Conclusion

Par sa situation aux confins de deux grandes aires linguistiques, par sa géographie contrastée qui a engendré de fortes disparités dans la vitalité du patois dans les différentes sous-parties qui la composent, la région du Pilat s'est révélée très intéressante pour étudier la rencontre ancienne de deux langues comme l'irruption plus récente du français, tant sous l'angle sociolinguistique, avec la francisation de la population au cours du XXe siècle et le déclin concomitant du patois, que sous l'angle linguistique, avec la francisation des parlers locaux. Plusieurs points de ces deux facettes de la francisation peuvent être mis en relation.

L'étude sociolinguistique a montré que la proportion de locuteurs compétents en patois est aujourd'hui très faible dans la région du Pilat et que cette population bilingue est en moyenne très âgée. La description du renversement linguistique qui vit la population de cette région passer du monolinguisme en patois à un monolinguisme en français presque généralisé est rendue difficile par l'ancienneté de ce phénomène, dont certaines étapes ne sont plus accessibles aujourd'hui. La reconstitution du renversement linguistique à partir des souvenirs des témoins permet toutefois d'établir un lien entre le rythme de ce processus, ses différentes modalités selon les trois sous-parties du domaine étudié et l'ampleur des sentiments d'insécurité - insécurité linguistique, scolaire ou sociale - qui l'ont accompagné : dans la région où le renversement a été bref et brutal, pouvant de ce fait être qualifié de basculement, ces sentiments d'insécurité ont été très puissants, entraînant une véritable censure du patois auprès des enfants. A l'opposé, lorsque le renversement s'est déroulé sur une longue période, situation que l'on pourrait nommer remplacement de langue, les traces de conflit entre les deux langues semblent plus ténues.

Le taux d'usage actuel du patois révèle qu'une partie seulement des locuteurs compétents utilise la langue régionale : certains n'ont plus d'occasion de la parler, d'autres refusent de le faire ou ne s'en sentent pas capables. L'emploi du patois est souvent cantonné à quelques fonctions annexes, dont aucune ne lui est réservé. Il n'est parlé qu'entre personnes proches, le plus souvent en privé et entre deux personnes seulement. Cette restriction de l'espace dévolu au patois est telle que même des habitants de la région où il est encore le plus parlé imaginent qu'il a totalement disparu.

Les personnes bilingues peuvent être classées en différentes catégories, selon leur date de naissance par rapport à l'époque du déroulement du renversement linguistique, le niveau de leurs acquisitions, leur exposition au patois pendant leur vie, leurs compétences et leur usage actuel de cette langue. A ces cinq variables peuvent être ajoutées trois autres dimensions : le niveau d'insécurité sociale ou scolaire, qui joue sur l'image du patois, et l'auto-évaluation des compétences. Le tableau qui suit permet d'avoir une vue synthétique des différents types de dialectophones de la région du Pilat :

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Le chapitre consacré à la conscience linguistique et celui qui traite de l'évaluation par les différents types de locuteurs de leurs propres compétences ou de celles d'autrui mettent en exergue certaines caractéristiques apparemment contradictoires et qui sont peut-être fréquentes dans les situations de déclin de langue ; ainsi, pour citer quelques exemples :

L'enseignement essentiel de l'analyse de différents traits phonétiques, morphologiques ou lexicaux concerne la limite entre le francoprovençal et l'occitan. L'isoglosse de A précédé de consonne palatale, critère retenu pour circonscrire le domaine francoprovençal au sud, n'est pas une limite isolée : plusieurs autres isoglosses coïncident avec la limite classique entre le francoprovençal et l'occitan, ou en suivent le tracé à quelques villages près. Parmi les limites établies grâce à des caractéristiques phonétiques, on peut citer par exemple :

Certaines caractéristiques morphologiques confirment l'importance de cette limite, comme les formes de l'adjectif possessif des première et seconde personnes du pluriel (carte 51), celles du pronom démonstratif neutre (carte 52), la forme de la désinence de l'imparfait de l'indicatif de la première personne du singulier des verbes ne provenant pas de la première conjugaison latine (carte 53) ou celle du radical des verbes au passé simple (carte 54).

Plusieurs isoglosses lexicales longent également l'isoglosse de A (cf. par exemple "aiguiser", carte 58 ; "queux" carte 59 ; "scie-passe-partout" carte 62...).

Sur la carte ci-dessous ont été reportées, outre l'isoglosse de A (limite n° 6), deux autres isoglosses phonétiques (limite n° 4 : diphtongaison de E bref, limite n° 7 : groupe -TR- intervocalique), deux isoglosses lexicales (limite 1 : "aiguiser", limite 3 "queux") et deux isoglosses morphologiques (limite n° 5 : désinence de l'imparfait de l'indicatif.., limite n° 2 : passé simple en -g-). Ces sept limites, auxquelles il aurait été possible d'en rajouter d'autres, forment un faisceau serré le long de la limite entre le francoprovençal et l'occitan.

