Les semi-locuteurs

Les semi-locuteurs se considèrent presque systématiquement comme moins compétents qu'ils ne sont réellement. Une contradiction très nette apparaît parfois entre le jugement sur leurs propres compétences et leur pratique effective. Les semi-locuteurs nés au début ou pendant le renversement linguistique sont en général les plus compétents. Ils prétendent, pour la plupart, que s'ils comprennent les conversations en langue vernaculaire, ils parlent mal patois et même, le plus souvent, qu'ils ne savent pas le parler. Et pourtant certains d'entre eux admettent qu’ils l’emploient de temps en temps ou ont pris conscience, au cours des enquêtes, qu'il leur arrivait de le parler. Cette génération de semi-locuteurs est la première qui n'a jamais vraiment parlé patois. On leur en a même parfois limité volontairement l'accès pendant leur enfance : ils ne devaient pas parler patois, il fallait même, pour certains d'entre eux, qu'ils ne puissent pas l'apprendre. Ils ont intégré l'idéologie linguistique diffuse dans laquelle ils ont grandi : ils se considèrent donc comme incapables de parler (correctement) patois, alors que certains sont en fait suffisamment compétents pour l’utiliser, ce qu’ils font d'ailleurs parfois. Certains semi-locuteurs se sont avérés très compétents lors des divers tests linguistiques, ce qui les a souvent surpris. Pourtant, ils ont continué à penser qu'ils n'étaient pas capables de parler patois ou qu'ils le parlaient très mal.

Les jeunes semi-locuteurs sous-estiment également leurs compétences. Ils connaissent en général plus de mots qu'ils n'imaginent et leurs capacités passives sont plus grandes qu'ils ne pensent. Eux aussi ont fréquemment été surpris par les résultats de leurs tests linguistiques. Pour cette génération de semi-locuteurs, l'absence de pratique du patois et le manque d'exposition expliquent leur jugement sur leur connaissance de la langue régionale, sans qu'il soit nécessaire d'invoquer le poids d'une idéologie qui les aurait marqués. Nés à la fin ou après le renversement linguistique, ils n'ont pas été mis en garde contre le patois, qui ne représentait plus, dans l'esprit de leurs parents, une menace pour eux.