1.1.5. A initial non tonique précédé de palatale (cartes 12, 13).

Le traitement de A initial libre non tonique précédé de consonne palatale peut sembler ambigu en francoprovençal : tandis que dans les parlers d'oïl, palatale + A devient -e-, que dans les parlers occitans du Nord, le A reste toujours -a-, en francoprovençal, si A reste a en général, il est souvent représenté par -i- ou -e-. C'est en particulier fréquemment le cas dans les patois lyonnais (Puitspelu 1887-1890, p. 3).

En fait, P. Gardette a montré qu'en francoprovençal -a- est le traitement phonétique, -e- et -i- des emprunts (Gardette 1941a, p. 190-194). D'ailleurs, dans le Forez, les formes en -i- et -e- se raréfient au fur et à mesure que l'on s'éloigne du Nord, où l'influence des parlers d'oïl ou du français est la plus importante.

D'après les textes anciens, le parler de Saint-Etienne (n° 1) maintenait le A initial libre précédé de palatale : "à la différence du français, -a subsiste même après palatale [...] CAMINO > chamin, CABALLO > chavouay, CAPILLOS > chavio" (Veÿ 1911, p. 49). On trouve également les mots chami, chamizi, charreiri... dans le Poème contre une mission prêchée à Saint-Etienne (Loire) en 1821 (Straka 1954, p. 103). A la fin du XIXe siècle, J. Vacher continue à n'utiliser que des formes en -a- pour les dérivés de CALENDAS "Noël" (trois attestations), dans CAMISIA "chemise" (trois attestations), CAMINU "chemin" (trois attestations), CAMINU + ATA "cheminée" (une attestation) et CABALLU "cheval" (trois attestations). Dans les écrits de G. Roquille, auteur originaire de Rive-de-Gier mais ayant séjourné à Lyon, A initial libre précédé de consonne palatale reste également -a- (dans "chemise" (deux attestations), "chemin" (quatre attestations), "cheveux" (à de nombreuses reprises)...). Par contre, dans le mot "cheval", A initial est représenté par -i-(quatre attestations).

P. Nauton ne signale aucun cas de A initial libre précédé de palatale qui soit représenté par -e- ou -i- dans le département de la Haute-Loire (Nauton 1974). Par contre, dans le nord du département de la Drôme, les formes en -e- sont fréquentes. Mais J.-Cl. Bouvier précise que la forme šala do "Noël" pourrait montrer que le maintien du A est le traitement phonétique normal (Bouvier 1976, p. 425-427 et carte 66).

Le A initial libre précédé de palatale semble se palataliser dans le Dauphiné septentrional, dans certains cas tout au moins : "s'il est libre, il se maintient devant une liquide quelconque et devant le groupe pr tandis qu'en français, il ne reste que devant r et l" (Devaux 1892, p. 247). Mais, en consultant dans l'ALJA les mots-témoins les moins susceptibles de provenir d'emprunts, on constate que le maintien du A semble, dans cette région également, être le traitement autochtone.

Le nombre de mots-témoins disponibles pour décrire le traitement de A initial précédé de palatale dans la région du Pilat est important. Les plus fiables pour connaître le traitement autochtone sont ceux qui n'ont pas d'équivalents en français, mais les formes "anormales" peuvent permettre de mesurer l'influence des parlers dauphinois ou lyonnais, et peut-être l'impact plus récent du français.

Voici quelques exemples qui montrent que A initial libre précédé de palatale peut être représenté par -a-, -e-, -i-, -ü-, ou, parfois, s'être amuï dans la région du Pilat :

calendas caséaria cavannus cap-acea camisia caminu caballu CAMINU+ATA
Noël cage à fromage chathuant fanes de raves chemise chemin cheval cheminée
1 (maintien du a cf. E. Veÿ, G. Straka, J. Vacher)
2 F a a a a a i e
3 a a a a a a e e
4 F - a - a a e e
5 F a + a a a i a
6 a a a a a a a a
7 F a a a a a e e
8 F a a + a a e e
9 a a a a a a a e
10 a a a a a a a e
11 a a a a a a a e
12 F - + a a a e e
13 a a a a a a a a
14 a a a a a a a e
15 a a a a a a Ø a
16 F - a a a a u -
17 a a a a a a u e
18 F - a + a a i -
19 a a a a a a a -
20 a a a a a a a e
21 F a a a a e i e
22 F a a F a a i e
23 a a a a a a a a
24 a a a a a a a a
25 a a a a a a a a
26 a a a a a a a e
27 a a a (e) e e a e
28 a a a + a e a a
29 a a a a a a a a
30 a a a a e a a a
31 a a a (e) a a a e
32 F a a + e e i e
33 a - a - a a a a
34 a a a a a a a a
35 a a a a a a i a
36 (maintien du a cf. J.Cl. Bouvier)
37 a a a a a a a a

Pourcentage de -a-207 :

100% 100% 100% 100% 88,5% 88,5% 57% 44%

Ne figure dans le tableau cidessus que la voyelle issue du A initial libre précédé de palatale : a, e, i ou ü.

