Qu'elle provienne directement du latin ou qu'elle résulte de la vocalisation d'une consonne à l'époque romane, la diphtongue AU s'est généralement maintenue sous la forme au/ao dans le domaine occitan, tandis qu'elle s'est simplifiée dans l'ensemble des parlers d'oïl et des parlers francoprovençaux.
Si le dialecte de Saint-Etienne (n° 1) a simplifié la diphtongue AU en oe (cf. Veÿ p. 46), la région voisine de cette ville, le "Forez provençal" comme la qualifie P. Gardette, a maintenu la diphtongue, généralement sous la forme ao, parfois sous la forme au, lorsqu'elle était en position tonique (Gardette 1941a, p. 209-213).
P. Nauton indique qu'un grand nombre de parlers de la Haute-Loire conservent cette diphtongue en position tonique (Nauton 1974, p. 73-76), tout comme ceux de la région de La Louvesc (Dufaud 1986, p. 23) ainsi que le patois d'Annonay (Fréchet 1995, p. 77).
A l'est du Rhône, A. Devaux précise à propos de l'Isère : "il n'y a pas de doute que, dès les premières années du XIIe siècle pour le plus tard, au n'ait pris un son monophtongue à Grenoble et à Vienne" (Vienne est située au peu au nord du point 5, Clonas) (Devaux 1892, p. 261).
Par contre, J.-Cl. Bouvier a montré que la Drôme est divisée en deux par le traitement de AU (à peu près à hauteur de Valence) : le tiers nord du département simplifie la diphtongue AU en o alors que la partie méridionale du département conserve la diphtongue sous la forme au ou ou (Bouvier 1976, p. 345-360).
On retrouve encore une fois le décalage fréquent entre la Drôme et la Haute-Loire : la plupart des traits occitans remontent très au nord en Haute-Loire, quand ils n'occupent pas tout le département, tandis que dans la Drôme, département pourtant situé à la même latitude, le nord du département est nettement francoprovençal.
Dans Carte linguistique du Forez, P. Gardette a prolongé à l'est de Saint-Etienne la limite de conservation de la diphtongue AU (Gardette 1983, p. 154, carte 2). Il faisait passer cette isoglosse entre Saint-Etienne (n° 1) et Saint-Genest (n° 13), et au nord de Bourg-Argental (n° 25) et Colombier212. En fait, les données de l'ALLy ont permis de montrer que le maintien de la diphtongue empiétait sur le domaine francoprovençal, puisque la Valla (n° 3) et Roisey (n° 7) présentent quelques exemples de la diphtongue au. Si J.-B. Martin indique qu'à Pélussin (n° 4) "la diphtongue AU (latine ou romane) s'est réduite à o" (Champailler, p. 240), on peut relever dans le conte en patois du village voisin de Véranne (n° 12) qu'il a publié en 1983, la forme ékl a uza "réservoir du moulin, retenue d'eau" qui montre que la diphtongue a subsisté dans le patois de ce village (p. 212).
Par rapport à la limite du maintien de la diphtongue esquissée par P. Gardette dans la région du Pilat (Gardette 1983, carte 3), les enquêtes effectuées pour cette étude n'indiquent pas de diphtongues conservées systématiquement aussi loin dans le nord. Mais P. Gardette parle "d'avance extrême" de ce trait occitan et les exemples qu'il fournit montrent qu'il s'est basé sur des faits isolés et non des séries, relevant pour chaque village les formes présentant la diphtongue et ignorant les mots où l'on pouvait attendre la diphtongue et qui ne la présentaient plus. D'autre part, il signale une tendance "récente" à la monophtongaison. Cette tendance s'applique toujours depuis 1944 et les formes diphtonguées se sont faites plus rares. Les plus jeunes des bons locuteurs "diphtonguent" en général moins que leurs aînés.
Voici des faits qui illustrent le traitement de la diphtongue AU dans la région du Pilat. Plusieurs aires peuvent être distinguées selon la fréquence d'apparition de la diphtongue (cf. carte 15) :
Maintien fréquent de la diphtongue (aire gris foncé) :
Riotord (n° 33) : "ânesse" s a umo, "gauche" g a utšo, "pauvre" p a ur / p a or, "table" t a ulo, "peu" p a o, "jaune" dz a ono... Ces données proviennent de l'ALF : recueillies au début du siècle (1901) par E. Edmont, on ne peut pas les comparer sans réserve à celles de l'ALLy, qui datent de 1945-1948, et encore moins aux données issues des enquêtes récentes. Cependant, si je n'ai pas effectué d'enquêtes complètes à Riotord, quelques sondages rapides dans cette localité m'ont appris que la diphtongue AU subsistait encore à l'heure actuelle.
