1.1.1. A accentué non précédé de consonne palatale (carte 1)

Dans plusieurs régions du domaine francoprovençal, A accentué libre a subi une vélarisation qui l'a fait évoluer vers ó. Ce changement a affecté les parlers d'une aire à la forme irrégulière (cf. ALF, carte 6 "acheter", carte 233 "chanter"..., et Martin 1979b, p. 18 et carte 2 "infinitif, ARE"). En 1941, P. Gardette affirmait : "cette évolution est récente, puisqu'elle n'apparaît dans l'écriture que vers la fin du XVIIIe siècle" (Gardette 1941a, p. 185) et il considérait que ce phénomène était "un trait lyonnais". Mais A.M. Vurpas a montré que, avant qu'elle n'apparaisse pour la première fois dans un texte lyonnais en 1776, dans La chanson sur le souhait d'une fête, par Reverony (Vurpas 1993, p. 177 ; textes publiés dans Escoffier Vurpas 1981), la vélarisation du a était déjà attestée dans des Noëls beaujolais de Bottu de Roffray (SaintGeorgesdeReneins) ou dans les Noëls bressans et l'Enrolement de Tivan (BourgenBresse) qui remontent à 1650 environ188. Toutefois, l'évolution a été très forte à Lyon, puisqu'elle n'a pas concerné que le seul A accentué libre, même si quelques mots (en particulier ceux où le a était suivi de l) n'ont pas été affectés par ce changement : Puitspelu cite par exemple a la "aile", p a la "pelle"... ; Puitspelu 1887-90, Introduction, p. 2430).

Les études portant sur les régions proches de Lyon permettent de circonscrire l'aire où cette évolution s'est produite (ALJA, Michel 1993, Escoffier 1958a). Près de la région du Pilat, certains parlers ont connu la vélarisation du a : dans le Forez, P. Gardette ne l'a rencontrée qu'au nordest de son domaine d'enquêtes, nettement au nord de SaintEtienne (Gardette 1941a, p. 185187 et carte 37). Cette ville (n° 1 sur la carte de la région du Pilat) est restée à l'écart de ce changement (cf. Straka 1954, p. 73 ; Veÿ 1911, p. 13 ; Vacher, p. 35), tout comme l'ensemble des parlers de la HauteLoire, y compris ceux de l'extrémité nordest, dont Riotord (n° 33) fait partie (Nauton 1974, p. 47).

A l'est du Rhône, en Isère, le timbre du A s'est également maintenu dans le domaine d'études de A. Devaux, les Terres Froides, et le DTF comporte des exemples de vélarisation de a presque uniquement dans des mots appartenant à des parlers de l'extrémité nordouest de l'Isère, près de Lyon : Crémieux (4311 "père", 2221 "frère"...), Chaponnay (3482 "lard"...)...

Toutefois, la consultation du GPFP ou de certaines cartes de l'ALF, de l'ALLy, de l'ALJA ou de l'ALP montrent que la vélarisation du a a atteint les parlers proches de la rive est du Rhône dans l'Isère et jusque dans la Drôme :

  • ALF carte 111 : Clonas (Isère) n° 829 (n° 5 sur la carte de la région du Pilat) "barbe" b ò: rba...

  • ALLy carte 1245 : Clonas n° 65 "chanter, chanté" chantó, ò...

  • ALJA carte 1142 : Toussieu n° 67 (sudest de Lyon) "allumer (le feu)" aluma o ; LapeyrouseMornay n° 85 (nord de la Drôme) alimò...

  • GPFP 51 : Laveyron dans le nord de la Drôme, localité proche d'Albon (n° 36 sur la carte de la région du Pilat) "arbre" a o bre...

  • ALP carte 274 : Hauterives n° 1 (extrémité nord de la Drôme) "labourer" labura o...

Ces trois derniers exemples illustrent d'ailleurs la remarque de J.Cl. Bouvier, qui note que dans l'extrémité nord de la Drôme, "tout a, tonique, prétonique ou posttonique tend à se réaliser ainsi" (Bouvier 1976, p. 423).

Au pied du versant nord du massif du Pilat, le parler de RivedeGier connaissait189 également ce traitement de a, comme l'attestent les écrits de G. Roquille (cf. Vurpas 1995, p. 15). L'aire de vélarisation de a atteint donc le nord et l'est de notre domaine. Le massif du Pilat atil été influencé par cette tendance ?

