence restent "secrets" expliquent certains refus de participer aux enquêtes : des personnes qui emploient pourtant régulièrement le patois ne voulaient pas que ce soit le dit (sur ce régionalisme, cf. Martin 1989, p. 67 ; Fréchet - Martin 1993, p. 64...), c’est-à-dire que cela se sache (par exemple le frère du témoin A. a. de Saint-Genest-Malifaux, n° 13).

La pratique régulière ou même quotidienne du patois n’empêche pas de croire que cette langue est une langue rudimentaire, imparfaite : beaucoup d’usagers réguliers soulignent l’impossibilité d’écrire le patois, son absence supposée de "grammaire", parfois même son incapacité à "tout pouvoir dire", pourtant démentie par leur propre pratique. Curieusement, ce jugement porte toutefois peu sur la partie du lexique français qui n’a pas d’équivalent en patois. D’ailleurs, les usagers réguliers recourent sans hésitation à l’emprunt en cas de besoin, alors que les semi-locuteurs ne savent jamais si un mot n’existe pas en patois, s’ils ne le connaissent pas ou s’ils l’ont oublié (ces atermoiements rendant leurs productions hésitantes et souvent incomplètes). Mais, même si la langue régionale leur paraît déficiente, la plupart portent sur elle un jugement esthétique favorable : le patois est, selon eux, une langue agréable, chantante, colorée.

Les dialectophones qui continuent à parler patois ou qui ont cessé depuis peu de le faire ne prennent que rarement prétexte des variations géographiques de la langue régionale pour la dénigrer : ils disent comprendre les parlers des villages proches et ils ne considèrent pas l’existence de variantes phonétiques ou lexicales comme une carence ou une imperfection de la langue régionale.

L’opinion des usagers réguliers du patois sur le bilinguisme n’est pas univoque : un faible nombre de ces locuteurs pensent que parler patois est une menace pour une bonne maîtrise du français, mais la plupart partagent simplement l’opinion plus modérée selon laquelle le patois est une menace pour l’apprentissage du français. Cette seconde proposition est pourtant en contradiction avec leur propre histoire linguistique personnelle : les usagers réguliers du patois sont surtout des locuteurs traditionnels, pour qui, par définition, le patois était la langue maternelle ou une des deux langues maternelles. Il m’est très souvent arrivé, quand ils me faisaient part de cette opinion sur le conflit possible entre patois et français, de leur dire : "Mais vous, ça ne vous a pas empêché d’apprendre le français !". Leurs réactions étaient alors de dire qu’ils avaient eu de la chance et parfois, mais parfois seulement, que leur apprentissage du français avait été difficile. Comme les dialectophones mal à l’aise en français sont rares, et ce depuis longtemps puisque les témoins eux-mêmes disent qu’ils en ont peu connus, on doit admettre que l’opinion de ces usagers du patois sur les dangers de cette langue pour le français ne repose pas sur des faits établis et constatés, mais sur une croyance dont l’origine provient sans doute en partie de l'ancien discours du système scolaire.

Les usagers du patois les plus sensibles aux stéréotypes attachés aux patoisants sont ceux qui possèdent l’image la plus dévalorisée de la langue régionale. Ce sont en même temps, très souvent, ceux qui se perçoivent comme étant eux-mêmes proches de ces stéréotypes et ils craignent donc que leur usage du parler local les fasse considérer comme rétrogrades. Les sentiments d’insécurité sociale qui avaient autrefois poussé certains parents à censurer leur langue maternelle devant leurs enfants, s’ils ne les ont pas entraînés à s’abstenir totalement de parler patois, les conduisent à dénigrer cette langue pour se démarquer de l’image que ce type de locuteurs lui prête ou qu’ils s’en font. Par contre, les locuteurs dont le statut social ou la profession les éloignent de la caricature habituelle du patoisant sont souvent ceux qui possèdent l’image la moins négative du patois. Mais ce sont également très souvent des personnes qui parlent peu patois, qui y ont été peu exposées et qui possèdent en général des compétences incomplètes. En forçant à peine le trait, on pourrait illustrer ce mouvement de balancier par cette formule : si un notable parle patois, c’est un érudit, si un paysan parle patois, c’est un ignare.

Les locuteurs traditionnels usagers du patois que j’ai rencontrés au cours des enquêtes (ceux donc qui n’avaient pas une image trop dévalorisée du patois) étaient heureux d’apprendre que le patois puisse faire l'objet de recherches scientifiques, qu'il donne lieu à des livres - l'écriture attribuant au patois le statut de langue à part entière - et ils étaient très curieux d'en connaître l'expansion ou le nom. Que ce qu'ils appelaient habituellement patois puisse se nommer scientifiquement francoprovençal ou occitan valorisait également pour eux leur langue maternelle : à plusieurs reprises, des témoins à qui j'avais appris les termes de francoprovençal ou d’occitan, m'accueillaient quelque temps plus tard, et, oubliant que c'était moi qui leur avait fourni l'information, me révélaient que la langue régionale portait un nom, qu'elle était également parlée dans telle ou telle région et ils l’expliquaient parfois à de nouveaux arrivants. Les locuteurs traditionnels qui emploient le patois ou qui le parlaient encore il y a peu sont en général très sensibles à toutes informations susceptibles de valoriser la langue régionale (par exemple l’origine latine de leur parler ou la prise de conscience qu’il est régi par des règles grammaticales) : elles leur permettent de justifier auprès d’eux-mêmes plus encore qu’auprès des "autres" leur attachement au patois. Les éléments pouvant redonner des "lettres de noblesse" au patois permettent aux dialectophones de compenser la contradiction entre leurs propres opinions négatives sur leur langue maternelle et l’attachement qu’ils ressentent pourtant pour elle et de réduire le déséquilibre entre les deux.