PREMIERE PARTIE
CADRE DE LA PROBLEMATIQUE

CHAPITRE I. Construction de l'objet de recherche

SECTION I. L'exclusion : un champ de tensions

En quelques années, nous sommes passés d’un débat sur la pauvreté résiduelle à une problématique sur l’exclusion. Présente à la "Une" des quotidiens, cheval de bataille des élections présidentielles de 1995, objet de sondages divers, l’exclusion se conjugue et se décline à l’infini. Elle a même ses mensuels de presse présentant leur vision du monde: La Rue, Macadam, Le Réverbère, Sans-abri…

Ouvrages scientifiques, investigations "journalistico-ethnologiques" 3 , témoignages de responsables et de bénévoles d’associations 4 , masses compactes de rapports et synthèses en tout genre, l’exclusion est au cœur des débats et tous tentent avec difficulté d’en circonscrire le champ.

Peu d’auteurs, d’ailleurs, se hasardent à en donner une définition claire et concise. Selon J. Maisondieu 5 , l’exclusion est avant tout la disqualification inique de l’homme par l’homme. R. Castel 6 la compare à des états de privation et la remplace par la notion de désaffiliation, plus dynamique. Pour G. Lamarque 7 , l’exclusion est synonyme de précarité, d’élimination et de marginalisation. H. Thomas 8 la conçoit comme une catégorie de repérage d’états et de processus de déclassement social vus en terme de désocialisation sans resocialisation. Enfin, selon S. Paugam 9 , l’exclusion est devenue le nouveau paradigme traduisant la crise des fondements de la société industrielle.

On le voit, l’exclusion est un sujet vaste. C’est que celle-ci ne se laisse pas réduire à un trait précis ou définitif, elle renvoie plutôt à des séries d’enchaînements et à une interrogation sur la nature du lien social, sur les défaillances de ce lien et sur les processus de déliaison sociale. Sur fond de chômage ou d’emploi précaire associé à une raréfaction du tissu relationnel, l’exclusion interroge les fondements de la cohésion et les éléments qui la fragilisent.

Cette interrogation sur les liens sociaux, dans nos sociétés postindustrielles qui ont vu le déclin du religieux et l’accroissement de la souveraineté individuelle, n’est pas nouvelle. A. Comte s’interrogeait déjà sur le lien social et voyait dans l’évolution de la science une possibilité d’adhésion commune et de consensus. E. Durkheim étudia l’effritement des solidarités mécaniques entraîné par la division du travail et se pencha sur les formes possibles d’une solidarité organique. La période des "trente glorieuses" connut un accroissement de l’emploi et de l’enrichissement économique, l’Etat-Providence prenant en charge les "oubliés de la croissance" ou les "îlots de pauvreté". Cette période donna lieu à des recherches plus spécifiques mettant l’accent sur ce que l’on appelait alors la pauvreté résiduelle.

Depuis le début des années quatre-vingts, la montée du chômage mais aussi les critiques quant au rôle et à l’action de cet Etat-providence ont remis la question du lien et de la cohésion sur le devant de la scène, traduite en terme de nouvelle "question sociale". Les mots et leurs variations ont une valeur. Si cette interrogation sur la cohésion n’est pas nouvelle, la traduction en terme d’exclusion, elle, a de quoi poser question. Construite sur le socle ancien de la pauvreté, l’exclusion va plus loin, elle semble non seulement recouvrir toutes les situations de déliaison mais aussi aplanir la multitude des formes et origines que celle-ci peut contenir. Si l’on se penche sur les populations étudiées dans les ouvrages axés sur l’exclusion, on trouve les chômeurs de longue durée 10 , les personnes atteintes du S.I.D.A. 11 , les S.D.F. 12 , les enfants en difficultés scolaires 13 , les personnes touchant le R.M.I. 14 , les immigrés 15 , les handicapés 16 , les gitans 17 … L’ensemble paraît bien disparate. Le terme d'exclusion, employé de façon absolue, amalgame plusieurs processus sociaux ou situations personnelles en même temps qu’il en empêche, par euphémisme, la recherche des causes.