J.B. Martin a montré qu'elle affectait le parler de Véranne (n° 12) (Martin 1983, p. 216) et celui de Pélussin (n° 12). Il note d'ailleurs à propos de ce dernier village : "la tendance à la vélarisation du a a été si forte, dans certains mots, [qu']elle a touché d'autres a que le a tonique libre" (Champailler, p. 238). La carte 1245 “ chanter ” de l’ALLy par exemple suggère que c’est également le cas à SainteCroix (n° 2) et Roisey (n° 7). Par contre, le parler d'Annonay ne la connaît pas (Fréchet 1995). En fait, ce traitement occupe le nordest et l'est de la région du Pilat. Voici quelques exemples pour toutes les localités où a accentué tend à se fermer en ó, montrant que la vélarisation a pu toucher le a libre ou entravé :

vacca patre fratre masculu arbor tabula stabulu
"vache" "père" "frère" "mâle" "arbre" "table" "étable"
SteCroix 2 - 190 pór fror - óbr tr ó bla étr ó bla
Pélussin 4 v o še pa o r fra o r - a o br tr a o bla étr a o bla
Clonas 5 vaš p è ru fr a o ru - óbr ta o bla (ékuri)
Roisey 7 - pór frór - óbr tr ó bla /tr a o bla étróbl
StPierre 8 vaš pa frar ma o l a o br trabl étrabl
Véranne 12 vaš pa o r fra o r - a o br tra o bl étra o bl
Brossainc 16 v a o ši péŗ fra o r ma o l abr trabl étra o bl
Limony 18 va o š pér frar ma o l a o br tr a bla étrabl

Les verbes en ARE sont aussi touchés par ce phénomène : "chanter" ša à SainteCroix (n° 2), ša to à Pélussin (n° 4), ša ta o à Roisey (n° 7), comme les participes passés en ATU : "chanté" ša à SainteCroix (n° 2), ša ta o à Roisey (n° 7)...

A Véranne (n° 12), la vélarisation est aujourd'hui rare dans les verbes en ARE (on peut toutefois relever détriya o "sevrer", atyola o "acculer (le tombereau)"...), mais elle est très fréquente, sous la forme a o, dans les substantifs : ka o y "truie", ba o rjay "berger", a la ka o l "à l'abri (du vent)", pluma o y "épluchures", sala o d "salade", ara o r "araire"...

A Brossainc (n° 16), j'ai relevé peu de formes en o, mais les formes en a o sont très fréquentes, ce qui est considéré comme un trait distinctif de ce parler par les habitants des villages situés au sud de Brossainc (Davézieux (n° 31), Peaugres (n° 28), Vinzieux (n° 17)...) dont les parlers ne connaissent pas ce traitement. Ce trait particulier est également sensible en français régional, et même certains nonpatoisants des villages alentours en sont conscients et peuvent s’amuser à l’imiter.

On voit que les formes en o sont plus nombreuses dans les localités les plus septentrionales. Elles se raréfient dans les localités plus méridionales, au profit des formes en a o, ellesmêmes remplacées peu à peu par des formes en á, jusque dans la partie occitane de la région du Pilat, où les formes en à prédominent. De plus, comme le note J.B. Martin à propos du patois de Pélussin, un même mot peut présenter des variations (comme le suggérait P. Gardette, ces variantes peuvent dépendre de la position du a à l'intérieur d'un groupe articulatoire, cf. Gardette 1941a, p. 180181) :

  • Pélussin (n° 4) : lor / lar “ lard ”

  • Roisey (n° 7) : tr ó bla / tr a o bla “ table ”

  • SaintPierre (n° 8) : pa / pa o "pas" (négation)

  • Félines (n° 17) : kuja o y / kuja "coucher"

De nombreux auteurs ont noté que ce changement n'était pas un changement systématique, qui aurait affecté de la même manière tous les a dans tous les mots, conformément aux “ lois ” qui régiraient les changements phonétiques selon la grammaire historique, mais plutôt un changement du type de ceux que décrit dans Wang 1991). Si Lyon n’a pas forcément été le lieu initiateur de ce changement, cette ville semble en avoir été le centre propagateur : sur le pourtour de l'aire concernée par la vélarisation du a, des mots de plus en plus nombreux restent en a et, pour les mots qui connaissent le phénomène, la vélarisation aboutit seulement à a o (cf. Gardette GPFP, p. 185186 ou Michel t. 2, p. 10, qui note au bas de la carte 5 : “ la vélarisation, sous l’influence de Lyon, est plus ou moins forte suivant l’éloignement et l’importance socioéconomique de cette ville ”).