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Toutefois, la rencontre entre les traits occitans et les traits francoprovençaux ne dessine pas toujours des limites très nettes. Plusieurs traits phonétiques, comme les traitements des consonnes nasales devenues finales à l'époque romane (carte 23) ou ceux de l intervocalique ou final (carte 37), forment une zone de transition à l'intérieur de laquelle traitements occitans et traitements francoprovençaux coexistent. De même, en morphologie, le passage du système occitan au système francoprovençal du pronom personnel sujet est graduel (carte 49).

Mais de nombreuses limites phonétiques, morphologiques ou lexicales ne se situent pas au voisinage immédiat de l'isoglosse de A. Il n'y a pas de rupture brutale entre les parlers septentrionaux et les parlers méridionaux : les variations se répartissent pour former un continuum. La région du Pilat appartient à une vaste aire intermédiaire dans laquelle le passage d'un système linguistique à un autre s'effectue progressivement.

A l'intérieur de la région du Pilat, plusieurs aires peuvent être distinguées. Les parlers de la partie occitane de la Loire connaissent quelques traits linguistiques qui les distinguent du reste des parlers du domaine et les apparentent aux parlers de l'Ouest (Velay, plateau de Saint-Bonnet). A l'Est, l'influence des parlers du Dauphiné s'exerce parfois sur ceux de la vallée du Rhône, pouvant même atteindre la région du plateau intermédiaire. Le nord du domaine est nettement orienté vers la région lyonnaise. Celle-ci a également diffusé certaines de ses évolutions par l'intermédiaire de la vallée du Rhône. Enfin, les parlers francoprovençaux de la région comprise entre Pélussin (n° 4), Saint-Pierre (n° 8) et Serrières (n° 22) possèdent des traits phonétiques morphologiques ou lexicaux particuliers. 011L'orientation nord-ouest / sud-est du paysage linguistique de la région du Pilat ne correspond pas à une frontière naturelle ou historique. Mais l'isoglosse de A précédé de palatale qui forme la limite entre l'occitan et le francoprovençal, même si elle est longée par d'autres isoglosses, n'est pas ressentie par les patoisants âgés comme une limite très saillante. Pour eux, le degré de ressemblance entre parlers voisins dépend bien plus du degré de familiarité qu'ils pouvaient avoir avec ces différents parlers. A ce titre, contrairement à la limite entre le francoprovençal et l'occitan, les limites entre aires secondaires délimitent des zones qui, elles, correspondent à des ensembles relativement homogènes : le haut plateau du Pilat, la partie occitane du plateau intermédiaire, orientée vers Annonay, tandis que la partie francoprovençale de cette région était plutôt tournée vers Pélussin ou la vallée du Rhône.

La généralisation du français a marqué les parlers locaux. Le recours au français est déjà ancien : il a permis de résoudre des situations de contact entre types lexicaux ou entre traits phonétiques divergents. Mais les emprunts au français ne se sont pas limités à ces situations particulières. Il est possible d'établir un lien entre le taux de francisation et le renversement linguistique. Dans la vallée du Rhône, le contact entre le français et le patois est ancien et le remplacement linguistique a duré longtemps. Ce contact prolongé explique que les parlers de cette région soient les plus francisés. Dans la région du plateau intermédiaire, le renversement linguistique a été plus court, mais les deux langues ont tout de même cohabité suffisamment longtemps pour que le patois subisse l'influence du français. Enfin, dans la région du haut plateau, l'abandon du patois a été brutal : le basculement linguistique qu'a connu cette région a été bref, et l'influence du français sur les parlers de cette région est restée limitée.

L'influence du français sur le lexique patois s'explique en grande partie par les évolutions socio-économiques qui ont bouleversé le mode de vie traditionnel. Mais certaines évolutions sémantiques liées à des emprunts au français témoignent de la différence de statut entre le parler local et la langue nationale. Pour désigner quelques notions relevant de champs sémantiques particuliers (partie du corps, vie religieuse...), le patois a été senti comme grossier, vulgaire ("impoli" disaient souvent les témoins) et le français a été adopté pour le remplacer. Dans certains cas, l'ancien terme subsiste parfois encore, mais avec un sens restreint et dévalué ou péjoratif.

Auprès du patois des témoins âgés, l'empreinte du français reste toutefois limitée, malgré la longue coexistence entre les deux langues (la moyenne d'âge des témoins de l'enquête linguistique est de plus de 75 ans). Le lexique est le plus touché, mais les emprunts sont adaptés à la phonétique du patois. La francisation est peu importante en phonétique et en morphologie et elle reste en général cantonnée à quelques aspects épars, ne modifiant presque jamais l'ensemble d'une série phonétique ou d'un système morphologique. Les deux langues en présence sont donc restées relativement "imperméables" l'une à l'autre, puisque, dans l'autre sens, les régionalismes du français, dont une certaine part provient du substrat dialectal, sont essentiellement constitués de traits lexicaux.