La notion relève du constat ou du résultat mais ne détient en elle aucun pouvoir explicatif. Générique, elle fournit une image codée, immédiatement perçue, une sorte d’image "schème" des individus désignés comme tels. On assiste ainsi à une naturalisation de l’exclusion transformant ce phénomène en une notion impossible à transcender.

Il semble dès lors que l’exclusion, comme le souligne J. Freund, soit "saturée de sens, de non-sens et de contresens (…) et qu’on arrive à lui faire dire à peu près n’importe quoi." 18 ou bien encore comme l’écrit S. Paugam que celle-ci "(…) soit si diffuse qu’elle en perd toute signification" 19 . C’est justement quand on tente de l’approcher que l’exclusion, notion enflée par l’adhésion qu’elle suscite, se dégonfle en un torrent d’imprécision. Ambiguë et fugitive, elle fonctionne comme un opérateur linguistique en produisant des énoncés dont la démonstration ne serait même pas à justifier. Pour J. Verdès-Leroux 20 , cette indétermination sémantique fonde, en partie, l’efficacité idéologique de la notion.

A cette difficulté s’ajoute un déplacement du regard. En effet, l’exclusion induit une vision topographique du monde comprenant un dedans et un dehors, un "côte à côte" 21 et non plus un face à face. Les exclus seraient ceux ayant franchi une ligne, peut-être de non retour. Selon M. Wieviorka 22 , l’exclusion donne à voir le vide social qui s’est substitué au rapport conflictuel structurant la société et opposant le monde ouvrier aux maîtres du travail. L’exclusion incarne par là une béance dans le social, mais une béance quasi naturelle ou autonome car on ne parle jamais des "exclueurs" ou de "ceux qui excluent".

L’exclusion se déploie dans une dimension macrosociologique, elle est d’abord sociale et la culpabilité en échoit à la crise, au chômage, à l’économie et à tant d’autres coupables sans visage… Dans ce cadre, l’exclu est présenté comme une victime du "système" et son désir d’intégration ou d’insertion n’est pas, en première lecture, sujet à caution.

A cet inventaire, il convient d'ajouter le brouillage du sens inhérent à la dimension métaphorique de l'exclusion. En effet, à moins d’entendre l’exclusion uniquement dans un registre économique, que serait un individu exclu de toute interaction sociale? L'exclu, loin d'être à "l'extérieur de", est à "l'intérieur de" nos discours. P.L. Assoun a comparé sa position à un exil intérieur, à "une surinclusion car nul n’est plus dépendant du système que celui qui n’en bénéficie pas" 23 . L’exclusion tend vers un mode d’insertion spécifique. L’individu qualifié d’exclu est fixé dans nos paroles proférées sur lui mais il est aussi enveloppé par les pratiques institutionnelles dont il fait l’objet.

Si l’exclusion est une catégorie de pensée scientifique floue et équivoque 24 , elle est néanmoins une catégorie d’action publique. Elle a eu son ministère en 1995 dirigé par E.Raoult 25 . La loi sur le R.M.I., adoptée en 1988, stipule que "ce revenu (…) constitue l’un des éléments d’un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d’exclusion (…) 26 ". Enfin, elle est, elle-même, l’objet d’une loi depuis 1998 27 . Cette notion s’est donc peu à peu imposée dans notre quotidien et dans la nomenclature de nos catégories socio-administratives.

La loi qui officialise les cadres du débat et les désignations usuelles a mis l’accent sur le pluriel et sur les différentes formes prises par l’exclusion: l’emploi, le logement, la santé, la culture, la scolarité, la citoyenneté… Les outils à mettre en place dans cette lutte ne pouvaient être que multiples en relevant la diversité des situations d’exclusion ou des éléments générant cette dernière. Ces différentes formes d’exclusion révèlent un éventail de personnes bénéficiant de traitements administratifs variés.

