1.1.6. Conservation de -U atone final comme voyelle d'appui (carte 14)

Dans les substantifs masculins, le francoprovençal a souvent conservé sous le timbre o, parfois u, ü ou e, la voyelle latine finale -U quand elle était nécessaire comme voyelle d'appui, c'est-à-dire en finale de proparoxytons ou derrière certains groupes consonantiques, comme ceux composés d'une occlusive suivie d'un r ou d'un l.

A l'ouest de la région du Pilat, P. Gardette a tracé la limite entre conservation et amuïssement du -U final : dans le Forez, cette limite longe le tracé de l'isoglosse de A accentué précédé de palatale (Gardette 1941a, p. 160-166 et carte 2). P. Gardette a prolongé la limite de conservation du -U final dans l'ouest de la région du Pilat, l'isoglosse de ce traitement passant selon lui entre Saint-Etienne (n° 1) et Saint-Genest-Malifaux (n° 13), et au nord de Colombier210 (Gardette 1983, p. 154, carte 2). Entre ces trois points indiqués par P. Gardette, la carte de la région du Pilat en comporte plusieurs autres, permettant d'affiner ce tracé et de le prolonger jusqu'à la vallée du Rhône.

Pour la Haute-Loire, P. Nauton précise que "les voyelles finales autres que a ont disparu complètement comme il est de règle dans les parlers provençaux" (Nauton 1974, p. 50 et note 7).

A l'est de notre domaine, J. Cl. Bouvier, dans Les parlers provençaux de la Drôme, situe la limite du traitement francoprovençal de -U final au nord d'Albon (n° 36) (p. 403-407) ; seules quelques rares localités du nord-est de la Drôme conservent le -U final sous forme d'un -o. Mais, juste au sud de la Drôme, le Dauphiné, par contre, a maintenu le -U final au Moyen-Age, comme le note A. Devaux (Devaux 1892, p. 232-236). Ce maintien a d'ailleurs persisté (cf. les cartes 168 "frêne", 170 "fromage", 343 "samedi"... de l'ATF).

Comme on pouvait l'imaginer, le sud et le centre de la région du Pilat ne montre aucun cas de maintien de -U final. Seuls les villages les plus septentrionaux semblent de nos jours conserver parfois le -U final.

Voici quelques exemples pour ces villages :

fraxinu ficatu cubitu formaticu merulu ulmu manicu
"frêne" "foie" "coude" "fromage" "merle" "orme" "manche"
Planfoy frèn foe j k u do frumaj márl ò rmo m a šo
Ste-Croix frés foe j k u do fròm à jo m à rlo ó rmo -
Clonas fr é nu fèju ku o d - márl ó rmu -

On constate qu'aucun de ces trois villages ne maintient le -U final dans tous les cas. Par contre, les villages situés plus au sud ne le maintiennent jamais.

Pour Saint-Etienne (n° 1), on trouve dans Le dialecte de Saint-Etienne (Loire) au XVII e siècle de A. Veÿ : f oe ju "foie", frum a ju "fromage", oe mu "orme", sa du "samedi" (< (DI) SAMBATU), ce qui atteste du maintien de -U final au XVIIe siècle. G. Straka signale d'ailleurs le maintien de la voyelle finale -U dans les anciens proparoxytons (Straka 1954, P. 97-98). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, J. Vacher utilise la graphie -ou pour noter le -u final (Vacher p. 37). Mais, à la veille de sa disparition, le parler de Saint-Etienne ne présentait plus ce -u final : C. Januel mentionne cet amuïssement en même temps que celui du -i issu de palatale + A atone final (cf. ci-dessus 1.1.4.2.)

Le parler de Rive-de-Gier connaissait également le traitement francoprovençal de -U atone final. G. Roquille le note parfois, également avec la graphie ou : mais on peut aussi trouver, dans ses écrits qui datent de la première moitié du XIXe siècle, des formes en -e : ex. cerclou "cercle" (< CIRCULU), fromageou "fromage" (à trois reprises) / fromage (une attestation), merlou (pl.) "merle" / merle (sg.)...

D'après R. Forest, le patois de Pélussin ne montre pas de cas manifeste de maintien du -U final : "la région de Pélussin a peut-être connu le phénomène, mais n'en porte aucun trace actuellement", même s'il signale quelques exemples "où un e de soutien paraît net [...]

CIRCULU > s e rkle "cercle"

AUNCULU > o kle "oncle"..." (Forest 1971, p. 72)

L'aire grisée de la carte 14 montre l'extension maximale du maintien du -U atone final dans la région du Pilat : les parlers des localités appartenant à cette aire conservent ou conservaient, sous forme de -u ou de -o, le -U final. On peut s'étonner d'une limite aussi septentrionale qui inclut pourtant Planfoy (n° 6), village occitan d'après le traitement de A précédé de palatale. Au Bessat (n° 11) et à Tarentaise (n° 10), localités proches de Planfoy et francoprovençales d'après le traitement de A atone final précédé de palatale, il n'existe aucune trace du -U final et l'enquête effectuée au Bessat par C. Januel montre qu'en 1965 aucune voyelle finale n'apparaissait dans les mots issus des formes latines en -U. Le patois de Planfoy pourrait avoir été influencé, à date ancienne, par celui de Saint-Etienne. Cela semble toutefois étonnant car un très grand nombre d'isoglosses sépare ces deux points, ce qui montre que le parler de Planfoy a peu emprunté au parler stéphanois. Il semble donc plus plausible de penser que le maintien du -U final dans ce village soit un trait autochtone.

L'évolution diachronique du parler stéphanois tel qu'on peut la reconstituer d'après les données anciennes (Veÿ, Straka, Vacher, Januel), le recul géographique de la conservation du -U final constaté par exemple par P. Gardette dans le Forez (Gardette 1941a, p. 163) ou par S. Escoffier à la limite de la Loire et de l'Allier (Escoffier 1958a, p. 111-115), le maintien déjà sporadique de la voyelle finale dans les localités enquêtées il y a plus de cinquante ans (Clonas et Sainte-Croix) montrent que ce traitement particulier, qui ne concerne qu'un nombre relativement faible de mots211, tend à disparaître dans les aires linguistiques périphériques. Le nord de la région du Pilat a peut-être également perdu ce trait francoprovençal à date récente, d'autant plus facilement que cette partie du domaine connaît une tendance générale à l'amuïssement des voyelles atones finales (cf. ci-dessus 1.1.4.). S'il y a réellement eu un recul du traitement francoprovençal de -U final, la proximité des parlers occitans a peut-être exercé une influence dans cette évolution, mais, privés de l'appui des parlers francoprovençaux voisins par la vallée du Gier au Nord et la vallée du Rhône à l'Est qui auraient pu aider à maintenir une série particulière formée de mots peu nombreux, les parlers francoprovençaux de la région du Pilat peuvent avoir amuï cette voyelle finale par un processus d'analogie interne.

Notes
210.

Ce village est indiqué sur la carte 7 par exemple.

211.

La présence d'un -o à la finale de certains mots du patois de Planfoy n'a été citée par aucun témoin comme un trait distinguant ce patois de ceux des villages avoisinants.