Sur la carte 1 191, la zone laissée en blanc englobe les localités dans lesquelles je n'ai relevé aucun cas de vélarisation du a, mais, dans la zone grisée, la vélarisation n'est pas toujours systématique : le parler de Limony (n° 18) ou celui de SaintPierredeBoeuf (n° 4) par exemple ne présentent que quelques formes en a o (les autres étant en a). Mais E. Veÿ, dans Le Dialecte de SaintEtienne au XVII e siècle, fournit une indication qui confirme l'inclusion de SaintPierre (n° 4) dans l'aire de vélarisation de a : il cite deux articles en patois parus dans un journal local de SaintPierredeBoeuf en 1906 dans lesquels figurent les mots pore "père", more "mère", s'enroulo "s'enrôler" (Veÿ 1911, p. 3). Ces attestations ne sont toutefois pas suffisantes pour affirmer que la tendance à la vélarisation du a est en recul (le caractère o pouvait d'ailleurs noter le son a o). A Serrières (n° 22), village tout proche de Limony (n° 18) qui appartient à la zone A > o, a o, je n'ai relevé aucun cas de vélarisation dans le parler du dernier bon locuteur. Le patois de Serrières a connu des évolutions particulières au cours du XXe siècle (cf. par exemple ci-dessous (1.1.4.2.) le traitement du A final atone précédé de consonne palatale), mais dans un poème en patois serriérois figurant dans un petit recueil (édité à Annonay et daté de 1909), il n'existe aucune notation en o d'un a accentué étymologique (Revoil 1909).

Le village d'Albon (n° 36) a été placé dans l'aire grisée car, même si J.Cl. Bouvier ne fournit aucun exemple pour cette localité et qu'il n'a pas dressé de carte pour A > a o , o, Albon est l'un des villages les plus septentrionaux de la Drôme, région où, d'après J.Cl. Bouvier, "la prononciation vélaire du a est [...] générale et solide" (Bouvier 1976, p. 423 ; cf. également les exemples de l'ALJA, du GPFP ou de l'ALP cidessus).

La carte 1 montre que la limite entre la vélarisation du a et le maintien de son timbre est, dans la région du Pilat, orientée selon un axe nordouest / sudest et qu'elle s'incurve en direction du sud dans la vallée du Rhône. Nous retrouverons cette orientation générale et l'inflexion aux abords du Rhône pour de nombreuses isoglosses phonétiques, morphologiques ou lexicales.

Notes
188.

P. Gardette mentionne les formes fraro et fraure"frère" attestées dans un testament daté de 1289 et provenant d'une commune proche de Feurs (Forez francoprovençal). Dans "Le francoprovençal écrit au Moyen Age", il propose pour ces graphies deux interprétations possibles : il pourrait s'agir d'une simple polymorphisme orthographique, mais la forme fraure peut également être interprétée comme la première attestation de la vélarisation du a accentué (Gardette 1983, p. 302-303).

189.

A RivedeGier, le patois a disparu, ou est sur le point de s'éteindre : J.B. Martin, dans la préface des oeuvres de G. Roquille éditées par A.M. Vurpas, indique que le parler local de RivedeGier a disparu (Vurpas 1995, p. 6) même si A.M. Vurpas note tout de même que "quelques personnes âgées" le connaissent encore (p. 14).

190.

Le tiret, dans ce tableau comme dans les suivants, note l'absence de données, soit, pour les points d'atlas, les monographies..., parce que la source bibliographique ne les indique pas, soit parce que les témoins n'ont pas fourni de réponses ou une réponse inintéressante pour le point étudié, soit encore parce que la question ne leur a pas été posée.

191.

Annonay figure sur cette carte grâce aux indications que donnent les deux contes recueillis par Cl. Fréchet dans cette ville (cf. Fréchet 1995). Ce sera le cas dans les cartes suivantes chaque fois que cet article permet d'éclairer un trait phonétique, morphologique ou lexical précis. A l'inverse, Annonay, ou d'autres points d'enquêtes, n'apparaîtront pas sur certaines cartes quand les informations concernant ces localités étaient indisponibles.