A cet égard, on constate que derrière la notion d’exclusion ou d’exclu se décline, dans nos discours, toute une série de désignations fort diverses brouillant encore un peu plus les pistes: chômeurs longue durée, R.M.istes, précaires, S.D.F… On sait depuis F. de Saussure 28 , qui avait souligné l’importance des constellations et des rapports associatifs, qu’un mot isolé n’a que peu de sens. Le vocabulaire est organisé en champs dans lesquels apparaissent des unités significatives, des noyaux dotés de sens ou de grains sémantiques appelés sémantèmes et liés les uns aux autres. Utiliser un mot plutôt qu’un autre présuppose toute une stratégie mettant en scène un champ notionnel, une représentation ambiante de l’objet donnant une résonance particulière à ce dernier car en nommant ce qui est représenté, le discours énonce déjà le contenu de la représentation. Si le terme chômeur renvoie à un statut qualifiant le manque d’emploi, celui de S.D.F. souligne d’abord l’absence de domicile (même si la personne est au chômage) et ce sont ces initiales, ces bribes de langage, qui définissent, sur le mode négatif, l’identité en creux de l’individu ainsi désigné.

Si nous envisageons l'exclusion comme un champ de tensions, c'est qu'à côté d'une pensée instituant l'exclusion comme un fléau à combattre et l'exclu comme une victime à réintégrer dans le corps des citoyens, existe une vision toute différente de la pauvreté révélée par les arrêtés anti-mendicité fortement médiatisés depuis 1995. Ces mesures mettent en lumière la complexité de la notion et les contradictions qui l'alimentent.

Décrits par certains maires comme un appel à l’Etat devant l’absence de réponses administratives à l’échelle des communes 29 , ces arrêtés réactualisent ou pérennisent, par l’emploi même du terme mendicité, des formes anciennes du traitement de la pauvreté en réinscrivant cette dernière dans le champ de la déviance et en sanctionnant certaines pratiques liées à cet état de dénuement. Ces arrêtés ont ramené la mendicité mais aussi le vagabondage, délits abrogés du Code Pénal en 1994 30 , à une problématique d’ordre public. Mais le débat dépasse le domaine de la norme et du juridique, il est le signe même du dilemme et de l’opacité régnant dans les discours sur l’exclusion, dilemme qui se cristallise sur la question 31 S.D.F. Présentés comme les victimes du froid l’hiver, incarnant "la grande exclusion", mis en scène parfois dans l'image du "cadre supérieur qui a tout perdu", les S.D.F., par la déliaison totale qu'ils symbolisent, générent un débat à caractère normatif.

Ces arrêtés ont soulevé une polémique importante. Ils se sont développés sur fond de conflits et donc de prises de position extrêmes autour de la pauvreté ou de l’exclusion. Loin d’être un simple point de détail, ils ont une place centrale dans le débat sur l’exclusion car ils sont révélateurs des enjeux que la notion sous-tend. La question S.D.F. nous renvoie à ces enjeux et à ce champ de tensions, elle nous appelle sur les franges de l’extrême et de la contradiction.

Selon S. Paugam 32 , les politiques en faveur des plus démunis dépendent des problèmes sociaux tels qu’ils sont perçus à une période donnée. Ces politiques sont en quelque sorte le produit de la réflexion de la société sur elle-même. En souscrivant à la pensée de M. Foucault 33 prônant une compréhension de la société par ses marges, nous restreindrons le cadre de notre recherche aux personnes sans domicile fixe et ceci pour trois raisons. Tout d'abord, parce que la question S.D.F. supporte le sens mais aussi le poids des contresens contenus dans les discours sur l’exclusion, lui insufflant, par là, sa dynamique. D'autre part, cette question réinscrit l'exclusion dans sa filiation historique en recoupant l’espace de réflexion forgé autour de la pauvreté et des discours normatifs qui l’accompagnent. Enfin, loin des discours de façade compatissants et généralistes sur l'exclusion, la question S.D.F. nous renseigne sur la manière dont notre société pense ses extrêmes, ses limites et son altérité, elle constitue ainsi un indice précieux pour la compréhension de nos valeurs fondatrices.

