10.3.1. Les différentes estimations

Les estimations des témoins âgés

En effet, les témoins âgés ont proposé des chiffres plus faibles que les autres locuteurs. Mais il s'est vite avéré que ces évaluations étaient souvent extrêmement basses, si faibles même en ce qui concerne le nombre possible de dialectophones actifs que l’on pouvait aisément, non seulement dans les hameaux mais également dans certains bourgs ou communes, les identifier nominativement. Tous les témoins ne fournissant pas systématiquement le nom des mêmes personnes, il a été possible, en comparant les différentes indications et en retournant à plusieurs reprises chez certains témoins, d'affiner la liste précise et presque exhaustive des dialectophones capables, selon eux, de parler patois. Si quelques locuteurs n'étaient pas cités par un témoin, c'était parfois parce qu'il n'avait pas pensé à eux. Mais, dans d'autres cas, les omissions n'étaient pas le fruit d'oublis mais de la méconnaissance : certains dialectophones ignoraient que des personnes qu'ils connaissaient pourtant et avec lesquelles ils entretenaient parfois, par le biais du français, des relations sociales au moins épisodiques employaient parfois le patois (ce qui montre qu'ils ignoraient leur attitude de non-censure du patois, dans le cadre de certaines interactions tout au moins) ou même ne pensaient pas qu'ils savaient parler patois. Par contre, il y a eu peu de désaccords au sujet des compétences des dialectophones cités : rares ont été les cas où un locuteur dont les compétences étaient connues de tous était considéré par certains comme capable de parler patois alors que d'autres prétendaient qu'il ne l'était pas.

En procédant ainsi par recoupements, il a été possible d'identifier des dialectophones isolés, c'est-à-dire des personnes qui avaient renoncé assez récemment à parler patois ou dont le décès d'anciens interlocuteurs habituels - conjoints, amis - les empêchait de pouvoir continuer à le faire, mais aussi de repérer les potentiels locuteurs muets, considérés comme dialectophones compétents par leurs pairs de la même génération mais qui, eux, prétendaient ne pas savoir parler patois.

L'évaluation du nombre de personnes capables de comprendre le patois était également assez basse par rapport à celle fournie par les locuteurs plus jeunes. Les chiffres étaient toutefois nettement plus élevés que celui des locuteurs capables de parler patois, ce qui interdisait souvent, dans la région du haut plateau et du plateau intermédiaire, de pouvoir les identifier tous nominativement. Néanmoins, auprès de quelques témoins ayant proposé un chiffre peu élevé, j’ai mentionné le nom de semi-locuteurs que je connaissais, parfois pour avoir enquêté auprès d’eux, ou d’autres semi-locuteurs dont des témoins différents m'avaient parlé. Les témoins âgés s'apercevaient alors très vite qu'ils sous-estimaient le nombre de locuteurs passifs, une tendance commune à de nombreux locuteurs âgés. Même s'ils ont parfois remis en cause les compétences passives de certains de ces semi-locuteurs, il semble que beaucoup n'avaient pas conscience du nombre total de membres de cette catégorie particulière de dialectophones. Le faible taux de pratique entre dialectophones âgés et dialectophones plus jeunes expliquent cette sous-estimation qui, en même temps, favorise le déclin du patois : si les locuteurs actifs choisissent de parler français avec leurs interlocuteurs plus jeunes, c’est aussi, entre autres raisons, parce qu’ils ignorent leurs compétences passives (ou l’étendue des compétences de leurs interlocuteurs).