1.1.3.2. Un polymorphisme très important : l'exemple de la désinence ARE (carte 5)

La carte 4 a montré que les résultats de la palatalisation du A accentué de MERCATU peuvent être très divers dans la région du Pilat. Le suffixe ARE de l'infinitif permet d'illustrer le foisonnement de formes existant aux abords de la limite entre conservation du A accentué précédé de consonne palatale (traitement occitan) et palatalisation de ce A (traitement francoprovençal). Les données présentées cidessous indiquent les principaux suffixes attestés203 dans les verbes issus de palatale + ARE dans l'aire de palatalisation. Champagne, qui appartient à cette aire selon J.B. Martin et d'après le traitement du A de MERCATU, ne figure pas dans ce tableau, ARE y étant représenté par a dans tous les cas suivants :

voir fichier : tableauARE.rtf

A travers l'apparent désordre que semble révéler le tableau cidessus, quelques grandes lignes peuvent être dégagées. La carte 5 tente de circonscrire l'extension minimale204 de chacun des suffixes attestés.

Au nord de la limite tracée en marron, ARE est représenté par i. Ce produit de la palatalisation du A est fréquent en francoprovençal : les points 1, 2, 3, 5, 7 et 12 appartiennent à la frange méridionale d'une aire assez vaste dont Lyon est approximativement le centre (cf. Martin 1979b, Infinitif, carte 3). Cette aire n'atteint l'isoglosse de A accentué précédé de palatale qu'à l'ouest de la région du Pilat : juste au sud de SaintEtienne (n° 1) et de la Valla (n° 3), aux points 6, 10 et 11, commence l'aire de conservation du a de ARE (comparer la carte 5 avec le transparent). A l'est de la région du Pilat par contre, entre la limite de l'aire où A > i et celle de l'aire où A > a, il existe une zone de transition. Dans cette aire, la désinence i ne subsiste (ou, produit d'une évolution secondaire, n'apparaît, cf. ci-dessous) qu'au nord, loin de la vallée du Rhône (Roisey et Véranne, points 7 et 12).

Ces deux localités forment, avec Pélussin (n° 4) une aire (tracée en vert sur la carte 5) dans laquelle apparaît la désinence iy, déjà rencontrée dans la forme maršiy "(le) marché" de Pélussin (cf. ci-dessus). Elle ne figure pas dans l'ALLy, mais des formes en i ye sont attestées en Isère, à l'ouest du domaine d'enquêtes de A. Devaux, les Terres Froides (ATF, cartes 12, 15, 22, 35, 60... ; voir aussi la forme bàtey i yi "baptiser" de Roisey, ALLy 965) et la carte 1190 “ manger ” de l’ALJA indique quelques désinences -i , -i éparses. Malgré la similitude de ces désinences avec celle relevée aux points 4, 7 et 12 de la région du Pilat, -iy ne provient pas d’un ancien -*i  par la chute de la voyelle atone finale. Le yod résulte plutôt d’un développement secondaire : J.-B. Martin note, à propos du patois de Pélussin : “ le A tonique précédé de consonne non palatale est resté a [...] alors que, lorsqu’il est précédé de consonne palatale, il est devenu i qui a évolué en iy (et parfois en ye) ” (Champailler, p. 238). A Pélussin (n° 4), les désinences en -iy sont nettement majoritaires mais le yod peut parfois s’amuïr (cf. par exemple ou falye [...] travalyi dyon le v i nye “ il fallait [...] travailler dans les vignes ”, Champailler, p. 34-35). A Roisey (n° 7) et Véranne (n° 12), où i et iy coexistent, la désinence -i doit, dans certains cas au moins, provenir de la chute du yod de -iy plutôt qu'être le résultat de l'évolution

-ARE > i comme dans les localités plus septentrionales.

Une autre particularité de cette aire de transition oppose Pélussin aux villages francoprovençaux plus méridionaux. Alors que le patois de Pélussin ne connaît qu’un type de désinence pour l’infinitif des verbes issus de palatale + -ARE, les parlers des villages francoprovençaux situés à l’ouest du Rhône distinguent ces verbes en deux groupes, selon que -ARE est précédé ou non de yod (cf. carte 5 l'aire tracée en rouge).

