1.1.3.1. Occitan ou francoprovençal : trois villages litigieux (carte 4)

Andance (n° 35)

Aux abords de la limite entre occitan et francoprovençal, deux points d'enquête de cette étude sont différents de ceux portés sur la carte de J.B. Martin : il s’agit de Serrières (n° 22) et Andance (n° 35). G. Tuaillon a placé ce dernier village en domaine francoprovençal (Tuaillon 1964, p. 142). Voici quelques exemples de traitement de A tonique libre précédé ou non de consonne palatale dans ces deux localités :

Andance (n° 35) Serrières (n° 22)
CANTARE "chanter" tsa ta ša ta
MANDUCARE "manger" mindza mijé
SECARE "faucher" sya seye
NECARE "noyer" néya neye
COLLOCARE "coucher" kudza kuše
LOCARE "louer" lua luye
*CROTTIARE "bercer" krusa krusè

Ces données semblent indiquer que Andance (n° 35) ne connaît pas, pour reprendre les termes de G. Tuaillon, "la moindre tendance à la palatalisation de A derrière consonne palatale", du moins quand A est accentué et libre. Pour établir le tracé du traitement de A précédé de palatale dans le sud de l'Ardèche, G. Tuaillon s'est appuyé sur les relevés de A. Duraffour qui indiquent par exemple :

sya "faucher" (GPFP 8870), kuša o 200“ coucher ” (GPFP 5528),

Lors des enquêtes récentes effectuées à Andance auprès d’un groupe de patoisants, de nombreux autres mots susceptibles d'être affectés par le traitement francoprovençal ont été obtenus mais aucun d’entre eux n'est conforme à la phonétique du francoprovençal.

De plus, les formes du participe passé ou de l'imparfait du verbe "manger" par exemple sont également de type occitan. Les formes du participe passé relevées à Serrières (n° 22) peuvent servir d'exemple de traitement francoprovençal. Les formes issues de CANTARE, régulières dans les deux villages, illustrent le traitement commun à l'occitan et au francoprovençal de A non précédé de palatale :

Andance (n° 35 Serrières (n° 22)
CANTATU "chanté" tsa ša ta
MANDUCATU "mangé" mindzà mijè
CANTATA "chantée" tsa ša ta
MANDUCATA "mangée" mindzá mijè

Sur la base de l'ensemble des données recueillies, le patois d'Andance (n° 35) doit donc être considéré comme de type occitan en ce qui concerne le traitement de A accentué.

Davézieux (n° 31)

J.B. Martin a constaté, entre l'isoglosse qu'il avait tracée à partir des résultats de ses enquêtes et la carte de la limite nord du provençal de G. Tuaillon, un décalage pour deux autres localités : SaintCyr201 et Davézieux (n° 31). J.B. Martin cite par exemple, pour ces deux villages, les verbes mindza "manger" et s(e)ya "faucher". Je n'ai pas effectué d'enquête à SaintCyr, mais celle que j'ai faite à Davézieux (n° 31) a été très complète. Elle porte sur plus de 700 mots202 parmi lesquels n'apparaissent aucun cas de palatalisation de A dans les verbes issus de palatale + ARE : toutes les formes sont en a. Les formes des infinitifs "manger" et "faucher" sont identiques à celles obtenues par J.B. Martin :

mindza / minza "manger"; sya "faucher"

On peut également ajouter :

tsa dza "changer" ; fumurdza "curer (l'étable)" ; kudza "coucher" ; tsardza "charger" ; paya "payer" ; se néya "se noyer"...

Les formes du participe passé et celles de l'imparfait sont également conformes à la phonétique de l'occitan.

A partir des quelques données recueillies à Davézieux par A. Durraffour, G. Tuaillon concluait : "l'infinitif en a semble indiquer que le A tonique n'y est pas palatalisé" (Tuaillon 1964, p. 131) : l’auteur s’est en fait appuyé, pour placer Davézieux en domaine francoprovençal, sur le traitement de A atone final précédé de palatale (cf. cidessous 1.1.4.2.) mais également sur le nom de cette localité : “ le A tonique derrière yod du suffixe IACU y a été palatalisé, d’une façon tout à fait francoprovençale ” (Tuaillon 1964, p. 131). Mais la toponymie fournit un indice peu sûr. Ainsi, dans la région du Pilat, le patois du village n° 19, Jonzieux (dzu dzye en patois), toponyme attesté pour la première fois en 1183 sous la graphie Iunsiaco (Taverdet 1985, p. 29), est clairement de type occitan. P. Nauton a d’ailleurs montré qu’il existe en HauteLoire quelques toponymes qui supposent une palatalisation du A alors que le département dans son ensemble relève du domaine occitan (Nauton 1974, p. 48). De même, J.Cl. Bouvier a constaté “ un décalage entre le traitement général de A après palatale et l’évolution du suffixe de toponymes IACUM ” (Bouvier 1976, p. 4041), puisque des toponymes en ieu / ieux sont présents au sud de l’isoglosse de A tonique précédé de palatale.