Marlhes (n° 23), Jonzieux (n° 19), Saint-Romain (n° 9) : ces trois villages forment avec Riotord une aire où la diphtongue AU est encore bien conservée, surtout chez les patoisants âgés.
Marlhes (n° 23) : luz
a
otru "les autres", ts
a
o "chaud"...
Jonzieux (n° 19) : una s
a
omo, nom donné aux ouvrières des passementeries (le mot signifiait à l'origine "ânesse" mais l'ensemble des patoisants ignore aujourd'hui ce sens, cf. Etude lexicale), g
a
on
o "joue"...
Saint-Romain (n° 9) : déts
a
o "déchaussé"...
Une chanson locale donne une indication de type diachronique. Cet hymne champêtre à la beauté des hauts plateaux et aux charmes du hameau de Richigny (à mi-chemin entre Marlhes et Jonzieux) a été composé par un évêque missionnaire aux îles Salomon (où il a été mangé !) alors qu'il avait le mal du pays. Sans doute en partie à cause de la fin tragique de cet évêque, la chanson est connue par presque tous les patoisants de cette région. Cette chanson révèle qu'à l'époque (fin du XIXe siècle), les formes diphtonguées étaient plus fréquentes : ainsi "hêtre" était déjà fo en 1945-1948 à Saint-Romain (n° 9, point 67 de l'ALLy) alors que dans le texte de la chanson de Richigny, il est noté fao, encore prononcé f
a
o à Marlhes par ceux qui la chantent, même s'ils utilisent pour la plupart la forme fo quand ils parlent.
Ardoix (n° 37), au sud-est de la région du Pilat, présente plusieurs formes diphtonguées, attendues dans cette aire nettement occitane : s a umo "ânesse", g a uts "gauche"...
Vanosc (n° 34), localité également en territoire occitan, conserve aussi la diphtongue AU : a u "août", n y à u "neige"...
Localités ne présentant que quelques formes diphtonguées (aire gris moyen) :
Les localités de Saint-Julien (n° 15), Thélis (n° 14), la Versanne (n° 20), Bourg-Argental (n° 25) présentent un peu moins de formes diphtonguées que dans l'aire précédente : loin d'être systématiques, elles apparaissent sporadiquement, plutôt dans les mots sans équivalents français, dans les chansons où l'apprentissage par coeur a maintenu la prononciation ancienne, dans les conversations animées entre patoisants, quand l'enquêteur est oublié, dans les histoires, les devinettes, les anecdotes, où la langue elle-même participe à la saveur du récit.
Ainsi, les témoins, égrenant ensemble leurs souvenirs, s'exclamaient par exemple : p
a
o
r
petyi "pauvre petit !" alors qu'ils m'avaient donné à plusieurs reprises la forme por pour "pauvre". Je possède donc proportionnellement plus d'attestations de formes diphtonguées là où mes enquêtes ont été plus poussées, quand plusieurs témoins étaient réunis ensemble ou quand je les connaissais bien.
Véranne (n° 12) : cette localité proche de Roisey (n° 7) se distingue en offrant plusieurs formes diphtonguées alors qu'elle est nettement située dans l'aire francoprovençale :
p
a
ur "pauvre", r
a
oše "enroué"...
