Confrontés à la tâche d’évaluer le nombre de locuteurs actifs de leur village, les témoins âgés se sont basés sur leur connaissance personnelle des habitants pouvant parler patois, alors que la plupart des autres témoins usaient de deux des critères ci-dessus pour essayer d’apporter une réponse : le lieu de naissance et l’âge. Après avoir précisé qu’ils ne prenaient en compte que les personnes originaires du village, ils fixaient un âge minimal à partir duquel une partie des habitants étaient susceptibles de parler patois. La stratégie pour tenter de dénombrer les locuteurs passifs était identique pour tous les témoins, y compris les témoins âgés : sans chercher à les identifier un par un, ils ne retenaient que la partie de la population originaire du village et ils déterminaient un âge minimal plus faible que pour les locuteurs actifs. Certains témoins, ignorant le nombre d’habitants de leur commune ou se montrant prudents, se contentaient d’avancer : "La plupart des personnes de plus de xx ans", alors que les autres construisaient une évaluation chiffrée à partir de ces deux critères.
Les variations observées entre les locuteurs âgés et les locuteurs plus jeunes dans la datation des seuils d’âge illustrent une nouvelle fois les désaccords entre dialectophones sur la définition de ce qu’est un locuteur actif ou un locuteur passif. Les dates retenues par chaque catégorie de locuteurs peuvent être comparées aux dates du renversement linguistique184, tout au moins dans les deux parties les plus conservatrices de la région du Pilat.
Pour les témoins âgés, les personnes capables de parler patois sont forcément nées avant que le renversement linguistique n’ait atteint une importance significative. Dans la région du haut plateau du Pilat, les locuteurs qu’ils ont mentionnés sont presque tous âgés de plus de 80 ans. Or 1920 correspond au tout début du renversement linguistique dans cette région. Dans les villages de la région du plateau intermédiaire, nombre de témoins âgés ont prétendu qu’il n’y avait plus de "vrais" patoisants, ou qu’ils étaient très rares. Le témoin A. de Davézieux (n° 31), âgé de plus de 90 ans à l’époque des enquêtes, pensait être le dernier patoisant de son village185. Les deux membres du couple âgé de Saint-Julien-Molin-Molette (n° 15 ; témoins A. a. et A. b.) estimaient également qu’ils étaient parmi les derniers de leur village à savoir parler patois, tout comme à Brossainc (n° 16 ; témoins A. a. et A. b.) ou à Félines (n° 21). Ces témoins très âgés qui se considèrent comme les derniers à savoir parler patois sont tous nés pendant la première moitié du renversement linguistique dans la région du plateau intermédiaire.
L’âge minimal des locuteurs passifs retenu par les témoins âgés correspond en général à peu près à la période de renversement linguistique, alors que pour les témoins plus jeunes, c’est à la fin de cette période, et même parfois un peu au delà, que correspond l’âge minimal des personnes capables de comprendre le patois. Quant aux locuteurs susceptibles, selon les semi-locuteurs, de savoir parler patois, ils peuvent être nés pendant la période où le français remplaça le patois : d’après ces témoins, certaines personnes pouvaient donc encore apprendre correctement à parler patois à cette époque, alors que les témoins âgés pensent visiblement que ce n’était plus possible.
D’autres caractéristiques importantes de la communauté linguistique dialectophone de la région du Pilat apparaissent à travers la gamme variée de ces évaluations : comme les divergences quant à la conception de ce que serait "savoir parler patois" ou "pouvoir le comprendre" pouvaient le laisser imaginer, il n’existe pas de consensus sur le nombre de membres de la communauté dialectophone de chaque village. De plus, à l’échelle individuelle, personne ne sait exactement qui parle patois ou qui peut le parler, et qui le comprend. Un faisceau d’indices, d’ailleurs manié différemment selon les divers types de locuteurs, ne permet au mieux qu’une approximation. Dans une situation où une langue minoritaire est parvenue à un tel stade de déclin, on peut se demander si la notion de communauté linguistique est encore valide.
Les témoins eux-mêmes n’établissaient pas cette comparaison quand ils réfléchissaient à l’âge minimal des locuteurs actifs ou passifs.
Il ne considérait pas son cousin (témoin B), un homme nettement plus jeune qui a été le témoin principal de l’enquête linguistique dans ce village, comme un véritable patoisant. Pourtant, le témoin B. était présent lors des enquêtes effectuées auprès de cet homme âgé, ils se connaissaient bien et parlaient parfois patois ensemble.