b. La francisation

Les causes linguistiques n'expliquent pas tous les emprunts au français. Un mot français peut s'être imposé sans que l'équivalent patois ait disparu. Le mot ancien peut alors prendre un sens assez imprécis (cf. "Noël" à Andance (n° 35), "chenet" à Saint-Genest (n° 13), "ânesse" à Peaugres (n° 28)...). Souvent, la synonymie créée par un emprunt au français qui ne répondait à aucun besoin interne (comme par exemple séparer deux types lexicaux en contact, nommer une nouvelle réalité, pallier à une disparition...) entraîne une spécialisation sémantique. Cette tentative pour distinguer les deux mots peut rester inachevée, confuse : cf. "chêne" au Bessat (n° 11), mais également, dans le même village, la rencontre entre le type ancien darbõ et le français taupe : les témoins prétendaient que ces termes désignaient des animaux différents mais sans pouvoir préciser exactement les espèces ou les variétés respectives (l'ALLy signale sous 551 "la taupe" le même type d'hésitation aux points voisins 3 et 9, la Valla et Saint-Romain).

Quand une répartition sémantique parvient à s'imposer, le conflit synonymique est très souvent résolu de la même façon : conformément aux statuts des langues en présence, le mot patois prend un sens restreint, souvent péjoratif. Les notions étudiées ci-dessus, choisies parce qu'elles sont représentées pas différents types lexicaux, en offrent peu d'exemples (voir toutefois "jument" à Peaugres) mais certaines parties du lexique sont particulièrement touchées.

Ainsi, les mots patois désignant des parties du corps ne sont plus employés que pour désigner des parties animales (par exemple "foie", "lèvres", "poumon"...). Très souvent, les témoins interrogés pour savoir si le mot pouvait être employé pour les humains semblaient assez choqués par cette idée qui leur paraissait inconvenante : dans un tel emploi, le mot aurait une valeur péjorative ou comique. De même, le verbe patois signifiant "sevrer", détriya dans toute la région du Pilat et encore connu partout même s'il a parfois fallu le suggérer, ne s'applique, d'après les témoins, qu'aux animaux. On peut également citer le mot taray "vaisselle" relevé par l'ALLy dans le sud-ouest de la région du Pilat (ALLy 621). A l'époque des enquêtes de l'ALLy, ce mot semblait n'avoir aucune connotation particulière, même s'il était déjà menacé en certains points (9 et 12, Saint-Romain et Roisey) par le mot français patoisé vés è lo. Aujourd'hui, taray est presque oublié et il ne désigne plus, pour ceux qui le connaissent encore, que de la vieille vaisselle, de la vaisselle ébréchée ou l'ancienne vaisselle en terre.

La relégation d'un mot patois à un sens secondaire, même s'il n'est pas forcément péjoratif, s'observe particulièrement dans le nom des plantes (cf. "chêne" à Limony (n° 18) où le mot rur ne désigne plus que les taillis de jeunes chênes, mais aussi le nom du buis, rãpo, qui ne survit souvent que dans l'expression la dyom ã dzo do rãpo "le dimanche des Rameaux", mais qui désigne encore parfois le buis, ou, plus fréquemment, uniquement les branches de buis). Le même phénomène s'applique au plantes cultivées : la survie, dans une partie des villages occitans du haut plateau, de la forme pu "pomme" dans l'expression pu tsan ü "pomme acide" aujourd'hui figée (sous le sens "pomme sauvage") en est peut-être un exemple : le mot français pomme a pu être adopté par le biais des relations commerciales (les pommiers n'étant pas cultivés à cette altitude) en remplacement d'un ancien pu . L'exemple de la fraise est plus certain car les deux types lexicaux coexistent encore dans de nombreux villages : la fraise cultivée est la fr è zo et le terme ancien mayu s est le nom de la fraise des bois. Cette évolution a également été relevée par J.-B. Martin lorsque des enquêtes ont été refaites quarante ans plus tard dans certains points de l'ALLy (cf. Martin 1986, p. 98-99). Le patois étant aujourd'hui en déclin, certaines distinctions pourraient n'être qu'une tentative d'un témoin pour "justifier" un doublet plutôt qu'un fait établi partagé par l'ensemble des patoisants d'un village (cf. "épluchures", mais également "chose, affaire" à Limony (n° 18), dans une région où le terme héréditaire issu de *VICATA tend à être supplanté pas š o za (< CAUSA) ; d'après l'unique témoin, veya désignerait seulement "une chose, un objet quelconque charrié par le Rhône en crue"). La restriction de sens peut être une étape avant la disparition d'un mot.

Un mot français peut également avoir totalement supplanté un terme ancien, au point que les patoisants ne soupçonnent pas qu'un autre mot ait pu exister : la ressemblance entre le mot patois et son équivalent français ne leur paraît pas suspecte (cf. "Noël", "baptiser", "coq", "chêne"...). Les notions étudiées ci-dessus en montrent plusieurs exemples, principalement dans la vallée du Rhône et le plateau intermédiaire. Dans d'autres cas, les patoisants ignorent comment on nommait telle ou telle notion, et ils ne se résolvent pas à proposer un mot qui pourrait être du français patoisé (cf. les refus de réponse, par exemple "bouleau", "panse", "ânesse", "bélier"...).

La disparition d'un terme patois et son remplacement éventuel par un équivalent français peuvent en général s'expliquer par les profondes évolutions socio-économiques et culturelles qui ont marquées le XXe siècle. Les mots désignant des objets ou des pratiques disparus sont très souvent oubliés : vocabulaire lié à la fabrication du pain, à l'ancienne lessive à la cendre (le mot "lessif" a été obtenu dans moins d'un village sur deux). Les noms des objets domestiques sont encore bien connus des femmes, comme les noms des anciens outils agricoles le sont des hommes. Mais les termes techniques désignant les sous-parties de ces objets (charrue, fléau...) ou les outils qui servaient à leur fabrication disparaissent souvent avec les artisans qui étaient les seuls à les connaître encore (sabotiers, charrons...). Liée à l'évolution du mode de vie, la connaissance du milieu naturel (faune, flore, relief...) semble avoir diminué, entraînant la disparition des termes anciens. Le vocabulaire religieux s'est montré particulièrement sensible au français, ce qui s'explique par l'emploi ancien du français dans ce domaine (cf. "baptiser", "bénir, "Noël", mais également "pèlerinage"...).

L'influence du français sur le genre ou le nombre d'un mot reste très limitée. Elle n'apparaît, chez les patoisants âgés, que quand le mot lui-même est vieilli ou en passe d'être oublié (cf. "sel" ou "Noël"). La fréquence d'utilisation d'un mot a sans doute joué un rôle dans son maintien ou sa disparition : la francisation est souvent plus importante dans la partie de la région du Pilat où la notion est la plus rare (cf. "chêne", "courge", "pomme", "bouleau"...).

Nombre de disparitions lexicales ne sont pas cartographiables car elles dépendent étroitement de l'histoire particulière de chaque témoin, ses centres d'intérêt, ses activités passées ou celles de ses proches... Toutefois, comme certaines cartes lexicales l'ont montrée, la francisation est nettement plus importante dans la vallée du Rhône et, à un moindre degré, dans la région du plateau intermédiaire. Mais les locuteurs traditionnels et les locuteurs tardifs âgés possèdent encore un vocabulaire très riche et relativement peu marqué par les emprunts récents au français.