Ø : amuïssement de A.

F : le mot est d'origine française.

+ : le mot utilisé ne provient pas d'une base intéressante pour l'étude de A initial libre précédé de palatale.

- : question non posée, absence de réponse, ou forme absente de la source bibliographique

Les données ci-dessus indiquent clairement que le maintien du A initial libre précédé de palatale est le traitement phonétique autochtone (cf. le pourcentage de -a- des six premiers exemples). Parmi les mots-témoins choisis pour illustrer ce traitement, les quatre premiers n'ont pas d'équivalents en français :

  • "Noël" quand il provient de CALENDAS (cf. Etude lexicale)

  • "cage à fromage" (< CASEARIA), cage grillagée où l'on fait sécher les fromages

  • "chat-huant" (šavã < CAVANNU ou le dérivé du précédent : tsavan ó ; cf. Etude lexicale)

  • "fanes de raves" (< CAP-ACEA ; cf. Etude lexicale)

Trois de ces mots présentent uniquement des formes en -a- :

  • "Noël" : tsarad, tsalad, šarad...

  • "cage à fromage" : tsazèr, šazèr...

  • "chat-huant" : javanyoe, dzavanyoe ou šava...

Le mot qui sert à désigner les fanes de raves est de la forme šavis ou tsavis presque partout. Dans les deux seules localités qui ne présentent pas de -a-, Savas (n° 27) et Davézieux (n° 31), c'est un dérivé de šavis qui est utilisé :

  • Savas : étsevis

  • Davézieux : étsev i so

Dans ces deux formes, le A n'est plus en position initiale et il s'est affaibli en -e-.

A ces quatre mots, on pourrait ajouter, par exemple, le mot désignant l'oreiller ou le traversin : issu de CAPITU, il est représenté dans la région du Pilat par les formes tsavoe , šavoe , tsavè : le A initial subsiste toujours. Le mot "chevet" n'ayant pas le même sens en français, il n'y a pas eu de contamination. Mais le mot šavoe est en train de disparaître : l'hésitation entre la signification du mot dialectal et celle du mot français favorise sans doute cette disparition. C'est maintenant soit le mot français qui est utilisé, soit le type occitan kusi, kus i no (féminin).

Ces quelques exemples suffisent à montrer que le maintien du A initial libre précédé de consonne palatale est bien le traitement phonétique local dans la région du Pilat. Mais l'analyse des mots ayant un équivalent français est instructive :

  • CAMISIA : bien que le mot signifiant "chemise" soit de même origine dans les patois de la région du Pilat et en français, il présente un -a- dans la majorité des formes recueillies (tsamiz, šamiz...) ; dans trois localités seulement (Champagne (n° 32), Savas (n° 27) et Boulieu (n° 30)), la présence d'un -e- dénonce peut-être l'influence du français.

  • CAMMINU : là encore, la forme française affecte peu les formes locales. Quatre villages seulement connaissent une forme en -e- : Félines (n° 21), Peaugres (n° 28), Champagne (32) et Savas (n° 27).

  • CAMINATA : le terme qui désigne la cheminée est le moins bon témoin du traitement local de A initial libre précédé de consonne palatale : un -e- apparaît dans plus de la moitié des formes.

Ces trois derniers exemples ne peuvent démentir les conclusions tirées des mots sans équivalent français. Dans les formes "anormales", A initial est toujours représenté par un -e-. Ces formes en -e- peuvent aussi bien résulter de l'influence directe du français que d'une influence indirecte, par le biais des parlers lyonnais ou dauphinois.

