L’usage

Contrairement à la situation qui prévalait au début du XXe siècle et même jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, l’usage du patois ne relie pas entre eux, directement ou indirectement, l’ensemble des dialectophones.

Une caractéristique des relations linguistiques entre dialectophones de la région du Pilat doit être relevée car elle est peut-être relativement fréquente dans des situations avancées de déclin de langue. Tous les usagers du patois, quels que soient le taux et la nature de leur pratique de cette langue, ne la parlent pas avec tous leurs interlocuteurs potentiels. La langue régionale est aujourd’hui presque toujours la langue de quelques relations privilégiées. Certains locuteurs ne parlent patois qu'avec une seule personne ; ils ne l'emploient jamais avec d'autres dont ils savent parfois pourtant qu'ils sont aussi des usagers du patois. Une personne peut parler patois avec une autre, qui, elle-même, l'emploie avec une troisième, alors que la première et la troisième ne l'utilisent jamais entre elles. Le réseau des personnes entretenant des interactions en patois dessine des constellations qui ne relient pas entre eux tous les dialectophones, alors que certains se connaissent pourtant et qu’ils communiquent entre eux, mais en employant uniquement le français.

On pourrait représenter, sous une forme schématique simplifiée, le réseau des interactions en patois d’un ensemble de locuteurs bilingues du type de celui que l'on rencontre aujourd'hui dans la région du Pilat par la figure 3.2, alors que la figure 3.1 représenterait le réseau des communications entre un même nombre de personnes dans une communauté linguistique monolingue :

message URL FIG03.gif
Figure 3.1 : Communauté monolingue
message URL FIG04.gif
Figure 3.2 : communauté linguistique bilingue (langue minorée en déclin)

flèche bleue : parle français avec

flèche rouge : parle patois avec

La figure 3.2 montre que, même si les huit locuteurs dialectophones entretiennent tous entre eux des interactions en français, aucun d’eux ne parle patois avec l’ensemble des dialectophones : certains ne l’emploient qu’avec un seul interlocuteur (locuteurs 2 et 3) ou même ne le parle jamais (locuteur 1).

Les locuteurs 7, 6, 5 et 4 de la figure 2.2 parlent patois entre eux, mais les locuteurs 6 et 4, qui semblent pourtant appartenir à un réseau comprenant les locuteurs 5 et 7, n’emploient entre eux que le français.

La situation des locuteurs 2 et 3 est particulière, car, ne parlant patois qu'entre eux alors qu'ils font pourtant partie d’un réseau social qui comprend d’autres dialectophones, leurs interactions en patois, et même leurs compétences dans cette langue, peuvent être ignorées par ces autres locuteurs, situation impossible dans la communauté linguistique représentée en 3.1.

Le lien entre les locuteurs 7 et 8 est également particulier : si le locuteur 7 parle patois avec le locuteur 8, ce dernier lui répond en français (flèche uniquement dans la direction 7 - 8).

Quant au locuteur 1, s’il n’emploie que le français alors qu’il est compétent en patois, c’est soit parce qu’il n’a plus l’occasion de le parler (locuteur isolé), soit qu’il refuse de le faire (locuteur muet) : son statut de patoisant peut alors être ignoré du reste de la communauté.

Le critère de l’usage, invoqué dans de nombreuses définitions de la notion de communauté linguistique, oblige à considérer que les dialectophones de la région du Pilat ne forment pas une communauté linguistique unique, mais plutôt un ensemble de réseaux disjoints les uns des autres, des réseaux qui pourraient être considérés comme autant de petites communautés linguistiques.

Mais, pour dénombrer et circonscrire précisément ces petites communautés, il faudrait fixer un seuil minimal d'usage du patois : en effet, peut-on, par exemple, considérer un jeune homme qui emploierait quelques expressions figées quand il s'adresse à son grand-père comme un membre d'une de ces communautés dialectophones ? La fréquence d'utilisation du patois doit-elle être prise en compte ? Un dialectophone n'employant que très occasionnellement le patois est-il membre d’une communauté dialectophone ?

L'emploi qu'un dialectophone fait de la langue locale soulève également des difficultés : faut-il, pour inclure quelqu'un dans une communauté dialectophone, qu'il produise des énoncés requérant un minimum de compétences ? A quel niveau fixer ce minimum, sachant, en outre, que les énoncés effectivement produits ne reflètent pas systématiquement le niveau de compétences d’un locuteur ? Dans la région du Pilat, certains dialectophones n'ont pas l'occasion d'exercer pleinement leurs capacités : ainsi, par exemple, un semi-locuteur peut n'avoir l'occasion d'utiliser le patois que pour saluer un locuteur plus âgé. Ce dernier adoptant rapidement le français lors de cet échange, son interlocuteur, contraint de l'imiter, ne peut poursuivre alors qu'il pourrait pourtant en avoir les compétences.

La production effective d’énoncés en patois est-elle un critère indispensable pour être membre d’une communauté dialectophone ? Faut-il inclure dans une communauté dialectophone les usagers passifs, qu'ils le soient par refus de parler patois, parce qu'ils sont incapables de le parler ou qu'ils ne s'en sentent pas capables ? Dans une situation de déclin aussi avancé que celle que connaît la région du Pilat, la question peut se poser concrètement. Si un dialectophone ne parle patois qu'avec une seule personne, et que cette personne ne lui répond qu’en français, il semble nécessaire de considérer que ces deux locuteurs forment un communauté linguistique. En effet, si l’on dénie au locuteur passif le statut de membre d’une communauté dialectophone, on aboutit à une conclusion contradictoire : tout en étant pourtant un usager actif du patois, le premier dialectophone n’appartiendrait à aucune communauté dialectophone !