Notes
3.

H. Prolongeau, Sans domicile fixe, Hachette éd., 1993.

4.

P. Giros, B. Sarrasin, Les survivants du centre ville, Fayard éd., 1998.

5.

J. Maisondieu, La fabrique des exclus, Bayard éd., 1997, p. 13.

6.

R. Castel, "De l’indigence à l’exclusion: la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle", in J. Donzelot, Face à l’exclusion, le modèle français, Esprit éd., 1991, pp. 137-168.

7.

G. Lamarque, L’exclusion, P.U.F. éd., 1995, p. 3.

8.

H. Thomas, La production des exclus, P.U.F. éd., 1997, p. 3.

9.

S.Paugam, L'exclusion: l'état des savoirs, La découverte éd., 1996, p. 7.

10.

P. Valentin, Le chômage d’exclusion, Chronique Sociale éd., 1993.

11.

I. Théry, S. Tasserit, "Sida et exclusion", in S. Paugam, op. cit., pp. 363-373.

12.

J. Damon, Des hommes en trop. Essai sur le vagabondage et la mendicité, Aube éd., 1996.

13.

L’école contre l’exclusion, Entretiens Nathan, Acte VIII, 1998.

14.

I. Astier, "Chronique d’une commission locale d’insertion ", in J. Donzelot, op. cit., pp. 59-82.

15.

S. Mappa, Les deux sources de l’exclusion. Economisme et replis identitaires, Karthala éd., 1993.

16.

A. Blanc, Les handicapés au travail. Analyse sociologique d’un dispositif d’insertion profes- sionnelle, Dunod éd., 1995.

17.

A.M. Mamontoff, "Représentations sociales du travail et choix professionnels: le cas des gitans sédentaires", in M.L. Rouquette, L'exclusion: fabriques et moteurs, P.U.P. éd., 1997, pp. 83-100.

18.

J. Freund (préfacier), in M. Xiberras, Les théories de l’exclusion, A. Colin éd., 1998, p. 11.

19.

S. Paugam, op. cit., p. 7.

20.

J. Verdès-Leroux, "Les exclus", Actes de la recherche en sciences sociales, n°19, 1978, pp. 61-65.

21.

J. Donzelot, J. Roman , "Le déplacement de la question sociale", in J. Donzelot, op. cit., p. 9.

22.

M. Wieviorka, "Racisme et exclusion", in S. Paugam, op. cit., pp. 344 -353.

23.

P.L. Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique du trauma, Anthropos éd., 1999, p. 37.

24.

S. Paugam, op. cit., p. 17.

25.

Ministère de l’Intégration et de lutte contre l’exclusion. Ce ministère a été créé sous le premier gouvernement d’A. Juppé. Il a été réaménagé lors du deuxième gouvernement sous l’appellation "Aménagement du territoire, Ville et Intégration".

26.

Loi n°88-1088 du 1er décembre 1988 relative au Revenu Minimum d’Insertion. Titre 1er, Article 1er, J.O du 3 décembre 1988.

27.

Loi n°98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.

28.

F. de Saussure, Cours de linguistique générale, (1916), Payot éd., 1985.

29.

Les arrêtés anti-mendicité sont apparus avant la loi relative à la lutte contre les exclusions, néanmoins certains sont encore reconduits chaque année.

30.

Association de malfaiteurs, vagabondage et mendicité (Section V. C.P.): Vagabondage, art. 269 à 273, Mendicité art. 274 à 276. Dispositions communes vagabonds et mendiants art. 277 à 282.

31.

Nous employons l'expression de "question S.D.F." en référence à la "question sociale", notion apparue au XIX ième siècle, traduisant l'ensemble des problèmes que connaît une société en mutation et notamment l'appauvrissement de certaines couches sociales de la population.

32.

S. Paugam, La société française et ses pauvres. L'expérience du revenu minimum d'insertion, P.U.F. éd., 1993.

33.

M. Foucault, op. cit.