1.2.6. Insertion d'un r épenthétique entre consonne dentale et les groupes PL ou BL (carte 42)

L'insertion d'un r épenthétique derrière consonne dentale, quand la syllabe qui suit commence par les groupes PL ou BL, est une caractéristique essentiellement francoprovençale, même si les parlers d'aires linguistiques voisines du domaine francoprovençal connaissent également ce traitement (cf. ci-dessous). Ainsi, les mots "table", "double", "étable", "éteule" prennent les formes suivantes : trabl (< TABULA), drubl (< DUPLU), étrabl (< STABULU), étrubl (< STUPULU).

Ce phénomène était autrefois connu du parler stéphanois : E. Veÿ signale la forme tr i bla "truelle", et parmi des textes du XVIIe siècle : tr a bla "table" et trablay "tableau". Dans les oeuvres de J. Vacher, on peut relever les formes étrable "étable" et étrablou, etrablou "petite étable".

En Forez, chacun des trois mots "table", "étable", "éteule" dessine une limite différente (cf. Gardette 1941a, p. 146-148 et carte 30). Le Forez provençal connaît d'ailleurs ces formes en -r, ce qui n'est pas exceptionnel : S. Escoffier, dans La rencontre de la langue d'oïl, de la langue d'oc et du francoprovençal entre Loire et Allier intitule le chapitre qui traite de ce phénomène :"R épenthétique, phonème francoprovençal ?" car dans son domaine "l'aire d'extension de ce phénomène dépasse largement la partie francoprovençale proprement dite" (Escoffier 1958a, p. 167-170 ; voir aussi Michel 1993, p.146-148 pour le Beaujolais ou Taverdet 1980, p. 220-222 pour la Bourgogne).

Il en est de même dans la Haute-Loire car, bien que l'ensemble de ce département soit situé en domaine occitan, le phonème r épenthétique apparaît dans les mots "table" et "étable", au nord-est tout au moins, c'est-à-dire au sud du plateau de Saint-Bonnet-le-Château (ALF 816) et des villages de Jonzieux (n° 19) et Marlhes (n° 23) (cf. Nauton 1974, p. 218-220 et carte 57).

Les parlers du Dauphiné septentrional connaissent également ce r épenthétique, mais A. Devaux note à ce propos "toutes ces formes, sauf étr o blo et ses dérivés, sont archaïques et disparaissent devant le français" (Devaux 1892, p. 335). J.-Cl. Bouvier ne traite pas de ce phénomène dans Les parlers provençaux de la Drôme, mais il ne doit concerner au mieux que l'extrême nord du département. Le Glossaire des patois francoprovençaux de A. Duraffour indique que dans les villages proches d'Albon (n° 36), Saint-Vallier, Laveyron et Beausemblant, le mot "table" ne présentait pas de r épenthétique il y a plus d'un demi-siècle.

Dans la région du Pilat, les quelques formes du mot "truelle" relevées au cours des enquêtes ne comportent pas non plus de r épenthétique et le mot "double" semble avoir une forme française partout. Quant au "char à quatre roues", drobl en Forez, il n'existe pas dans la région du Pilat Toutefois, un des mots désignant la panse est issu de DUPLU (cf. Gardette, ALLy 5, 282*). Ce terme a presque totalement disparu (cf. Etude lexicale) : il n'a pas été relevé lors des enquêtes récentes mais il apparaît dans l'ALLy sous la forme dr u bla à Sainte-Croix (n° 2), d u bla dans les points plus méridionaux (9, 12, 30 et 37, Jonzieux, Roisey, Boulieu et Ardoix).