Près d'un demi siècle après les relevés de A. Duraffour, J. B. Martin, grâce à ses propres enquêtes, considère que le traitement local du A tonique précédé de consonne palatale à Davézieux est de type occitan, et les relevés plus récents effectués pour cette étude ne montrent aucun contreexemple.

Champagne (n° 32) :

Dans l'article qui précise la limite entre l'occitan et le francoprovençal dans le Pilat, J.B. Martin place la localité de Champagne (n° 32) en domaine francoprovençal d'après le traitement de A accentué précédé de consonne palatale. Au cours des enquêtes dans ce village, je n'ai recueilli que des formes en a :

sya "faucher", kuša / kudza "coucher", mija "manger", šarja "charger", pétsa "pêcher", šasa "chasser", neya "noyer", luya "louer", lésa "laisser", šoša "tasser", krusa "bercer"...

J.B. Martin signale d'ailleurs que "la palatalisation du A tonique n'est pas toujours perceptible à l'infinitif" (Martin 1979a, p. 77, note 8). Par contre, il a relevé des exemples de palatalisation du A au participe passé :

- minjè < MANDUCATU

Vingt ans plus tard, les formes du participe passé produites par le témoin de Champagne était toutes en -a :

- moya "mouillé", éjaya "effarouché"...

La seule exception est le mot "marché". Alors que dans le Forez, ce mot semble avoir subi une évolution particulière (cf. Gardette 1941a, p. 189, note 1 ; voir toutefois Escoffier 1958a, p. 6566), dans la région du Pilat la limite entre les formes en a et celles révélant une palatalisation de A est similaire à celle des verbes issus de palatale + ARE. La carte 4 montre la répartition des différentes formes du mot “ marché ”. Au sud de l’isoglosse de palatale + A accentué, le A de MERCATU est représenté par a. Les formes en o de l’ouest de la région du Pilat sont conformes à l’évolution de A suivi d’une dentale amuïe de bonne heure (cf. ci-dessus 1.1.2.2.). Au nord de l’isoglosse, le A de MERCATU s’est palatalisé, aboutissant à des résultats divers :

  • i : SaintEtienne (n° 1), cf. Vacher p. 62 : marchî ; SainteCroix (n° 2) ; Clonas (n° 5)

  • iy : Pélussin (n° 4)

  • o : Roisey (n° 7). Cette forme maršo, incluse dans une aire où la palatalisation du A est générale, ne provient sans doute pas d’un ancien *a qui se serait vélarisé : il doit plutôt s'agir d'une réfection.

  • e : la Valla (n° 3), Vinzieux (n° 17)...

  • é : Serrières (n° 22)

La forme relevée à Champagne (n° 32), maršè montre que le A tonique de MERCATU s'est palatalisé. L'emprunt au français peut être écarté : il supposerait une forme *maršé. Notons que le mot désignant le marché justifie l’inclusion de Davézieux (n° 31) et de Andance (n° 35) dans le domaine occitan : dans ces deux villages, j’ai noté martsa “ marché ”.

A moins qu’il ne s’agisse d’un emprunt aux parlers de type francoprovençal voisins, le continuateur de MERCATU semble être l’ultime témoin du traitement francoprovençal de A tonique précédé de palatale à Champagne : le patoisant que j'ai enregistré était l'un des derniers locuteurs traditionnels de cette localité. Mais ce témoin était né et avait grandi dans un hameau de Champagne qui se situait sans doute sur le coteau surplombant le bourg (cf. ci-dessus). Son parler pourrait de ce fait avoir été influencé par le patois du plateau intermédiaire qui, à cette latitude, est de type occitan (voir carte 3), ce qui expliquerait qu’il n’employait que des formes en -a dans les continuateurs de palatale + ARE. J.B. Martin évoque d'ailleurs la possibilité d’une influence inverse (de la vallée du Rhône vers le plateau) pour expliquer les contradictions entre les données de ses enquêtes à SaintCyr et celles que A. Duraffour y avait relevées : SaintCyr est un village situé sur le plateau intermédiaire entre Andance (n° 35) et Davézieux (n° 31), et J.B. Martin suggère que les informateurs de A. Duraffour étaient peutêtre originaires de la vallée.

Notes
200.

Cette forme, unique exemple de vélarisation du a à Andance, pourrait montrer que ce village a été affecté par le traitement "lyonnais" de a accentué libre.

201.

Voir la carte 3 pour la localisation de ce village qui ne fait pas partie des points d'enquête de cette étude.

202.

Ces formes ont été recueillies au cours de plusieurs entretiens auprès d'un témoin (B.) qui, s'il est relativement jeune (il est né en 1934, cf. en annexe la Table des principaux témoins), présentait l'avantage d'avoir parlé patois dès l'enfance : il m'a dit avoir appris le français à l'école. Il m'a également chanté quelques chansons que j'ai pu enregistrer. De plus, deux séances d'enquêtes se sont déroulées chez le cousin du témoin B., un homme qui avait alors plus de 90 ans (témoin A.). Lors de ces deux rendezvous, le témoin le plus jeune laissait le plus âgé répondre.