La langue des locuteurs compétents n'a pas subi d'influence francisante par le biais d'éventuels échanges fréquents avec des locuteurs peu compétents qui auraient compensé leurs lacunes en empruntant massivement au français. En effet, dans la région du Pilat, les locuteurs "partiellement" compétents ont peu parlé patois. Les semi-locuteurs l'ont rarement employé, et, quand ils l'ont fait, c'était surtout entre eux. Par définition, les anciens locuteurs ne le parlent plus. Quant aux jeunes locuteurs tardifs, ils sont peu nombreux et ils n'entretiennent des conversations en patois qu'avec quelques personnes. En outre, cet emploi du patois s'inscrit dans le cadre d'échanges marqués par une relation didactique.

La comparaison entre les données anciennes et les relevés récents ne montre pas d'évolution profonde des rapports entre occitan et francoprovençal. Si la cartographie peut parfois laisser suggérer une progression ou un recul de quelques villages, l'influence des parlers voisins ne l'explique pas. Ces changements proviennent plutôt d'évolutions internes qui touchent d'ailleurs le plus souvent des séries peu nombreuses. Le paysage linguistique ancien semble figé.

Cette absence d'évolution s'explique probablement par la baisse du taux d'utilisation du patois. Après l'abandon de la transmission du patois aux enfants, la fréquence d'emploi du patois diminua : un pourcentage de plus en plus élevé de la population, les jeunes générations, ne le parlait pas. De plus, chez les patoisants compétents, son usage devint de moins en moins fréquent. Les nouvelles interactions se faisaient plus rares et les anciennes tendaient à être remplacées par des échanges en français. Depuis les enquêtes de l'ALLy, qui se sont déroulées après le renversement linguistique dans la région du Pilat, le patois est de moins en moins utilisé entre locuteurs de villages voisins : les possibilités d'emprunts aux parlers voisins sont donc devenues rares.

L'étude des parlers de la région du Pilat et de l'évolution de leur vitalité apporte quelques enseignements sur les situations de contact et de déclin de langues.

L'exemple de la région du Pilat illustre la difficulté à évaluer le degré de déclin d'une langue. Comptabiliser uniquement les personnes parlant effectivement la langue menacée peut entraîner une sous-estimation du nombre de locuteurs compétents. Le manque d'interlocuteurs peut conduire à une désaffection de son usage : cette situation est sans doute fréquente quand une langue est menacée, mais l'ignorance de qui peut, ou veut bien, la parler est également un facteur de son déclin. Le désir de pratiquer une langue peut également être entravé par le poids des jugements négatifs qui lui sont attachés, et auxquels les locuteurs ne sont pas tous aussi sensibles : il ne suffit pas de posséder des compétences linguistiques étendues pour pratiquer réellement une langue.

L'évaluation par les locuteurs eux-mêmes du nombre de membres de la communauté linguistique n'est pas non plus obligatoirement un bon indicateur de la vitalité de la langue en danger. Quand la communauté linguistique a subi une très forte érosion, comme c'est le cas dans la région du Pilat, il n'existe plus d'unanimité sur sa composition. La langue semble entrer dans une dynamique de déclin : il n'y a plus de nouvelles interactions et les anciennes se font de plus en plus rares, ce qui entraîne une diminution de l'usage de la langue menacée et amoindrit les chances de transmission tardive de cette langue.

La situation linguistique particulière de la région du Pilat, la taille du domaine étudié et le nombre de points d'enquêtes ont également permis de mettre en évidence certaines caractéristiques propres aux locuteurs bilingues qui ne possèdent qu'une maîtrise partielle du patois. En effet, cette population, qui a peu été étudiée, ne forme pas un ensemble homogène. Dans la région du Pilat, la majorité de ces locuteurs ont en commun de ne presque jamais employer le patois. Mais plusieurs autres paramètres les distinguent les uns des autres : mode et niveau d'acquisition de la langue en danger, degré d'exposition à cette langue... Ces différences expliquent le niveau de compétences qu'ils peuvent posséder, mais aussi le type de compétences qu'ils maîtrisent. La composition de cette population, l'effectif et la proportion des différentes catégories qui la constituent, fournissent des indications sur le renversement linguistique et sur le degré de déclin de la communauté linguistique.

Le Pilat s'est révélé une aire particulièrement intéressante pour l'étude des interférences linguistiques liées aux contacts de langues, puisque cette région est le cadre de la rencontre ancienne de deux langues, l'occitan et le francoprovençal, aujourd'hui en passe d'être supplantées par le français. L'étude de la progression, au cours du XXe siècle, de cette troisième langue au sein de la population, et de sa contrepartie, l'abandon des langues régionales, éclaire certains phénomènes propres aux situations de déclin de langues. Elle permet d'améliorer la connaissance de ces situations linguistiques particulières, trop rarement étudiées à partir d'enquêtes effectuées en France.