1.2.1.2. Cas de N devenu final derrière O (carte 21)

Le parler de Saint-Etienne (n° 1) connaît également la nasalisation de O suivi de N : BAKKONE > baku "lard" (cf. Vacher p. 38). Le nord du Dauphiné nasalise aussi le O suivi de N (voir, dans l'ATF, les cartes 47 "charbon" ou 224 "maison" par exemple).

Dans la région du Pilat, la limite entre nasalisation de O et amuïssement de N est beaucoup plus nette que celle du traitement de A suivi de N. Le tableau qui suit donne quelques formes pour les localités situées de part et d'autre de la limite :

multone kay-ONE220 *darbone mansione sapone
"mouton" "porc" "taupe" "maison" "savon"
Andance 35 mõtu kayu darbu mézu savu
Champagne 32 mõtõ kayõ mézõ savõ
Peaugres 28 motü kayu darbu mézu savu
Serrières 22 mõtõ kayõ darbõ mézõ savõ
Félines 21 mõtõ kayõ darbõ mézõ savõ
Savas 27 motü kayü darbu mézü savu
Saint-Marcel 26 motü kayü darbu mézü savu
Saint-Julien 15 mõtõ kayõ darbõ mézõ savõ
Bourg-Argental 25 mótu kayu darbu mézu savu
la Versanne 20 mu kayü darbu mézü savu
Thélis 14 mu kayü darbu mézü savu
le Bessat 11 mõtu kayu darbu m oe yzu savu
Tarentaise 10 mu kayü darbu moe yzu savu
Planfoy 6 mutu kayu darbu mézu savu
la Valla 3 mu õ tu õ kayu darbu (m o uz) -

Cette fois, il est possible de tracer une seule limite entre nasalisation de O et amuïssement de N. La Valla (n° 3) présente à la fois des voyelles orales et nasales, mais les voyelles nasales prédominent nettement, souvent notées u õ par l'enquêteur de l'ALLy. La forme kayu "porc" a peut-être été empruntée (cf. ALLy 321).

Les voyelles nasalisées sont presque toujours õ, comme en français, les voyelles orales le plus souvent u, mais parfois ü le long de la limite, à Savas (n° 27), Peaugres (n° 28), Saint-Marcel (n° 26), Thélis (n° 14), la Versanne (n° 20), le Bessat (n° 11) et Tarentaise (n° 10). Davézieux (n° 31) présente également un ü mais uniquement dans le mot pésü "poisson".

- alternance entre le singulier et le pluriel

On observe à Saint-Marcel (n° 26), Thélis (n° 14), le Bessat (n° 11), Tarentaise (n° 10), la Versanne (n° 20) et Davézieux (n° 31) une curieuse alternance entre le singulier et le pluriel : si le singulier est en ü, le pluriel est en u. L'alternance entre singulier et pluriel dans les mots en -ONE n'est pas rare (voir Gardette 1941a, p. 137-138). L'alternance u (< o) au singulier / ü au pluriel s'explique facilement : le N final s'amuït rapidement (forme du singulier) tandis que, suivi de s, le u peut se palataliser en ü (forme du pluriel). Mais l'alternance inverse (singulier ü / pluriel u) relevée à Saint-Marcel, Thélis, le Bessat, Tarentaise, la Versanne et Davézieux (uniquement pour le mot "poisson(s)" dans ce dernier village) paraît difficilement explicable. Elle ne s'observe d'ailleurs pas dans tous les mots en -ONE : darbu et savu, par exemple, ont une forme unique au singulier et au pluriel. Ces mots ont peut-être perdu l'opposition singulier / pluriel.

Un "nivellement analogique" menace peut-être cette alternance : aucun témoin n'était conscient de l'opposition et, à la Versanne (n° 20), où elle est encore très fréquente chez les locuteurs traditionnels, les réponses "fautives" des témoins peu compétents n'étaient pas corrigées221. J'ai donc longtemps cru qu'il ne s'agissait que d'une simple variante.

Parmi tous les mots-témoins disponibles, aucun cas d'alternance singulier / pluriel ne ressort des données de Savas (n° 27) et Peaugres (n° 28). Mais comme -ONE peut être représenté par u ou ü dans ces deux villages, il est possible qu'ils aient perdu récemment la distinction singulier / pluriel, généralisant, pour chaque mot, une forme ou une autre.

Le reste de la partie occitane de la région du Pilat présente également une alternance entre singulier et pluriel dans les mots en -ONE, mais elle est basée sur la longueur de la voyelle finale u. Au singulier, cette voyelle est brève mais elle est longue au pluriel :

Ardoix (n° 37) ka o yu ka o yu:
"porc" "porcs"

Cette alternance n'était pas systématique à l'époque des enquêtes de l'ALLy (1944-1948) et elle est encore plus rare de nos jours : même les patoisants les plus compétents, dans les régions où la vitalité du patois est encore assez importante, ne possèdent pas tous cette alternance et ceux chez qui elle subsiste ne l'appliquent pas dans tous les cas.