Voici les données disponibles pour les mots-témoins les plus fréquents :

STABULU TABULA STUPULA STUPULU+ONE
"étable" "table" "éteule" "chaume"
Sainte-Croix 2 étr ó blo tr ó blo étr ò bla o étròblõ
la Valla 3 étrábl tr á bla étr u blo étrublu õ
Pélussin 4 étrobl tróbl - -
Clonas 5 (éküri) t a o bla étr u bla étrublõ
Planfoy 6 étrabl tr a blo étr u blo -
Roisey 7 étróbl tr ó bla étr u bla étrublõ
Saint-Pierre 8 étrabl tabl - -
Saint-Romain 9 étrábl tr á blo étr u blo étrublu:
Tarentaise 10 étrabl tr a bla - étrublu:
le Bessat 11 étrábl tr a bla étrubl -
Véranne 12 étra o bl tr a o bla étr u blo -
Saint-Genest 13 étrabl tr a blo étrubl -
Thélis 14 étrabl trabl - étrublu
Saint-Julien 15 étrabl tr á bla étrubl -
Brossainc 16 étra o bl trábl étrubl -
Vinzieux 17 étrábl trábl étrubl -
Limony 18 étrabl tr á bla retrubl -
Jonzieux 19 étrabl t a oro - étrublu
la Versanne 20 étrabl trabl étr u bla -
Félines 21 étrabl t a bla étrubl -
Serrières 22 étrabl trábl étrubl -
Marlhes 23 étrabl t a olo étrubl -
Saint-Régis 24 étr a blo t o ro / tr a blo étr u blo -
Bourg-Argental 25 étrabl t a blo étr u blo -
Saint-Marcel 26 étrabl t a blo étr u bla -
Savas 27 étrabl t a blo étr u bla -
Peaugres 28 étrabl t a bla étr u blo
Saint-Sauveur 29 étrábl étr a bla o étr u bla o étrublu:
Boulieu 30 étrábl étr a o bla o étr u bla o étrublu:
Davézieux 31 étrabl tábl étr u bla -
Champagne 32 étr a bla t a bla étr u bla -
Riotord 33 étra:bl t a ulo - étrublà
Vanosc 34 étrábl t á bla o étr u bla o étrublu:
Andance 35 étrábl t á blo étr u blo étrublu:
Ardoix 37 (étrublu) t a blo - étrubla

En effet, la carte 42 montre que le sud-ouest de la région du Pilat présente un type nettement occitan : absence de r épenthétique et vocalisation du B qui forme une diphtongue avec a (t a ulo, t a olo à Riotord, Marlhes, Jonzieux, points 33, 23 et 19), parfois monophtonguée en o : t o ro à Saint-Régis (n° 24).

Que t a bla à Ardoix et Vanosc résulte du remplacement d'un ancien *t a ola ou bien d'une forme *tr a bla, c'est toujours l'influence française qui est en cause. Cette francisation s'est exercée dans la vallée du Rhône et sur le plateau d'Annonay (voir carte 42). Dans cette dernière partie de la région du Pilat, la forme tr a bla de Boulieu (n° 30), qui semble être une exception au milieu de formes sans r, met en relief la difficulté à comparer des données recueillies à des époques différentes : Boulieu est un point d'enquête de l'ALLy et les données datent donc de plus d'un siècle. Il est possible qu'aujourd'hui, la forme tr a bla n'existe plus dans le parler de ce village.

Si l'insertion d'un r épenthétique entre consonne dentale et les groupes PL ou BL n'est pas un phénomène francoprovençal proprement dit, il s'est répandu dans le nord-occitan à partir des régions francoprovençales. Les patois du sud de la région du Pilat montrent, avec les formes de "étable", "éteule" et "chaumes", qu'ils ont été influencés par les parlers francoprovençaux tout proches.

D'autre part, il semble que la région du Pilat soit plus conservatrice que le Dauphiné septentrional : d'après A. Devaux, les formes présentant un r épenthétique étaient "archaïques" et déjà en voie de disparition en 1892. Dans la région du Pilat, elles subsistent encore un siècle plus tard (sauf pour le mot "double"). Toutefois, la consultation de la carte 330 de l'ATF "les chaumes ; l'éteule" montre que les formes en -r sont encore très fréquentes dans ces deux mots.

Enfin, les formes du mot désignant la table permettent de mesurer l'avancée du français : encore une fois, la vallée du Rhône et les localités avoisinantes situées le long de la limite entre occitan et francoprovençal se révèlent très sensibles à son influence : en effet, dans Permanence et évolution dans les patois du Lyonnais depuis les enquêtes de l'ALLy, J.-B. Martin constate que la progression de la forme française table est assez limitée, le recul des formes indigènes ne se manifestant que dans la région roannaise (Martin 1995, p. 133).