10.1.2. Indices du sentiment d’appartenance à la communauté linguistique

Au cours des enquêtes linguistiques, les locuteurs traditionnels et les locuteurs tardifs âgés murmuraient souvent pour eux-mêmes, quand ils éprouvaient des difficultés à se souvenir d’un mot : "Comment on dit déjà ?", ou parfois "Comment on disait ?". Jamais ils ne se demandaient "Comment ils disent ?" ou "Comment ils disaient ?", des questions qui revenaient par contre fréquemment dans la bouche des autres locuteurs (jeunes locuteurs tardifs, semi-locuteurs, anciens locuteurs), qui étaient d'ailleurs plus souvent confrontés à des difficultés pour retrouver un mot de patois. Les moins compétents parmi les semi-locuteurs ont même employé exclusivement le second type de questions, ce qui révèle qu’ils ne s’incluent pas dans la communauté dialectophone. L'attitude des semi-locuteurs plus âgés et souffrant moins du sentiment d'insécurité face au patois est moins tranchée : significativement, eux aussi se demandaient, au début d'une séance d'enquête, quel mot employaient les "vrais" patoisants. Mais, au fur et à mesure qu'ils prenaient de l'assurance, ils abandonnaient les questions évoquant un sentiment de non-inclusion pour passer à des apartés qui pouvaient suggérer qu'ils se comptaient au nombre des patoisants : "Comment on dit, déjà ?"...

L'usage de l'imparfait est également révélateur. Les locuteurs parlant couramment patois ne l'employaient que quand le mot qu'ils cherchaient désignait une notion aujourd'hui disparue, alors que les locuteurs moins compétents l'utilisaient presque systématiquement. Cet emploi d'un temps passé ("Il y avait un mot pour ça !", "Ils disaient comment ?"...) semble montrer que le patois n'est, dans l'esprit de certains, plus parlé et qu'il a pratiquement disparu. Ils étaient pourtant en train de démontrer qu'ils connaissaient le patois, certains d'entre eux se rendaient compte qu'ils pouvaient le parler, d'autres l'employaient encore, mais pourtant ils parlaient du patois au passé. Cependant, comme pour l'opposition ils / on, révélatrice du sentiment d'appartenance à la communauté des patoisants, l'opposition présent / imparfait n'était pas absolue chez certains semi-locuteurs : les plus compétents ou les plus à l'aise avec le patois, finissant en définitive par se considérer comme "relativement" patoisant, commençaient peu à peu à parler du patois au présent : puisqu'ils pouvaient le parler, même si c'était de piètre manière selon eux, c'était donc que la langue vivait encore : "Comment on dit ?", "Et ça, vous savez, ça se dit xxx !"...

Lors des enquêtes, certains locuteurs qui refusaient pourtant ordinairement de parler patois ne pouvaient pas s'empêcher d'intervenir dans les discussions en cours. Corrigeant ou suggérant une réponse, ils précisaient le plus souvent : "On dit xxx", quelquefois "Ils disent xxx" quand ils faisaient allusion à une situation particulière dans laquelle des dialectophones avaient utilisé récemment le mot recherché mais ils employaient rarement le passé : le patois est pour eux une langue encore vivante, et les réflexions qui accompagnaient leurs interventions révèlent leur sentiment d’inclusion dans la communauté linguistique, même si, directement interrogés, ils tendent à le nier.