Chapitre 10. La communauté linguistique

Dans un article traitant des difficultés spécifiques au recueil des données dans les communautés linguistiques de langues en déclin, N. Dorian signale que le choix des témoins peut être contraint par deux tendances antagonistes susceptibles de coexister dans une même communauté : "Because of the complex social conditions typical of communities in which languages or dialects are dying, the possibility that potential informants will understate their own abilities is probably as great as the possibility that they will overstate them" (Dorian 1986a, p. 563). Outre les problèmes méthodologiques que ces variations dans l’appréciation de ses propres compétences par chacun des locuteurs peuvent engendrer pour l’enquêteur, la proportion entre le nombre de personnes surestimant leurs compétences et celui des locuteurs qui les sous-estiment est une caractéristique propre à une communauté donnée et elle peut être un indice de l’état de cette communauté linguistique : si une majorité de locuteurs considèrent qu’ils parlent mal la langue minoritaire, la vitalité de cette langue tendra certainement à diminuer car ces locuteurs hésiteront à l’employer. A l’inverse, quand, dans une communauté linguistique, de nombreuses personnes se jugent compétentes, plus peut-être qu’elles ne le sont réellement, il est possible qu'un plus grand nombre d’entre elles continuent à parler la langue menacée.

Les habitants de la région du Pilat ne possèdent pas de terme courant permettant de désigner les locuteurs parlant patois ou capables de le parler, ni de terme pour désigner les locuteurs qui seraient seulement capables de le comprendre. Aucun nom basé sur la compétence ou l'usage n'est usité (les termes patoisants ou dialectophones ne font pas partie du vocabulaire habituel des habitants de la région du Pilat). Les dialectophones ne sont pas non plus désignés par un terme d'origine ethnique ou géographique : aucune de ces deux dimensions ne recoupe la population des dialectophones dans le domaine étudié.

Aucun terme usuel ne permet donc à un habitant de la région du Pilat de se définir, ou de définir quelqu'un, en fonction de sa compétence en patois ou de son usage de la langue vernaculaire. Par différentes approches, il a toutefois été possible de découvrir comment les locuteurs appréhendaient leurs compétences et celles d’autrui. Dans le questionnaire sociolinguistique, plusieurs questions permettaient de connaître le statut d'un témoin vis-à-vis du patois : "Parlez-vous patois / comprenez-vous le patois ?", "Quand le parlez-vous ?", "Qui vous parle patois ?"... (cf. en annexe la Grille de l'enquête sociolinguistique). A partir des réponses à ces questions directes posées à quelques-uns des témoins dans le cadre des entretiens sociolinguistiques, certaines constantes distinguant les différents types de locuteurs se sont dégagées.

D’autre part, évoquer le patois avec n'importe quel habitant de la région du Pilat conduisait systématiquement à ce qu’il précise s’il utilisait la langue régionale, s’il pensait être capable de la parler ou simplement de la comprendre, ou encore s’il estimait qu'il ne la connaissait pas. Enfin, les témoins ont souvent émis, lors des enquêtes linguistiques, des réflexions ou des apartés qui peuvent s’interpréter comme des indices de leur sentiment d’appartenance à la communauté des dialectophones. Ces informations indirectes confirmaient souvent leur jugement sur leurs compétences en patois. Toutefois, dans certains cas, elles le contredisaient au moins partiellement.