La "possibilité" de communication

La notion de communauté linguistique, telle qu'elle est définie par Fishman par exemple, ne suppose toutefois pas nécessairement une communication effective entre tous les membres de la communauté linguistique mais simplement "la possibilité de communication" : une communauté linguistique est "une communauté née d’une communication intensive et/ou d’une intégration symbolique en relation avec la possibilité de communication" (Fishman 1971, p. 46). Sur la base de leurs compétences, on pourrait estimer que nombre de dialectophones de la région du Pilat sont susceptibles de communiquer entre eux en patois, tout au moins ceux qui habitent un même village ou des villages proches, puisque de nombreux locuteurs pensent que l’intercompréhension peut être difficile entre les parlers de deux localités trop distantes.

Mais, dans la région du Pilat, la possibilité de communication en patois entre de nombreux dialectophones est, dans les faits, très limitée. Plusieurs raisons s’ajoutent pour la rendre improbable.

Si l’on considère les normes sociolinguistiques qui régissent l’usage actuel du patois, on constate que cet usage est aujourd’hui cantonné aux relations entre personnes proches (parents ou amis). Le patois ne s’emploie que dans le cadre de certaines de ces relations. En effet, seule les personnes qui parlaient déjà patois entre elles autrefois peuvent aujourd’hui continuer à le faire : les nouvelles interactions dans la langue locale sont très rares. En outre, l’usage du patois tend à décliner : certaines interactions en patois sont peu à peu remplacées par des échanges en français.

Il existe toutefois un type de circonstance où ces normes très contraignantes peuvent ne pas être respectées. Dans certaines localités, un nombre relativement important de villageois peut encore parfois avoir l’occasion, lors des repas entre personnes de la même génération ou, plus rarement encore, entre générations différentes, de parler ou d’entendre le patois. Mais l’usage qui est fait de la langue locale dans ces circonstances est assez limité. Et les faits montrent que même ces quelques rencontres ne permettent pas aux dialectophones de savoir exhaustivement qui sait parler patois, qui accepte de le parler et qui le comprend. Or, pour qu’il y ait possibilité de communication entre locuteurs d'une même langue, il faut que chacun d'eux sache que les autres sont également locuteurs de cette langue, ce qui n’est pas le cas dans la région du Pilat186.

Enfin, même si un locuteur possède un niveau important de compétences actives en patois, cela n’implique pas pour autant qu’il puisse effectivement le parler : chez les semi-locuteurs, les compétences purement linguistiques sont fréquemment contrecarrées par un puissant sentiment d’insécurité linguistique, partie intégrante de la compétence linguistique globale, qui peut parfois entraver toute pratique active du patois. Or, même si l’on admet que les locuteurs passifs peuvent être membres d’une communauté dialectophone, deux locuteurs exclusivement passifs ne peuvent communiquer en patois.

Même en élargissant la notion de communauté linguistique à l’ensemble de locuteurs qui peuvent communiquer entre eux, les dialectophones de la région du Pilat ne peuvent constituer une même communauté : même si c'est pour des raisons en partie extra-linguistiques, les dialectophones n'ont, aujourd’hui, pas réellement la possibilité de parler patois entre eux.

Notes
186.

Cette absence de connaissance mutuelle, facteur de déclin d'une langue minorée, est sans doute fréquente dans les situations de changement de langue où la population qui abandonne sa langue ancestrale est fortement mêlée à une population qui parle traditionnellement la langue dominante et que les signes distinctifs entre les deux communautés sont peu importants. Ainsi, par exemple, S. Watson relève que, parmi la population qui réside dans les régions d'Ecosse ou d'Irlande où une variété de gaélique est encore parlée, nombre d'habitants ignorent qui peut parler la langue traditionnelle et qui ne le peut pas (Watson 1989, p. 42).