La cartographie montre que la répartition de ces formes n'est pas anodine. Elle apporte quelques enseignements. L'aire gris foncé de la carte 12 indique que les localités présentant un -a- dans les huit mots choisis pour illustrer le traitement de palatale + A initial libre sont toutes des localités occitanes. Si l'on ajoute à ces points d'enquête ceux qui présentent un -e- uniquement dans le mot "cheminée" (aire gris clair), on constate que le tracé obtenu se rapproche de celui de la palatalisation de A derrière palatale208 : les parlers francoprovençaux semblent s'être montrés plus réceptifs au changement de -a- en -e-. Cette évolution n'est pas très récente, puisque les données des villages de La Valla (n° 3) et Boulieu (n° 30), localités où -e- n'apparaît pas seulement dans le mot "cheminée", proviennent de l'ALLy, c'est-à-dire d'enquêtes qui datent de plus de 50 ans. Mais, si l'on exclut La Valla (n° 3) au Nord, et Ardoix (n° 37) au Sud, deux villages où je n'ai pas effectué d'enquêtes sociolinguistiques et dont les données linguistiques proviennent de l'ALLy, on voit que la région la moins affectée pas l'évolution A > -e- correspond à peu près à celle du haut-plateau, où le déclin du patois a été plus tardif. Ainsi, le village de Planfoy (n° 6) par exemple, très proche de Saint-Etienne (n° 1) où le changement de A en -e- est attesté depuis longtemps, conserve le -a- dans tous les mots étudiés.

Les différentes formes du mot "cheval" (< caballu) permettent de distinguer les diverses influences qui se rencontrent dans la région du Pilat (carte 13 209). La limite des formes en -a- suit assez exactement celle qui sépare le domaine occitan du domaine francoprovençal. Les deux seules exceptions se situent à la lisière des deux aires linguistiques. A Champagne (n° 32), la forme šivo fait partie d'une aire qui occupe le nord-est de la région du Pilat, la vallée du Rhône et quelques villages du plateau intermédiaire situés au sud de l'isoglosse de A précédé de palatale : ces formes en -i-, parfois arrondi en -ü- (également attesté à l'est de la région du Pilat, cf. ALLy 311, point 64) ne peuvent provenir du français.

Elles appartiennent en fait à l'extrémité sud d'une aire qui englobe les régions roannaise, lyonnaise et grenobloise (cf. ALF 269 et G. Tuaillon 1971a), révélant ainsi l'influence exercée par les parlers lyonnais et dauphinois sur le nord-est et l'est de la région du Pilat.

La forme švo de Saint-Julien (n° 15), seconde exception au maintien du -a- en domaine occitan, se trouve exactement à l'intersection des trois aires qui occupent la région du Pilat : l'aire de conservation du -a-, l'aire où -A- est représenté par -u- (< -i-) et une zone occupée par la forme ševo. Dans cette dernière région, le -e- peut provenir de l'influence française.

Le traitement de A initial précédé de palatale est commun à la partie occitane et à la partie francoprovençale de la région du Pilat : dans les deux aires, A se maintient. Mais, dans les types lexicaux communs au français et au patois, ce maintien est menacé. La "francisation phonétique" de ces mots est plus fréquente dans les régions où le renversement linguistique entre patois et français a été le plus précoce. Mais, dans de nombreux villages et pour la plupart des bons patoisants (locuteurs traditionnels ou tardifs âgés), l'équivalence A initial précédé de palatale : français -e / patois -a est une règle consciente. Il est souvent arrivé, pour les mots patois ayant un équivalent français, qu'un témoin fournisse une forme en -e puis qu'il se reprenne et corrige par la forme correcte en -a. Dans un cas comme celui-ci, le mode d'enquêtes, par questionnaire, a sans doute tendance à augmenter la fréquence des formes francisées : il m'a semblé qu'en discours spontané, les formes en -e étaient moins nombreuses. Par contre, beaucoup de semi-locuteurs ont perdu cette règle d'équivalence même s'ils pourront dire par exemple šavis "fane de raves", ils ont souvent tendance à prononcer grenuy pour granuy "grenouille".

L'exemple du mot "cheval", comme l'indique la carte 13, montre en outre que la partie de la région du Pilat tournée vers la vallée du Rhône a été influencée par les parlers dauphinois voisins.

Notes
207.

Le pourcentage de formes en a a été calculé en excluant les mots d'origine française et ceux qui ne provenaient pas des étymons notés au sommet du tableau. Par manque de données détaillées ou récentes, Albon (n° 36) et Saint-Etienne (n° 1) n'ont pas été pris en compte dans le calcul des pourcentages et ils ne figurent pas sur la carte 12.

208.

Les cartes "cheminée" de l'ALLy (727) ou de l'ALJA (1077) montrent que cette coïncidence n'est pas propre à la région du Pilat. A Annonay, ville dont le parler était occitan, "cheminée" est chemineia (graphie occitane) (Fréchet 1995, p. 78).

209.

Dans les contes annonéens publiés par Cl. Fréchet, on trouve à la fois "cheval" chavalh et chevau (Fréchet 1995, p.77-78).