- nasalisation adventice

On notera que la nasalisation adventice de la première voyelle du mot "mouton", qui résulte peut-être du m qui la précède, occupe une aire un peu plus étendue que la nasalisation de O suivi de N : le Bessat (n° 11), Thélis (n° 14), la Versanne (n° 20) et Andance (n° 35) présentent dans le mot "mouton" une première voyelle nasale tandis que la seconde est orale.

Par contre, la nasalisation adventice dans le mot "mouche" (< MUSCA) connaît à peu près la même expansion que celle de O suivi de N, si l'on considère, comme c'est probable, que les formes muš de Champagne (n° 32) et Serrières (n° 22) sont des formes françaises (ou peut-être dauphinoises : la carte 252 "mouche" de l'ATF montre que le U n'est jamais nasalisé dans le nord du Dauphiné222). Toutefois, la consultation des cartes 115 "(les) chasse-mouches", 301 "(elles) prennent la mouche", 364 "abeille", 528 "mouche 'cantharine'", 800 "de gros flocon (de neige)" révèlent que les formes mu ts- s'étendaient, il y a cinquante ans, nettement au sud de la région du Pilat : l'ensemble des parlers occitans du domaine semble donc avoir perdu ce trait sous l'influence du français.

- Riotord : des données ambiguës

Pour être tout à fait complet, il faut signaler le cas de Riotord (n° 33). Ce village présente à la fois des finales orales et des finales nasales : u pour les mots "poison", "maison", "limaçon", "pis" (putsu)..., õ pour les mots "mouton", "porc", "taupe", "chevron"... Les mots-témoins habituellement conformes à la phonétique locale se trouvent dans les deux séries, les mots ayant un équivalent français aussi. Ces données proviennent de l'ALF et elles datent du début du XXe siècle. La limite peut-elle s'être déplacée de plusieurs dizaines de kilomètres en moins d'un siècle ? Cela semble étonnant et la chanson de Richigny, écrite à la fin du XIXe siècle dans le patois d'un village plus septentrional note ou la voyelle finale issue de -ONE (ex. lou garsous). L'explication tient sans doute plutôt au choix du témoin de Riotord par l'enquêteur de l'ALF : il a interrogé un homme âgé de 35/40 ans qui exerçait la fonction de secrétaire de mairie, ce qui indique qu'il appartenait à la catégorie très minoritaire à l'époque des personnes déjà relativement francisées. Cet homme, qui n'était peut-être pas un excellent patoisant223, a pu fournir à E. Edmont des formes francisées : le timbre de la nasale devrait d'ailleurs, dans cette région, être u plutôt que õ (voir Nauton 1974, p. 65).

Si cette hypothèse est vraie, la limite entre nasalisation de O et amuïssement de N correspond à peu près à la limite de palatalisation de A accentué précédé de palatale. La seule exception est le village de Saint-Julien : occitan par le traitement de A précédé de palatale, il connaît le traitement francoprovençal de O suivi de N final (comparer la carte 21 avec le transparent). Bien que le timbre de la voyelle nasale soit identique en francoprovençal et en français, on n'observe pas d'importants débordements de formes en õ en domaine occitan (il est vrai que la voyelle õ est peu fréquente dans les parlers occitans de la région du Pilat), ce qui, rétrospectivement, ne confirme pas l'hypothèse d'un expansion récente de la nasalisation de A + N en domaine occitan (cf. chapitre ci-dessus 1.2.1.1.1.).

Les villages qui connaissent (et peut-être ceux qui ont connu) l'alternance entre les formes du singulier et celles du pluriel sont tous situés à la lisière des deux aires linguistiques, occitan et francoprovençal. Cette évolution particulière, et qui, de plus, ne repose pas sur une base étymologique, est un autre exemple d'évolutions propres aux parlers des régions frontalières.

Notes
220.

Cf. FEW 22, 2, 1.

221.

Dans l'ouest de la région du Pilat, l'opposition singulier -o/ pluriel -é des mots issus des formes latines en -AS est beaucoup plus fréquente et la plupart des témoins n'en étaient pourtant pas conscients non plus. Par contre, au cours des enquêtes, ils se corrigeaient en cas d'erreur et ils reprenaient celles commises par d'autres.

222.

L'absence d'un -i ou - e atone final provenant de la palatalisation de A derrière C ne prouve pas que ces formes sont des emprunts au français : on sait que la voyelle finale s'est amuïe récemment dans ces deux villages)

223.

P. Gardette par exemple a montré que le choix des témoins par E. Edmont n'avait pas toujours été très heureux (cf. ALLy 4, p. 54-55).