Localités où la diphtongue est rare (aire hachurée de gris) :
Plusieurs villages n'offrent que quelques formes présentant encore la diphtongue :
Saint-Marcel (n° 26) : p a or "pauvre"
Roisey (n° 7) : r a uš "enroué"
la Valla (n° 3) : kulau "couloir, filtre à lait"
e Bessat (n° 11) : t a upo/ t a opo "taupe" (ces deux formes relevées par C. Januel - la première dans un dicton- sont peut-être récentes car l'ensemble de la région du Pilat désigne normalement la taupe par un continuateur de *DARBO que C. Januel a également relevé au Bessat, cf. Etude lexicale)
Les mots "clou" et "chou" révèlent l'extension maximale de l'aire de maintien de la diphtongue AU : ils conservent une diphtongue dans de nombreux villages. Voici la liste des villages qui ne maintiennent la diphtongue pratiquement que dans ces deux seuls mots :
Planfoy (n° 6), Tarentaise (n° 10) : kloe u "clou"
Saint-Genest (n° 13) : kloe (u) "clou" (le second élément de la diphtongue n'apparaît que rarement)
Peaugres (n° 28) : kya(o) "clou" (là encore, la forme diphtonguée n'est pas systématique)
Saint-Sauveur (n° 29), Boulieu (n° 30) : klau "clou"
Champagne (n° 32) : klao "clou", a oro "vent"
Saint-Marcel (n° 26) : tsao "chou", klau "clou" (cette dernière forme provient du GPFP (5086). Les enquêtes récentes n'ont permis d'obtenir que la forme kyo)
Serrières (n° 22) : šou "chou"
Félines (n° 21) : šao "chou"
Vinzieux (n° 17) : šou "chou"
Diverses raisons peuvent expliquer l'absence ou la rareté des formes diphtonguées dans certains villages. Dans la partie francoprovençale de la région du Pilat, le phénomène est attendu mais deux localités occitanes, Saint-Sauveur (n° 29) et Saint-Régis (n° 24) semblent isolées au milieu d'une aire où la diphtongue AU s'est bien maintenue (cf. carte 15).
A Saint-Régis (en blanc sur la carte 15), au parler par ailleurs très proche de celui de Marlhes (n° 23) où la diphtongue est fréquente, je n'ai relevé aucun cas de maintien de la diphtongue. Dans ce très petit village, seules deux personnes ont été interrogées : il s'agissait d'un couple qui parlait encore quotidiennement patois (cf. Table des principaux témoins). En raison de l'âge des témoins, les enquêtes ont porté sur un questionnaire réduit (400 entrées). L'absence de diphtongue s'explique sans doute par le fait que l'épouse du témoin principal est née et a vécu à Tarentaise (n° 10) jusqu'à son mariage. Or dans le patois de Tarentaise, la diphtongue n'est pratiquement plus conservée que dans le mot "clou". L'usage régulier du patois entre les conjoints a pu entraîner une "accommodation" des deux parlers : le trait le plus marqué puisque non systématique, la diphtongue, aurait été écarté.
A Saint-Sauveur (n° 29) (en gris clair sur la carte 15), les données de l'ALLy indiquent que le maintien de la diphtongue est très rare. Je n'ai relevé que quelques formes diphtonguées, dont kla u "clou"... A priori, ces données, bien qu'apparaissant "anormales" sur le plan géographique, semblent sûres : elles sont déjà anciennes (1945-48) et elles ont été relevées par un enquêteur, H. Girodet, qui était originaire de Saint-Sauveur. Mais j'ai par hasard rencontré le neveu de l'enquêteur de l'ALLy. Il m'a expliqué que ce dernier parlait peu patois et qu'il avait sans doute été influencé par le parler de sa mère, qui était originaire du nord de l'Ardèche, où la diphtongue est rare : sa mère est d'ailleurs citée comme témoin principal de l'enquête de Saint-Sauveur (ALLy IV, p. 81). L'enquêteur aurait donc eu tendance à noter o les diphtongues provenant de AU. Le neveu de H. Girodet m'a signalé qu'on dit encore aujourd'hui à Saint-Sauveur : tsa o "chaud", par exemple, et surtout fa o "hêtre", une forme qui prouve que la diphtongue se maintient encore bien, car on ne la trouve que dans les localités où la diphtongue est encore fréquente.
L'extension maximale du maintien de la diphtongue latine ou romane AU, qui ne repose, sur sa frange extrême, pratiquement que sur les mots "chou" et "clou", déborde en plusieurs points sur la partie francoprovençale de la région du Pilat : La Valla (n° 3), Roisey (n° 7), Véranne (n° 12), Serrières (n° 22), Vinzieux (n° 17) et Félines (n° 21) maintiennent encore la diphtongue dans certains mots. A l'inverse, Savas (n° 27) et Davézieux (n° 31), occitans d'après le traitement de A précédé de palatale, ne conservent pas de trace de la diphtongue. Le tracé sinueux de la limite entre conservation et simplification de la diphtongue AU dans la partie est du Pilat, le dégradé évoqué par les nuances de gris sur la carte 15, le décalage entre les générations de locuteurs compétents (locuteurs traditionnels ou tardifs âgés) peuvent suggérer que la conservation de la diphtongue est un trait en déclin, même si rien ne prouve que la limite entre conservation et simplification ait jamais été abrupte, séparant clairement la région du Pilat en deux parties très distinctes.
