9.5. Compétences, usage et représentation du patois

Peut-on établir une relation univoque entre compétences et opinions sur le patois, ou entre usage du patois et représentation de cette langue ?

Aucune de ces deux relations, incompatibles entre elles puisque l’on a vu que usage et compétences n’allaient pas systématiquement de pair, n’est absolue. La pratique du patois comme les compétences que l’on possède dans cette langue influent évidemment sur l’image que l’on peut en avoir. Mais, dans le même temps, le mouvement inverse existe également : la représentation qu’un dialectophone a de sa langue joue sur sa pratique, qui, elle-même, a joué sur ses acquisitions, donc sur ses compétences. Mais, avant d’essayer de voir comment s’ordonnent, dans la région du Pilat, ces différentes dimensions interdépendantes, il faut s’arrêter sur deux facteurs essentiels qui conditionnent les représentations, l’usage et les compétences de toutes les catégories de locuteurs, y compris, indirectement, de celles des francophones exclusifs.

Une connotation négative est historiquement associée au patois : connaître le patois serait une des particularités des personnes "attardées", ignares, grossières, et le parler, un des stigmates du cagnas. Cette image a autrefois engendré des comportements d’exclusion, de rejet (commentaires désobligeants, moqueries...). Par réaction, des attitudes de compensation sont apparues : certaines des personnes qui se sentaient stigmatisées critiquaient celles qui renonçaient au patois. Mais cette image dévalorisante du patois a conduit beaucoup de dialectophones à cesser de transmettre la langue ancestrale à leurs enfants. Ces derniers n’ont pu acquérir que des connaissances incomplètes du patois, et ils sont aujourd’hui des semi-locuteurs. Mais la fin de la transmission du patois n’a pas toujours été motivée par la mauvaise image associée au patois. L’abandon de cette transmission a parfois résulté, en particulier dans la vallée du Rhône mais aussi sur le plateau intermédiaire de la région du Pilat, d’une simple désaffection face au français de plus en plus présent.

Les personnes qui ont été les plus sensibles à l’image dévalorisante du patois ont été celles qui étaient les plus proches des stéréotypes du cagnas, ou, plus exactement, celles qui s’en sentaient proches et souffraient d’insécurité sociale. Outre la connaissance du patois, le fait de ne posséder qu’un faible niveau scolaire, dont une maîtrise imparfaite du français serait un indice, est un autre attribut des personnes "conservatrices". Les personnes souffrant de complexes par rapport à leur scolarité, et donc souvent d’insécurité linguistique face au français, avaient l’impression qu’elles pouvaient passer pour "retardataires", et cette impression était parfois confirmée par les paroles ou les actes de ceux qui se sentaient "supérieurs". Parler patois ou même connaître le patois et parler un français "incorrect" étaient associés. L’école a pu entretenir cette opinion, mais elle pré-existait sans doute, et elle a, en tout cas, perduré alors que l’école ne la véhiculait plus. La croyance que la pratique du patois puisse nuire à la maîtrise du français, ou sa forme plus atténuée qui donne simplement à penser que l’apprentissage du patois peut entraver celle du français, trouve en partie son origine dans le sentiment d’insécurité linguistique face au français, lui-même entretenu ou favorisé par le sentiment d’insécurité sociale.

Mais, en regardant qui, aujourd’hui, possède l’image la plus dévalorisée et donc la plus dévalorisante du patois, on s’aperçoit aisément que ce sont surtout les dialectophones eux-mêmes, ou du moins certains de ces dialectophones : l’école n’a plus à se préoccuper du patois, les francophones exclusifs sont en majorité indifférents face au patois, et certains sont même relativement bienveillants. Il est vrai que la bienveillance d’une partie de ces francophones exclusifs, celle des citadins ou des néo-ruraux, est parfois mal perçue par les patoisants les plus "complexés", qui ne tiennent pas du tout à être l’objet de cette bienveillance : ils préfèrent l’indifférence et l’anonymat. Les locuteurs tardifs, quels que soient leur âge ou leurs compétences, ont en général une image assez bonne du patois : leur choix de l’apprendre et de continuer à le pratiquer montre que les représentations négatives de la langue régionale ne les ont pas arrêtés. C’est donc parmi les catégories des semi-locuteurs et des locuteurs traditionnels, que l’on peut entendre les propos les moins amènes face au patois. Ces propos, reflets d’une image négative qui influe sur les comportements, sont le fait de personnes qui se sentent proches des stéréotypes attachés à une catégorie sociale dévalorisée. Mais elles sont, en même temps, pratiquement les seules à continuer d’associer patois et cagnas, ce qui est une façon ambiguë de se démarquer des stéréotypes du cagnas, puisqu'elles continuent ainsi à les entretenir. Certaines des personnes très critiques envers le patois font pourtant partie des locuteurs les plus compétents, à moins qu’ils ne se soient abstenus depuis longtemps de parler patois, mais aussi qu’ils n’y aient pas été exposés. Toutefois, d’autres locuteurs ont, eux, été moins sensibles aux représentations négatives de la langue régionale : grâce à leur attachement au patois, qui a primé, ils ont conservé, par un usage régulier, des compétences complètes dans cette langue.