A Roisey et Véranne, la désinence -iy n’apparaît qu’après yod. Le -iy peut se réduire à -i :

ou, dans quelques villages, représenté par é :

  • étra “ étrangler ”, neyé “ noyer ” à Félines ; seyé “ faucher ” à Saint-Pierre...

ou -è :

  • étra glè “ étrangler ” à Vinzieux ; seyè “ faucher ” à Félines...

Les verbes dans lesquels -ARE est précédé d’une palatale autre que y présentent, dans ces localités, une désinence qui n’est pas étymologique. Cette désinence relevée à Roisey il y a un peu plus de cinquante ans, lors des enquêtes de l'ALLy, a été notée -aé (mi jaé "manger", šošaé "tasser"...)

En 1971, R. Forest a parfois écrit ai cette désinence : éšavisai "enlever les fanes de raves", kwévai "balayer"... (p. 14). Dans l’article de J.-B. Martin portant sur le patois de Véranne (n° 12), la désinence est également notée -ai (Martin 1983, p. 212-219). J'ai pour ma part transcrit ay cette désinence qui apparaît également à SaintPierre (n° 8), Limony (n° 18), Vinzieux (n° 17) et Félines (n° 21) (voir sur la carte 5 l'aire tracée en bleu). Dans ce dernier village, la tendance à la vélarisation du A peut affecter l'infinitif de ces verbes : kuša o y "coucher", péšoy "pêcher", mijòy "manger"...

Les notations aé, ai et ay (a o y/oy), qu'elles correspondent à de réelles différences phonétiques, éventuellement dues à une évolution récente, ou qu'elles ne soient que les graphies d'un même son, témoignent d’une création analogique expliquée par J.-B. Martin : “ la désinence -i a été remplacée par la désinence -ai des verbes du groupe III ” (groupe composé des verbes dont la désinence continue la désinence latine -ERE) (Martin 1983, p. 215 ; voir aussi Martin 1979b, p. 518, note 8).

Si Serrières (n° 22) fait partie de l’aire qui distingue les verbes issus de palatale + -ARE en deux séries selon que -ARE est précédé ou non de yod, cette localité ne connaît pas la création analogique propre aux communes voisines dans la série des verbes où -ARE n’est pas précédé de y. Aux verbes en -y- qui se présentent normalement avec la désinence -ye :

- seye “ faucher ”, paye “ payer ”...

s’opposent des verbes dont la finale est généralement -é (aire en violet sur la carte 5) :

- viré “ tourner ”, femasé “ curer (l’étable) ”, mijé “ manger ”....

parfois -è :

- krusè “ bercer ” ...

Cette désinence pourrait s’expliquer par le français, ou par l’hypothèse d’une évolution de la diphtongue par bascule de l’accent (a é > a é > é), qui paraît toutefois peu probable : il ne reste aucune trace d’une telle évolution. La consultation de l’ALJA, les cartes 1196 “ manger ”, 690 ou 273 “ tourner ” par exemple, qui mentionne de nombreuses formes en -é (ou -) dans la région limitrophe du nord de la Drôme ou de l’ouest de l’Isère (points 71, 76, 85...) pourrait signifier que la désinence particulière de Serrières est étymologique (cf. Martin 1979b, p. 27).

Le verbe šošé “ tasser ” de Limony (n° 18), unique exemple de forme en -é, peut indiquer que cette commune, voisine immédiate de celle de Serrières, a connu, ou a été influencée par, le traitement dauphinois, mais il s’agit plus certainement d’un emprunt au français ou d’une erreur du témoin, favorisée par le fait que le verbe chaucher est utilisé en français régional dans le Pilat et Annonay (cf. Martin 1989, p. 52 ; Fréchet 1995, p. 96)

Systématique à Champagne (n° 32), la finale a est également fréquente dans la zone de rencontre entre le francoprovençal et l'occitan, comme à Vinzieux (n° 17), où le témoin n'était pas un locuteur traditionnel mais un locuteur tardif âgé, ainsi qu'à Félines (n° 21), Limony (n° 18) et Brossainc (n° 16), où les témoins étaient par contre des locuteurs traditionnels pour qui le patois avait été la langue maternelle (éventuellement en coexistence avec le français). Le a est également attesté à Serrières (n° 22), SaintPierre (n° 8), Véranne (n° 12) ou Pélussin (n° 4) (sous la forme vélarisée a o, voir dans le tableau ci-dessus le verbe “ laisser ”). Dans cette aire (villages marqués d'un rond noir sur la carte 5), le a peut provenir de la généralisation de la désinence des verbes en ARE non précédé de consonne palatale. C’est manifestement le cas lorsque a apparaît derrière y :

- luya “ louer ” à Limony ; paya “ payer ” à Vinzieux...

ou à Pélussin (n° 4) pour la forme lésa o “ laisser ”.