Parmi les exemples mentionnés ci-dessus, certains mots présentent des variantes entre formes diphtonguées et formes non-diphtonguées. L'accentuation explique certaines de ces variantes. Aucun village de la région du Pilat, pas même les plus septentrionaux, ne conserve la diphtongue AU en position prétonique :
aucellu | auricula | clavu+ARE | ||
"oiseau" | "oreille" | "clouer" | ||
Riotord | 33 | ozé | or è lyo | (klua) |
Vanosc | 34 | odzé | or oe ya | klotra |
Ardoix | 37 | odzè | or oe ya | klotra |
Dans la région du Pilat, la simplification en o de la diphtongue prétonique, systématique à l'intérieur du mot, s'exerce également dans les groupes articulatoires. Ainsi, à Saint-Genest (n° 13), où l'on a vu que seul le mot "clou" pouvait présenter une forme diphtonguée, on a :
oe kloeu/ oe kloe | oe kloe putyü |
"un clou" | "un clou pointu" |
Cette alternance, fréquente dans toute la région du Pilat, a pu être un facteur de réduction de la diphtongue.
Une autre raison peut, dans certains villages au moins, expliquer la fréquence de la diphtongue ao : il s'agit de la connotation sociale manifestement liée à cette prononciation dans certains villages de la région du haut plateau. Les localités de Saint-Genest (n° 13), Marlhes (n° 23 et Jonzieux (n° 19), Riotord (n° 33), au minimum, forment un continuum : à Saint-Genest, la diphtongue est rare ; à Marlhes et Jonzieux, sa fréquence augmente et, à Riotord, elle est assez fréquente. A Saint-Genest, la diphtongue ao est sentie comme un trait de prononciation "grossier", cagna, qui dénonce celui qui l'utilise comme un locuteur habitant le sud de la commune. A Marlhes et à Jonzieux, le parler de Saint-Genest passe, en partie en raison du faible nombre de formes diphtonguées, pour affecté, précieux - "fier" ou "snob" disent les témoins -. Mais il faut savoir en user avec modération : aux yeux des patoisants âgés de Marlhes et de Jonzieux, le patois de Riotord en abuse et cette façon de parler est à son tour considérée comme un trait cagna. J'ai relevé de multiples exemples de ce comportement. Ainsi par exemple, le parler d'un homme du village, "placé" durant son enfance à Riotord, passait pour peu agréable auprès de certains témoins de Marlhes. Ma propre prononciation du patois se rapproche de celle de Marlhes, village où j'ai effectué mes premières enquêtes. A Saint-Genest, certains témoins trouvaient dommage que, quitte à parler patois, je n'utilise pas plutôt celui de leur commune, plus "élégant".
Je n'ai pas relevé d'exemple d'appréciation sociale de la diphtongue ao ailleurs que dans cette partie de la région du Pilat. La raison en est peut-être qu'il s'agit de la région du Pilat que je connais le mieux. Mais c'est aussi celle où la vitalité du patois est encore relativement importante. D'ailleurs les jeunes semi-locuteurs ne portent pas de jugement sur ce trait phonétique : ils ont perdu cette capacité, partie intégrante d'une compétence linguistique complète.
Par contre, il semble que la diphtongue ao, ou sa fréquence, soit un marqueur régional dans une grande partie de la région du Pilat : la diphtongue a quelquefois été citée spontanément comme un trait distinctif entre le patois du village et ceux de communes voisines. Mais les exemples de ce jugement ont surtout été relevés en réaction à ma propre façon de parler, quand je suggérais un mot par exemple.
La diphtongue ao est également identifiée, dans une partie de la région du Pilat, comme un trait phonétique propre au patois. Certains patoisants, surtout des semi-locuteurs, tendent à l'employer souvent, parfois abusivement, par réaction d'"hyper-dialectalisation".
Voir la carte 7 par exemple pour ce village qui ne fait pas partie des points d'enquête de cette étude.