L'image positive ou négative que les locuteurs ont du patois dépend en grande partie de l'intensité des sentiments d'insécurité sociale et/ou linguistique qu'ils éprouvent. Cette représentation influe sur les opinions qu'ils portent sur cette langue. Les dialectophones les plus mal à l'aise face au patois sont ceux qui estiment que le patois ne possède aucune unité géographique, qu'il est laid, rudimentaire, sans norme, ceux qui mettent en relief son impossibilité à être écrit, pour tout dire ceux qui pensent qu'il est à peine une langue. A l'inverse, les patoisants qui considèrent que connaître le patois ou même le parler ne représente pas de risque pour leur propre image (ou ceux qui ne se posent pas la question) peuvent se permettre d'avoir sur le patois des opinions plus favorables.

Le jugement a priori porté sur le patois engendre de nombreuses contradictions. Ainsi, beaucoup de locuteurs pensent que le bilinguisme français / patois était plus ou moins néfaste : pourtant, les faits, à commencer par leur propre histoire linguistique, ne confirment pas cette croyance. D'ailleurs, certains de ces locuteurs affirment en même temps que l'apprentissage précoce d'une langue étrangère à l'école est un avantage pour leurs petits-enfants. De même, l'opinion qui voudrait que le patois soit une langue rudimentaire est contredite par l'usage régulier de cette langue qu'en font parfois certains de ceux qui la partagent pourtant. Il existe également une contradiction flagrante au sujet de la prétendue absence de règles régissant le patois : le parler local serait une langue informe, mais qui nécessiterait pourtant, pour le parler correctement, le respect d'une norme tacite, propre à chaque village, et que certains estiment ne pas connaître suffisamment, d'où leur sentiment d'insécurité linguistique face au patois. Ces contradictions sont des reflets du conflit entre l'image dévalorisée du patois et l'attachement pourtant éprouvé pour cette langue.

Ce conflit plus ou moins intense selon les locuteurs a marqué les comportements : les plus sensibles à l'image négative du patois ont essayé d'éviter de le parler, même si certains apprécient pourtant de l'entendre. Le taux de pratique du patois par un locuteur n'est toutefois qu'un indicateur imparfait de l'image du patois qu'il possède. Malgré une représentation très dégradée de la langue régionale, des dialectophones ont continué à la parler, et continuent encore parfois à le faire, mais dans un cadre privé exclusivement, ou au moins sans témoin. A l'inverse, les personnes appréciant le plus le patois ne le parlent pas forcément beaucoup, et certaines parmi elles ne possèdent que peu de compétences pour le faire. L'auto-censure du patois concerne non seulement certains locuteurs traditionnels ou d'anciens locuteurs traditionnels mais également des semi-locuteurs : les plus mal à l'aise face au patois s’abstiennent eux aussi de le parler. Ces comportements ont dû jouer sur les compétences : l'absence totale de pratique du patois, ou l'absence de pratique active, a sans doute entraîné une diminution des compétences linguistiques, d'une ampleur impossible à déterminer puisqu'il faudrait pouvoir comparer les compétences anciennes d'un locuteur avec sa maîtrise actuelle du patois, et elle a, en tout cas, entraîné une augmentation de l'insécurité linguistique face au patois qui, elle-même, influe sur la compétence globale. D'autre part, en faisant diminuer le taux d'usage du patois dans la région du Pilat, ces comportements ont également fait diminuer le taux d'exposition au patois, au point que des personnes habitant la région du Pilat ignorent qu'une langue régionale a autrefois été parlée dans cette région et qu'elle l'est parfois encore.

Dans la population de la région du Pilat, les représentations du patois peuvent être très diverses. Dans le chapitre suivant, nous allons tenter de voir s'il existe un accord entre les différents types de locuteurs sur la taille de la communauté linguistique et sur les membres qui la compose.