Dans les verbes où -ARE n’est pas précédé de yod, la désinence -a, plus fréquemment attestée qu’après yod, pourrait s’expliquer par deux raisons différentes mais étroitement liées. La désinence -a peut résulter de l’amuïssement récent du second élément du groupe aé/ai/ay/a o y/oy, en position fragile en finale absolue. Alors que J.-B. Martin indique, dans l’article portant sur le patois de Véranne, que Brossainc appartient à l’aire dans laquelle -ARE non précédé de yod est représenté par ai, les enquêtes, effectuées vingt ans plus tard auprès de deux témoins âgés, locuteurs traditionnels, et de leur fils, ne révèlent que des formes en -a. Mais l’absence de verbe terminé en -o à Félines, où les formes oy sont pourtant nombreuses, le faible nombre d’attestations de variantes -ay/-a (voir toutefois “ coucher ” à Félines) ne confirment pas une telle évolution graduelle, que l’analogie aurait de toute façon favorisée. C’est sans doute cette dernière cause qui peut être invoquée : la désinence -a des nombreux verbes issus de -ARE non précédé de palatale se généralise peu à peu, surtout à proximité du domaine occitan : l'influence des parlers occitans voisins, où -ARE > -a dans tous les cas, ayant pu jouer un rôle facilitateur du changement.

Mais la présence de certains a peut également s'expliquer par l'emprunt de types lexicaux au français, la règle de palatalisation de A ne s'appliquant plus aux mots empruntés à date récente (voir par exemple bersa vs. krusi, ou la variante batiza / bateyi au point 2, Félines).

En face de la désinence -a de la partie occitane de la région du Pilat et du -i des localités du nord du domaine, la multiplicité des désinences représentant -ARE précédé de palatale est caractéristique de ce que P. Gardette nomme le “ désarroi ” linguistique (Gardette 1970, p. 304 ; voir aussi Jaberg 1936, p. 33) des parlers situés à la limite de deux aires linguistiques. Dans la zone de transition entre occitan et francoprovençal, les désinences diverses, y compris à l’intérieur d’un même parler, ne s’expliquent qu’en partie par des traitements phonétiques : la création, l’emprunt, l’analogie entraînent un polymorphisme très important (cf. également carte 4).

L’isoglosse de A accentué précédé de consonne palatale montre que la région du Pilat est partagée, selon un axe nord-ouest / sud-est que nous retrouverons fréquemment, entre parlers occitans et parlers francoprovençaux. Le tracé de l'isoglosse de A accentué précédé de palatale a peu varié à date récente mais le déclin des patois, qui s’accompagne d’un développement des faits d’analogie, tend à le rendre moins claire. L’extension maximale du domaine francoprovençal se fonde, pour certains villages frontaliers, sur un nombre restreint de mots. Cette caractéristique linguistique de la région du Pilat n’est toutefois pas récente, comme le précisait G. Tuaillon par exemple, quand il opposait cette région “ où les caractéristiques francoprovençales vont en s’estompant ” à celle des massifs alpins, où “ la limite entre les deux groupes de parlers est toujours nette, ou plutôt les caractéristiques francoprovençales s’arrêtent toujours d’une façon brutale ” (Tuaillon 1964, p. 131-132).

Mais, pour délimiter précisément le domaine du francoprovençal, il faut également prendre en compte le traitement du A atone final selon qu'il est précédé ou non de consonne palatale.

Notes
203.

Parmi les nombreux verbes susceptibles d'illustrer le traitement de -ARE précédé de palatale ont été sélectionnés ceux qui étaient les plus représentatifs. Comme il n'était pas possible de faire figurer l'ensemble des données, certaines désinences de quelques points d'enquête ne sont pas représentées dans ce tableau.

204.

Cette carte a été établie d'après les données du tableau ci-dessus.